De l'acte politique à l'acte psychanalytique
28 août 2025

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Thierry FLORENTIN
Textes

En premier lieu, si l’on en suit le titre, viendrait l’acte politique.

 

Proposer aujourd’hui dans la cité, un soin, un accueil, qui ne repose sur aucune discrimination, aucune sélection préalable, et qui n’a à proposer à l’impétrant qu’une énonciation par lui-même des maux qui l’encombrent, tenir cette position face aux pouvoirs publics en quête de solution radicale, et tenir tête à l’autre dans sa demande urgente de réponse encouragée par les recettes et conseils ready-made propulsés par les coachs, les réseaux sociaux, et experts de tout poil, soutenir que, dans un temps de durée imprévisible, et qui demandera à se déplier avec patience, courage, et honnêteté ainsi que d’affronter désarroi autant que solitude, cette énonciation pourrait être à même de lui permettre de transformer sa douleur d’exister en défi d’exister, ne pas adhérer benoitement à l’idéologie lénifiante du « care » qui colonise tout le champ du soin psychique aujourd’hui, c’est déjà en soi un positionnement politique tout à fait singulier, qui coûte à celui qui s’y risque un certain nombre de turbulences potentielles, qu’il s’agisse de sa carrière à l’hôpital public ou à l’université, et qui pourrait conduire demain comme le soulignait en Mai dernier à Bruxelles un participant aux Journées sur l’Intelligence Artificielle à des menaces de fermeture administrative de cabinet ou de retrait d’agrément d’exercer librement la discipline.

 

Nous pensions que les attaques contre la psychanalyse étaient limitées au champ intellectuel, aux débats d’idées, aux désaccords scientifiques entre praticiens de formation différente, nous n’étions cependant pas vraiment préparés à cette généralisation des croyances que le cerveau est une machine, et que seul un reset technique de ses connexions neuronales, à base de recettes comportementales, d’exercices mentaux et de grilles d’évaluation allait permettre au parlêtre de reprendre la main sur le cours psychique perturbé d’une existence.

 

Il y a quelques années, il m’a été demandé d’intervenir aux journées annuelles d’un grand service d’hématologie de l’Assistance Publique, consacrées au Care justement des patients atteints de myélome, et la réunion était organisée sur un mode assez détendu et simple de question-réponse, questions du public, et réponse de l’expert ou pseudo-expert que j’étais censé incarner.

 

A un moment, une question m’avait été posée sur les défaillances de la sexualité, en effet, pour le myélome, il s’agit de traitements lourds qui entament les capacités physiques, et notamment sexuelles du patient.

 

Question délicate, de surcroit posé publiquement, par un public que je ne connaissais pas, et à laquelle il convenait certainement de répondre autrement qu’à l’emporte-pièce, et qui pour la majorité des présents dans l’amphithéâtre tenait lieu d’un authentique sentiment de mutilation douloureuse.

C’est à dire qu’il était nécessaire, puisqu’il n’était pas pensable pour moi de me dérober à la question, de la déplier un petit peu, en utilisant des termes simples, et qui devaient s’adresser à l’ensemble de l’assistance.

 

Mais à peine avais-je commencé à évoquer la complexité des problématiques du désir, de l’acceptation de cette nouvelle condition qu’impose la maladie, d’évoquer la possibilité d’inventer d’autres formes de rapprochements avec son ou sa partenaire, les questions de notre division, finalement, que les psychologues, toutes comportementalistes ainsi que les médecins ne m’avaient pas laissé terminer ma phrase, l’une d’entre elles avait bondi sur l’estrade, déclarant qu’elle avait les outils cognitifs pour rétablir et garantir une intégralité sans manque et sans entame et qu’il suffisait de pousser la porte de son bureau à qui le souhaitait.

 

Et que si cela ne suffisait pas, les médecins étaient là pour prescrire les drogues qui convenaient pour suppléer à la défaillance des organes.

 

Et pourquoi pas, après tout, je n’étais dans ce service qu’en tant qu’invité, je n’allais certainement pas imposer à ce groupe ma façon de voir les choses ni la manière dont ils devraient s’y prendre pour faire l’amour et pour copuler.

 

Ce n’était de toutes les manières pas mon rôle.

 

Mais ce qui nous intéresse dans cette affaire est la précipitation et le consensus avec lequel on m’a fait taire.

 

Jusqu’à un certain point, tout cela certainement doit vous sembler, à vous comme à moi, normal.

 

C’est précisément cela qui m’a intrigué, qu’il nous semble normal de trouver cela normal.

 

Car cette normalité nous montre à quel point nous sommes, moi, vous, nous tous, captés, formatés, immergés, à notre insu, dans un univers sphérique qui est celui de la performance, notion qui a émergé en Europe dans la deuxième moitié du XIXème siècle, contemporaine de l’arrivée de la psychanalyse.

 

S’il s’agit alors d’une préoccupation européenne générale, elle deviendra une obsession nazie, qui en fera le fer de lance de l’homme nouveau.

 

Et ce dans tous les domaines, Leistung, c’est le même mot en allemand rendement et performance, qu’il s’agisse des champs sportif-aguerrir son corps,économique-produire-, démographique-faire beaucoup d’enfants y compris hors mariage-, guerrier-se battre-, et bien entendu sexuel.

 

Malheur à ceux qui ne sont pas performants, tels que les malades, les personnes âgées, ceux qui ne jouent pas le jeu, de manière générale, ceux qui ne sont pas des battants, ce sont les leistungunfähig, qui n’ont plus leur place dans la société, la communauté du peuple, la Volksmeingeschaft.

 

Et ceux-là, les leistungunfähig, ceux qui sont incapables de performance, qui ne sont pas rentables, alors pour ceux-là, la vie est indigne d’être vécue, ce sont des lebensunwertes leben menschen.

 

Et ils doivent être éliminés. Car la vie indigne d’être vécue doit cesser d’être.

 

Tout cela n’a bien sûr pas disparu en 1945, et a trouvé à se recycler sous diverses formes jusqu’à aujourd’hui, avec un immense succès.

Question que j’avais évoquée, déjà, aux Journées de Juin, à partir de l’ouvrage de Monette Waquin, Le plan hors-sexe, et de son commentaire de l’article de Pierre Legendre, L’attaque nazie contre le principe de filiation.

 

De tous les travaux contemporains disponibles à ce sujet, je vous recommande le petit ouvrage de l’historien du nazisme, Johan Chapoutot, qui retrace le trajet et l’épanouissement de toutes ces idées dans le management moderne, de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, et qui s’appelle Libres d’obéir. Je le recommande souvent aux patients qui viennent me parler de leurs difficultés au travail, et je vous assure que cette lecture est pour eux d’un éclairage tout à fait salutaire.

 

Je dirais même que cette lecture en des termes relativement simples et accessibles, puisque décrivant des faits et des trajectoires historiques, et non pas des théories économiques abstraites, ou spéculatives, forme un excellent substrat pour mettre des mots et penser ce par quoi le sujet est passé, a appliqué, a collaboré, a intériorisé en faisant sien, pendant des décennies de travail, ce qui l’a conduit pour finir à son égarement et à sa perte.

 

Alors voilà, je dirais que le premier acte politique de la psychanalyse, ce n’est pas de promettre la réparation de ce qui est bancal.

Ni la remise sur pied, la remise au travail, la réparation d’un mauvais appariement, professionnel, conjugual, ou avec soi-même, comme tant de méthodes de coaching et de pseudo-développement personnel le prônent aujourd’hui.

 

La terre promise de la psychanalyse n’est pas du côté de l’addition, d’une addition comptable, de la valorisation performative, mais d’un allègement, qui au bout de la traversée, ouvrira le passage vers un autre univers, un univers à-venir, une manière singulièrement différente et inédite d’appréhender le monde, soi-même, et le rapport à autrui, et d’inscrire sa singularité humaine dans l’universel.

 

Ouvrant la voie à un remaniement dont il est impossible de prédire à l’avance ce qui sera de l’ordre de la perte et ce qui sera de l’ordre du gain, mais dont l’essentiel sera d’ouvrir le chemin et de faire la place à ce qui adviendra.

 

Wo es war, soll Ich werden, nous nous précipitons toujours trop vite à vouloir saisir les écrits de Freud, comme ceux de Lacan d’ailleurs, sans prendre le temps de les laisser résonner en nous, et cette précipitation est une manière de les fermer et de les forclore.

 

Encore faut-il savoir accepter le trajet de la trinité Frustration-Privation-Castration, sans que l’on vous indique à cette simple évocation la direction de la sortie.

Dans ce cadre, qu’est ce qui est premier, l’acte politique ou l’acte analytique?

 

Pas l’un sans l’autre.

 

Si l’on ne place pas la chute de l’objet a au centre de la psychanalyse, autant comme ligne de mire, comme objectif, que comme porte d’entrée royale, impériale, à l’instance phallique, alors que nous reste t-il?

 

Et Lacan nous laisse beaucoup pour penser cette chute de l’objet a au cœur de nos existences, individuelles autant que collectives.

 

Bien sûr, il y a cette phrase si fameuse,  L’inconscient c’est le politique, que Lacan énonce dans son séminaire La logique du fantasme (leçon du 10 Mai 1967).

Phrase énigmatique, si tant est que Lacan s’appuie sur le Politeaia d’Aristote, où l’on voit Aristote dresser magistralement les différentes manières dont un gouvernement se doit d’organiser et de réguler le fonctionnement pulsionnel de la cité et de ses citoyens, de leurs droits et de leurs devoirs, et qui nous rappelle à quel point nous sommes les sujets de l’Inconscient, tributaires du régime de jouissance qu’il nous impose, au même titre que l’on pouvait être sujet de l’empereur, assujetti à ses choix, ses directives et ses décisions.

L’Inconscient c’est le politique, car sans la parole, il n’y a pas de politique. Aristote le dit clairement, il n’y a pas de politique pour les abeilles, car elles ne parlent pas.

Et la parole, c’est la Loi, le Référencement, dirait Pierre Legendre, c’est à dire de pouvoir se référer à un signifiant qui renvoie à un autre signifiant. Et donc Politique et Inconscient ont ceci de commun qu’ils ont tous les deux le même socle que sont la parole et le langage.

 

Mais faire cette correspondance entre l’inconscient qui gouverne le sujet que nous sommes et les régimes politiques qui nous dirigent n’est-il pas un trait forcé, artificiel, falsifié, arbitraire ?

 

Et pourtant Lacan écrit ceci dans Lituraterre, en 1971: « Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre politique implique d’autre part que tout ce qui s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation. C’est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique. Et ceci pourrait n’être pas de tout repos pour ce qui de la politique, a fait figure jusqu’ici, si la psychanalyse s’en trouvait avertie« .

 

Politeaia ne nous parle au final de rien d’autre que de la jouissance et de sa régulation.

 

La situation d’aujourd’hui présente ceci de différent qu’elle s’est affranchie de tout ce qui jusqu’ici la bordait, avec le concours servile et empressé de la science, comme nous en avons parlé encore au mois de Juin, et comme Lacan l’évoque dans La Troisième.

 

De nouveaux pousse-au-jouir érigés en ralliement collectif viennent propulser la jouissance en impératif social et politique.

 

Lebensunwertes leben, vies indignes d’être vécues pour ceux et celles qui n’adhèrent pas-tout à cette fête sans limites.

 

Je vous renvoie ici à notre dernier numéro de La Revue Lacanienne: A l’impossible sommes-nous encore tenus.

 

A qui appartiendra l’avenir?

 

A ceux qui sont prêts à céder leur livre de chair, moyennant quoi peut-être accèderont ils à une promesse hypothétique d’un Jouir-de-la-vie, autre nom du bonheur, que Freud résumait sobrement à « Aimer et Travailler« , ou à ceux qui sous aucun prétexte ne cèderaient sur rien, mais qui voulant trop embrasser finissent toujours par mal étreindre.

 

Comment ne ferions-nous le lien avec les discours politiques d’aujourd’hui?

 

Des discours dont Lacan, en 1971, dans Lituraterre, en donnait une définition, à partir de son commentaire de la langue japonaise.

Des discours qui ne présentent pas de trou dans le savoir.

Des discours dont l’écriture ne tire d’autre parti « que de tribune ou de tribunal« , et qui ne nécessitent pas d’interprète. Quant aux révolutions, il les rabattait sur l’héliocentrisme des révolutions astrales.

 

Changer un maitre pour un autre, en effet, pourquoi faire?

 

Charles Melman rappelait souvent que tout au long de sa vie, Lacan allait voter pour le même candidat, l’illustre Edouard Frederic Dupont, qui était resté près de quarante ans député maire du septième arrondissement de Paris, la circonscription de la rue de Lille.

 

Un député indéboulonnable, dont le seul titre de gloire avait été de faire voter une loi de protection des gardiennes d’immeubles et qui avait de ce fait gagné le surnom de Dupont des loges.

 

Je ne sais pas pourquoi, cette histoire amusait beaucoup Charles Melman, sans doute parce qu’elle illustrait le peu de goût de Lacan pour la vie politique parlementaire.

 

A la vérité, je pense que ce que Lacan appréciait chez Edouard Fréderic Dupont est qu’il venait incarner ce qu’il avait pointé dans Kant avec Sade, et qui était que ce qu’on attend d’un homme politique serait plutôt de mettre le désir au service de la loi, alors que ce à quoi nous assistons massivement aujourd’hui est son exact contraire, d’assujettir la loi au service de la Jouissance.

 

C’est pourquoi vous me permettrez de rester très prudent sur l’optimisme à avoir sur l’évolution de notre démocratie, ainsi que de la pérennité du bon accueil de la psychanalyse dans le monde.

 

Voilà, je vous remercie de votre attention, et merci à vous de m’avoir donné l’occasion d’évoquer une nouvelle fois Charles Melman.

 

Enfin une dernière chose, pour finir sur une note plus légère, je ne vous donnerais pas le nom de l’hôpital où cela s’est passé, mais il est croustillant de se dire qu’il porte le nom d’un saint qu’il est coutume d’implorer lorsqu’il s’agit de retrouver un objet perdu…