De l'acte politique à l'acte psychanalytique
28 août 2025

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Hélène BEROUL
Textes

L’acte est lié à la détermination du commencement. Commencement puisque le franchissement déplace le sujet qui se retrouve ailleurs. Le franchissement signe un avant et un après, un bord et un autre bord. Mais qu’est-ce qui détermine l’acte ? Et faut-il entendre détermination comme localisation ou comme résolution d’une décision, un acte décidé ? Peut-être les deux : un lieu d’où se décide l’acte.

 

Le politique et le psychanalyste parle-t-il du même lieu ? Il me semble que toute la différence entre l’acte politique et l’acte psychanalytique se situerait en ce lieu d’où se déciderait l’acte.

 

L’acte du psychanalyste se décide du trajet de sa cure, de ce que rencontre l’analysant au cours de ce trajet.

Ce qu’il rencontre c’est ce que soutient la psychanalyse, qu’il n’y a pas de positivation du savoir, en ce sens « La psychanalyse s’inscrit en faux contre toute exhaustion de la connaissance »[1]. Car il reste un irréductible à ce savoir, ce savoir est impuissant à tout représenter, il est « sur la sellette »[2]. Ce qui intéresse de ce fait le psychanalyste est dans ce qui échappe, ce qui rate, les petites différences. Il n’y a donc aucune prétention dans ce discours à ce que le savoir comme la vérité puisse être complet. D’ailleurs Lacan souligne à plusieurs reprises la méfiance qu’il y a à survaloriser la vérité : « c’est tentant, sucer le lait de la vérité, mais c’est toxique »[3]. Le savoir est d’office amputé, il s’agit dans le discours que l’analysant adresse à l’analyste, de mettre à jour cette chaine signifiante, qui n’a de rapport avec le savoir que d’avoir été rejeté. Ce savoir est donc un savoir sur la fonction de la vérité, plutôt que la vérité en elle-même : « Pour minorer la vérité comme elle le mérite, il faut être entré dans le discours analytique. Ce que le discours analytique déloge met la vérité à sa place, mais ne l’ébranle pas. Elle est réduite, mais indispensable. »[4] Il s’agit de considérer la vérité à sa juste place. L’analyste ne peut se faire « le prophète d’aucune vérité établie »[5]. Cette vérité d’ailleurs, le psychanalyste ne la prend pas en charge, mais il produit par son acte les conditions nécessaires à son inscription en un lieu, lieu du signifiant. Le psychanalyste n’est que le pivot et l’instrument de ce dispositif, de cette expérience, soutenant un savoir qui ne peut pas se qualifier et se glorifier d’être total et complet. Car le savoir ne peut forcer les lois du langage, tout juste ce discours permet de ne plus en être dupe d’être un être dupé, un « semblant d’être »[6], d’être une croyance.

 

La psychanalyse est un remaniement du rapport entre vérité, savoir, du fait de la prise en compte du lieu de l’Autre comme lieu de reconnaissance et de la position seconde du sujet, sa détermination. Le sujet endosse un je dis, mais n’est que le jouet du savoir. C’est ce que Lacan formalisera notamment avec l’élaboration des 4 discours dans le séminaire L’envers de la psychanalyse.

 

L’acte psychanalytique met au centre la question du manque, notamment le manque à faire unification sexuelle. Le discours de l’analyste « institue comme expérience analytique (…) l’hystérisation du discours »[7] car l’analyse repose sur le malentendu langagier, malentendu qu’il ne saurait y avoir de rapport sexuel.

 

Cette opération est déficiente à dire le sexuel. En effet, le partenaire sexuel se présente comme objet a, objet donc expulsé. Or comme le souligne Lacan, ce qui fait le « petit malheur », ce qui explique « que ça va si mal » c’est bien cet effet de castration, d’un idéal de conjonction des jouissances qui pourtant n’est qu’imaginaire. Il y a toujours « quelque chose qui cloche du côté sexe »[8]. « L’homme et la femme n’ont ensemble rien à voir »[9]. Cette vérité psychanalytique, vérité qui impose que la psychanalyse n’est pas là pour donner accès à la jouissance, qu’elle « déblaie le terrain devant la porte, mais pour la porte (…) elle est « très peu compétente », n’est pas forcément du goût des politiques actuelles.

 

Le discours psychanalytique, qui repère la fissure comme la brèche d’un dire permettant d’entendre l’énonciation singulière, qui supporte de pouvoir la laisser béante, est à contre-pied de l’espérance portée par la science et soutenu par la politique moderne.

 

Je travaille dans une unité d’accueil de femme victime de mutilations sexuelles, au sein d’une maison des femmes, lieux d’accueil des femmes victimes de violences qui se sont déployés depuis quelques années sur tout le territoire Français. Les femmes peuvent ainsi bénéficier d’un lieu qui pourrait les prendre en charge de manière « holistique », mot très à la mode, pour dire global. Les femmes trouveraient en ces lieux une prise en charge complète, sur tous les domaines où elles auraient nécessité d’être accompagnées, sous l’égide du bien, notamment du discours actuel qui répondrait aux violences faites aux femmes. Bien entendu pouvoir lutter contre ces violences faites aux femmes ne se critique pas. Mais la manière d’épouser cette lutte et surtout la réduction quelque fois faite aux femmes au signifiant « victime » les diffamerait plus que ne permettrait de les dire.

 

Depuis quelques mois, la prise en charge de ces femmes se fait sous forme d’HDJ. Les patientes rencontrent la sage-femme, la psychologue, la sexologue puis le médecin. Elles doivent pouvoir bénéficier d’une prise en charge complète en une matinée. Elles repartent avec un courrier lui aussi complet, inscrivant noir sur blanc le préjudice, le dommage dont la femme est victime, l’accompagnement dont elles ont pu bénéficier et la suite de la prise en charge. Ces femmes, qui maitrisent parfois mal le français, qui viennent souvent parler de leurs excisions pour la première fois de leur existence, des violences subies (mariage forcées, viols), se retrouvent « combler ». On répond à toutes leurs questions, sans qu’elles aient à les formuler d’ailleurs. Bizarrement je constate que je n’ai quasiment plus de demande à la suite de ces matinées. Le mirage du tout comme Réel laisse le sujet sans recours d’un dire, de l’usage d’une parole soutenu par la perte. L’objet a au principe de ce mirage, faisant « surgir la fonction du tout comme tel »[10], objet cause du désir, ne serait plus cet objet perdu, il est retrouvé et offert sur un plateau technique et non pas comme semblant d’objet.

 

Dans la clinique un certain forçage, pour venir suturer la fissure se repère donc notamment dans une certaine dénonciation du manque. Cela se retrouve aussi par exemple dans l’injonction faite, sous couvert de bienveillance et de sollicitude, aux femmes, à devoir connaitre leurs corps, notamment leur anatomie. Pour mieux appréhender leur jouissance qui est un droit et devient presque un devoir. La question qui peut prendre un certain temps au staf médical est de se questionner si le dernier vibromasseur à la mode fonctionne chez les femmes excisées. Car il s’agit de faire jouir. Que la femme soit « épanouie », ne manque pas de jouissance. Il est demandé à ses femmes si elles « se touchent », leur soulignant qu’elles n’ont certainement pas besoin d’un partenaire pour jouir, qu’elles peuvent se suffire à elle-même. Ce discours est empli de sollicitude. Peut-être de solitude au final. Car le sujet pourrait se passer de l’Autre, manquant qui plus est. La femme semble porter une promesse moderne : cet être longtemps bafoué, ignoré, méprisé qui pourrait s’insurger et incarner une espérance nouvelle. Celle du discours capitaliste ?

 

Le psychanalyste se positionne au lieu du trou, du vide, permettant l’advenu d’un désir. Il est ainsi à rebours de ce discours du social actuel et produit un écart avec l’attendu des pseudo-discours modernes. Afin de redonner une certaine mobilité et permettre aux sujets de se saisir d’une autre possibilité, un déplacement « parce que la fonction de l’objet a, c’est le déplacement. »[11]  Pourrait-on dire alors, dans ce contexte, que l’acte psychanalytique est un acte politique ?

 

L’acte politique comme l’acte psychanalytique sous-tend la dimension de franchissement, d’un passage, d’un engagement qui porterait à conséquence. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes. L’acte psychanalytique de « poser l’inconscient » est d’un autre ordre. Faut-il entendre ainsi d’ailleurs le syntagme de Lacan : « L’inconscient c’est la politique »[12] ?

 

Car le lieu d’où parle le psychanalyste est un lieu éprouvé et éprouvant.

 

Lacan évoque ce qui serait de l’ordre d’un certain désêtre au moment où le psychanalysant, en fin de cure, éprouve la chute du sujet supposé savoir. L’Autre manque, à savoir et à être. L’analysant ne suppose plus le savoir du psychanalyste comme auparavant et le destitue de sa place. Ce désêtre porte sur le psychanalyste. L’analysant opère le passage en prenant position de psychanalyste dans l’acte qui remet à sa place le sujet supposé savoir. Mais cette position est singulière et inédite. Car le psychanalyste occupe la place où le sujet supposé savoir est réduit à ce résidu, l’objet a, le déchet, la chose rejetée, au terme de l’analyse. Ce trajet qui s’achève au terme de sa tâche de psychanalysant du fait de l’effet de transfert amène le désormais analyste vers un retour au point inaugural : l’objet a en tant qu’élidé mais désormais cerné et indéniable. L’analyste « décharite »[13] car en prenant la position de semblant d’objet a, il décale le sujet dans sa position de souffrance jouissante. ll s’agit d’un « savoir un faire. Mais attention : « ce faire n’est pas (…) »[14] celui des psychanalystes avertit Lacan.

 

Le psychanalyste, héros dramatique ou même comique, n’y est en effet pas comme sujet, il ne s’agit pas qu’il « s’y croit »[15] quand il intervient. Il est tenu de feindre « Le psychanalyste n’est pas tout objet a, il opère en tant qu’objet a »[16]

 

Lacan interpelle et prévient que le psychanalyste n’a pas à se présenter revêtu des apparats « des moules sur la coque du navire », être bouffi d’imaginaire, mais de pouvoir soutenir le faux-être c’est-à-dire celui du « je ne pense pas dans sa nécessité structurante »[17]. Il ne s’agit pas que ce héros se vêtisse de sa cape en lui supposant un pouvoir quelconque. Il peut jouer de cette cape comme d’un habit permettant que se réfléchisse le dam imaginaire du sujet, permettant de soutenir les fictions nécessaires à l’investiture de la cure. L’analyste en portant le masque du semblant, en étant « personne », représente l’au-delà de la présence, c’est à dire l’absence.

 

Le psychanalyste est « le sujet qui a accompli la tâche au bout de laquelle il s’est réalisé comme sujet dans la castration en tant que défaut fait à la jouissance de l’union sexuelle »[18]. Il s’agit donc de pouvoir supporter de n’être plus rien que le reste de la chose sue. Quel partie politique affiche un tel slogan, une « pantalonnade »[19] comme le souligne Lacan qui promeut la perte et la chute de l’Ideal de ne faire qu’un, promeut « de se mettre à l’épreuve de sa propre démission »[20] comme trajectoire ? Il y a quand même plus attrayant comme slogan.

 

Lacan souligne dans ce séminaire le choix forcé, « là où il y a besoin d’en faire un ». Lacan énonce dans son discours à l’école freudienne de Paris, que son « discours n’apaise en rien l’horreur de l’acte psychanalytique »[21]. Il le souligne aussi dans ce séminaire nommant « l’insupportable, l’intenable à qui s’y engage »[22]. L’horreur, l’insupportable, l’intenable de la radicale division. Lacan tout au long de son séminaire s’étonne ou tout du moins souligne l’absence de quelques-uns des psychanalystes de son école. Même les sujets avertis, avertis d’avoir eux-mêmes engagés l’acte psychanalytique s’absentent lorsqu’il s’agit d’entendre, d’être (re)convoqués à ce moment d’acte. Lacan parle de résistance, de la dangerosité d’énoncer cette vérité psychanalytique. Et il souligne aussi la charge, le poids considérable qu’il s’agit de soulever et de soutenir. Certains ont préféré rencontrer le dentiste et se refaire une dentition complète plutôt que de s’y confronter. L’acte analytique supporte le transfert, véritable nœud dans la fonction du sujet supposé savoir. Mais lorsque le sujet supposé savoir a chu, lorsque se fracture pour l’analysant cette supposition, il reste l’acte de foi, foi au manque même du sujet supposé savoir. L’analyste est l’opérateur qui désincarne le sujet supposé savoir. Lacan parle d’acte de Foi car qu’est-ce qui expliquerait autrement que l’analysant qui vient d’éprouver, de se laisser dévoiler ce qu’il en est vraiment du sujet supposé savoir, ait le désir de prendre cette place, où il viendra inévitablement à être rejeté comme objet a ? La vérité de ce savoir finalement, qui en veut savoir quelque chose ? Ce n’est pas si évident de soutenir « l’insoutenable crudité »[23] de cet objet.

 

Un acte tire à conséquence. La destitution est-elle une issue supportable pour le politique ? Est-ce une conséquence que le politique pourrait assumer ? Le politique moderne peut-il concéder et soutenir cet intenable ? Peut-il accepter de susciter l’horreur, la déchéance au détour de l’acte politique ? Pouvons-nous envisager le politique pouvant se dégager de la production de son acte ? Pouvoir soutenir un savoir un faire sans en récupérer une plus-value ? Pouvoir ne pas s’y croire dans cette société à valorisation narcissique prégnante ? Aujourd’hui où la post-modernité promeut plutôt la levée de l’impossible est-ce que le politique peut accepter ce que Freud nommait du métier impossible ?

Lacan en 1968 soulignait déjà, aux Usa, la liberté mais surtout l’inconséquence de la parole avec la possibilité de dire n’importe quoi sans que cela n’entraine quelconques conséquences. Aujourd’hui en 2025 nous mesurons malheureusement la justesse de son propos, sans que cela ne soit circonscrit aux États-Unis.

 

Le discours politique aujourd’hui a-t-il encore valeur d’acte ? Il me semble que le politique aujourd’hui ne puisse pas assumer ce saut. Car même si le psychanalyste, tout au long de la cure de son analysant peut opacifier le fondamental de tout ce présupposé à l’acte analytique, c’est-à-dire d’être cet objet a pour son analysant, il a traversé cette expérience. Qu’est-ce qu’engage le politique lui dans son acte ? Lacan l’énonce dans l’Envers : « que le savoir puisse faire totalité est, (…), immanente au politique en tant que tel. »[24].

 

Finalement l’acte politique moderne pourrait s’apparenter à ce que nous énonce Lacan de l’acte symptomatique : il est tel une « activité pour boucher un trou »[25]. « Cet acte va mettre son sens à l’abris de la maladresse, du ratage »[26]. L’acte politique pourrait, il me semble, faire partie de ces actes sans qualification dont Lacan différencie l’acte psychanalytique.

 

 


[1] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 221.

[2] Lacan, J. (1969-70), L’envers de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XVII, Paris : Seuil, 1991, p 33.

[3] Ibid., p 212.

[4] Lacan, J. (1972-1973), Encore, Le Séminaire, Livre XX, Paris : Seuil, 1975, p 98.

[5] Lacan, Variantes de la cure-type, in Écrits, Paris : Seuil, 1966, p 330.

[6] Lacan, J. (1972-1973), Encore, Le Séminaire, Livre XX, Paris : Seuil, 1975, p 85.

[7] Lacan, J. (1969-70), L’envers de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XVII, Paris : Seuil, 1991, p 35.

[8] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 168.

[9] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 265.

[10] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 242.

[11] Lacan, J. …Ou pire, Le Séminaire, Livre XIX, Paris : Seuil, 2011, p 183.

[12] Lacan, J. (1966-67), La logique du fantasme, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 299.

[13] Lacan, J. (1974). Télévision in Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p 519.

[14] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 64.

[15] Ibid., p 72.

[16] Ibid., p 153.

[17] Ibid., p 82.

[18] Ibid., p 99.

[19] Ibid., p 29.

[20] Ibid., p 14.

[21] Lacan, J., Discours à l’école freudienne de Paris, in Autre écrits, Seuil, p 280.

[22] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 63.

[23] Ibid., p 166.

[24] Lacan, J. (1969-70), L’envers de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XVII, Paris : Seuil, 1991, p 33.

[25] Lacan, J. (1967-68), L’acte psychanalytique, Éditions de l’association lacanienne internationale, p 33.

[26] Ibidem.