J’avais envie aujourd’hui de commencer par une histoire drôle, une histoire
que beaucoup d’entre vous connaissent sans doute.
Le comédien est assis à une table de restaurant. C’est au bord
de la mer mais il fait mauvais, gris, froid. C’est la tempête. Le garçon
lui demande ce qu’il veut. » Je veux voir la mer « . Le
garçon : » elle est démontée « . Le comédien
: » et vous la remontez quand ? «
Le comédien, c’est Raymond Devos, qui n’est pas encore un comique.
Cette anecdote, point de départ d’un sketch, et sans doute d’une carrière,
me servira dans un moment pour illustrer quelques idées simples sur la
question du style dans la psychanalyse.
Nous allons en effet, cet après-midi, nous orienter de façon
plus systématique vers la question du style du psychanalyste. Je vais
essayer pour ma part d’être bref, et vous proposer quelques remarques
surtout destinées à introduire la question.
Première remarque : parler du style de l’analyste, ce n’est pas forcément,
à mon sens, parler d’un style individuel, le style de tel analyste en
particulier, ou de tel autre. Nous n’avons pas en tout cas à exalter
systématiquement la singularité en tant que telle. Celle-ci, d’ailleurs,
glisse assez vite à un narcissisme de la petite différence, dont
nous pourrions aussi bien nous passer. Mais en même temps il n’est pas
sûr que l’on puisse parler d’un style de l’analyste au sens d’un style
qui conviendrait à l’analyste en général. S’il n’y a pas
de cure type, il n’y a pas non plus de style type. Alors ?
Alors, c’est le deuxième point, le style de l’analyste peut sans doute
être rapporté à quelques coordonnées de discours.
Il est relatif à la place que l’analyste occupe dans le dialogue analytique.
Cela veut dire deux choses :
– d’abord c’est au fond le style de tel analyste ou de tel autre, ou encore
le style des analystes de tel groupe qui éclaire ce que j’appellerai
leur théorisation implicite de la pratique analytique. Disons qu’au-delà
de la théorie officielle d’un analyste c’est son style qui vient dire
comment, sans forcément le savoir, il se situe dans sa fonction. Il y
a un implicite de cette place que seul le style révèle. Il me
semble, ceci dit, que c’est un des mérites de Ferenczi, dont nous parlera
J.P. Lebrun, que d’avoir refusé d’en rester à cet implicite et
d’avoir tenté de donner les raisons du style que sa pratique le poussait
à adopter.
– réciproquement, c’est le deuxième aspect de ce second point,
si nous arrivions à préciser la place de l’analyste dans le dialogue
analytique, nous pourrions aborder à la fois ce qui dans le style de
l’analyste relève peut-être d’une nécessité de structure,
et ce qui se
présente comme variations singulières, façons singulières
de tirer les conséquences de ces nécessités de structure.
Revenons-en donc à présent, pour entrer davantage dans le vif
du sujet, à cette anecdote que je vous racontais pour commencer. A mon
sens elle peut nous aider à formuler quelques remarques sur le dialogue
psychanalytique et sur le style de l’analyste. Ce n’est pas que je considère
que l’analyste passe son temps à faire des mots d’esprit. Mais, prise
de façon métaphorique cette histoire peut éclairer ce que
nous appellerions, avec Lacan, la subjectivité seconde de l’analyste.
Empruntons d’ailleurs aussi une anecdote au livre de Freud sur le Mot d’esprit,
un exemple que je considère comme assez équivalent à l’anecdote
relative à Raymond Devos. C’est un des exemples qui ont été
commentés par Lacan dans Les formations de l’inconscient, mais
dont il me semble qu’on peut encore faire valoir des aspects nouveaux. Heine
rencontre un jour dans un salon parisien le poète Soulié. Pendant
qu’ils causent entre un grand financier entouré d’une cour nombreuses.
» Voyez, dit Soulié, le XIXe siècle adore le veau
d’or « . Jetant un regard sur l’objet de ce culte, Heine répond,
comme pour rectifier Soulié : » Oh, celui-là en a passé
l’âge « .
Nous sommes habitués, avec Lacan, à prêter attention
à ce que Freud déjà appelle le tiers du mot d’esprit, l’Autre
auquel l’homme d’esprit s’adresse même lorsqu’il semble se gausser d’une
personne objet, l’Autre qui peut reconnaître ce qu’il dit comme esprit.
Mais dans un exemple comme celui de Heine nous pouvons sans doute faire valoir
que c’est à partir d’un montage en deux temps que se construit l’adresse
à l’Autre.
Premier temps : il y a une réalité empirique, l’affluence qu’il
y a autour des riches financiers. En tant que telle cette réalité
n’a rien de drôle. Soulié vient exprimer cette réalité
de façon imagée, condensée, métaphorique, même
si c’est une métaphore un peu usée. On peut se poser la question
de savoir si c’est un trait d’esprit. En tout cas, on a déjà dans
ce que dit Soulié la trace de l’élaboration d’un sujet, un effet
de sens lié à l’évocation d’un culte païen qui vient
se substituer à la simple description des rapports sociaux.
Deuxième temps : Heine intervient, et au point précis où
il y avait effet de sujet, fait valoir par ce qui est inconstestablement un
trait d’esprit que Soulié a dit quelque chose d’autre que ce qu’il croyait.
Il y a un reste. Ce reste tient au sens trivial du mot » veau « , animal
de moins d’un an, ou animal têtant encore sa mère.
Pourquoi est-ce que j’insiste sur ces deux temps ? C’est que Lacan, pour faire
comprendre aux jeunes analystes comment ils doivent se situer dans le dialogue
analytique leur conseille de tenter de le saisir à partir » du succès
des contrôles mêmes qu’ils subissent « .
» Le meilleur fruit « dit-il, que le contrôlé
pourrait en tirer » serait d’apprendre à se tenir lui-même
dans la position de subjectivité seconde où la situation met d’emblée
le contrôleur « .
Cette indication ne vise pas seulement, me semble-t-il, à inciter
l’analyste à se déprendre de la relation imaginaire, relation
d’ego à ego. Si la subjectivité est effet de discours c’est aussi
à partir du discours que l’on peut saisir ce qu’il en est de cette »
subjectivité seconde « . Et la question que nous aurions à
nous poser serait celle-ci : qu’en est-il du style de l’analyste, si celui-ci,
en tant qu’analyste est nécessairement placé dans une position
de subjectivité seconde ?
Dans le contrôle, le dédoublement auquel Lacan fait allusion est
manifeste. L’analyste en contrôle ne rapporte pas un cas comme si tout
s’équivalait. La sélection qu’il opère nécessairement
fait ressortir un certain nombre de signifiants, qui sont le plus souvent les
signifiants ou convergent les chaînes associatives. Ce sont des signifiants
à forte charge métaphorique. Ils vont dans le sens de ce qui s’exprime
dans la parole de l’analysant, et sans doute par là ils poussent à
son terme son intention de produire du sens. Quand au contrôleur, il ne
peut bien sûr intervenir qu’à partir de cela. Le fait que son intervention
puisse avoir quelque pertinence marque que l’acte analytique ne porte pas sur
l’ensemble de ce qu’un sujet apporte comme représentation de soi ou même
comme énoncés associatifs. Comme de plus elle porte sur une énonciation
déjà très élaborée, il est peut-être
particulièrement net qu’elle fonctionne comme coupure. Enfin cette dimension
assez claire ici de subjectivité seconde marque bien qu’il ne s’agit
pas d’une intersubjectivité, d’une communication entre deux pôles
symétriques. On sait ce qu’il y a comme méconnaisance, grosse
d’agressivité, dans cette illusion de la communication. Les analystes
sont-ils en mesure de limiter les effets de cette méconnaisance, au moins
dans leurs rapports entre eux ? c’est peut-être ce que l’exposé
de Jacqueline Légaut permettra d’interroger.
Qu’est-ce que cela veut dire, en tout cas, concevoir l’analyse à partir
du contrôle ? Ça veut dire saisir l’écoute et l’intervention
analytiques comme portant sur un discours qui est déjà une élaboration,
ou comme nous le disons parfois, un travail. Le travail de l’analysant, pour
peu que les conditions s’y prêtent, fait déjà surgir des
éléments où nous sentons, dans la complexité d’une
condensation, dans l’étrangeté d’un déplacement, que quelque
vérité vient se mi-dire. Ou encore l’analysant nous apporte un
rêve, qui comme le dit Lacan est déjà une interprétation.
Mais même-là où la frappe d’une formule semble par elle-même
métaphoriser parfaitement ce dont il s’agit, nous avons souvent, précisément
à ce moment-là, à faire valoir le reste oublié par
le sujet, reste que supporte le signifiant dans sa matérialité.
Bien sûr, nous avons là une définition minimale de l’intervention
analytique : empruntant son matériel au discours de l’analysant elle
peut se limiter à un glissement. Glissement par exemple d’un lapsus à
un mot d’esprit, étant entendu, comme Lacan le souligne dans Les formations
de l’inconscient, que la distance entre les deux est très étroite.
On pourrait même dire, dans cette perspective, que plutôt que d’ajouter
son grain de sel, l’analyste va soustraire quelque chose dans le discours de
l’analysant. Celui-ci pense, à certains moments, avoir compris quelque
chose, il fait valoir avec plus de force une formule qui lui paraît synthétiser
ce qu’il avait à dire. L’intervention de l’analyste fait souvent que
le sujet va en rabattre sur ce qu’il pensait avoir compris. Cela me paraît
rejoindre ce que Josée nous rappelait hier du rapprochement opéré
par Lacan entre l’analyste et le poète. Bien sûr l’analyse joue
sur l’équivoque et en tant que telle elle produit des effets de sens.
Mais il y a aussi des moments où elle déçoit le sens, ce
que Lacan dans l’Une-bévue appelle remplacer un des sens par la
signification. C’est pour cela que le mot d’esprit relatif au veau d’or est
intéressant. » Oh, dit Heine analyste, peut-on même
dire que c’est un veau ? «
Et cependant, paradoxalement, même lorsque l’intervention analytique
paraît assez plate, même lorsqu’elle se présente comme citation,
reprise immédiate de ce que l’analysant vient de dire, elle fait résonner
ce texte, elle le fait entendre autrement. Ou encore elle détache l’analysant
de cette illusion dont Melman parlait l’autre jour, celle d’une linéarité
de la parole, et ce n’est déjà pas rien : sans effet de style
particulier l’analyste fait entendre que le style de l’inconscient ménage
plus de surprise que le sujet l’imaginait.
On pourrait faire ici une hypothèse, sans d’ailleurs la développer
: est-ce que tout cela ne permettrait pas une nouvelle lecture, peut-être
un peu à distance de ce que Lacan dit explicitement, de ce dédoublement
du symbolique en symbole et en sinthome ? L’interprétation analytique,
dans son exercice même, dédoublerait le registre symbolique et
c’est celà qui ferait apparaître plus clairement le sinthome comme
tel.
En tout cas, s’il n’y a pas de style type de l’analyste, il y a à mon
sens une situation de discours qui par elle-même infléchit le style
dans une certaine direction. Lacan disait, à propos de ce qu’il tentait
dans son séminaire, qu’il ne s’agissait » pas simplement de parler
de la parole, mais de parler dans le fil de la parole « . » Dès
lors, disait-il, il y a des nécessités internes de style,
la concision par exemple, l’allusion, voire la pointe, qui sont peut-être
des éléments essentiels tout à fait décisifs pour
entrer dans un champ dont elles commandent non seulement les avenues mais toute
la texture « . Eh bien, l’analyste intervient
dans le fil de la parole de l’analysant et celà produit par soi-même
des contraintes de style, assez voisines d’ailleurs de celles que Lacan fait
valoir dans ces quelques lignes : la concision, la pointe, etc. Bien sûr
cette contrainte stylistique n’empêche pas l’invention, mais l’invention
n’est pas création ex nihilo.
Puisqu’il s’agit, cependant, d’être concis je ne vais pas trop prolonger.
Il m’a paru intéressant de rappeler ce conseil que Lacan donne aux jeunes
analystes. Interroger le style de l’analyste à partir du contrôle,
cela peut éviter de le penser comme » expression » d’une subjectivité
ou comme » communication » intersubjective. C’est au moins une définition
négative du style de l’analyste, qui laisse à chacun la possibilité
de trouver le mode d’intervention qui lui convient en évitant autant
que possible ces deux écueils.
Bien sûr, même en posant comme je l’ai fait la question du style
de l’analyste en termes très généraux il était possible
de l’aborder tout autrement. Par exemple rien n’oblige à en rester au
plan du symbolique. L’intervention de l’analyste est aussi à situer par
rapport à l’imaginaire et au réel, et son style est à définir
également dans son rapport avec ces coordonnées. Ou encore il
y aurait à reprendre aussi ce que Luiz Edson de Sousa rappelait du rapport
du style et de l’objet. Je dois donc plutôt me demander ce qui m’a fait
prendre les choses par le biais que j’ai adopté. Ma façon d’interroger
le style doit être en rapport avec le point où j’en suis de questions
encore plus générales sur la psychanalyse.
Disons les choses ainsi : mettre par exemple l’accent sur le fait que l’analyste
fait fonction d’objet a, cela pourrait peut-être mener à
un certain type d’approche du style, qui aurait sa pertinence. Ici c’est sur
un autre point que l’accent a été mis. L’analyste reprend ce qui
déjà chez l’analysant a trouvé son expression et il le
porte un peu plus loin, il le porte ailleurs. Il en fait, par exemple, un mot
d’esprit, il indique la direction de l’Autre, ce tiers qui pourra authentifier
la parole de l’analysant. Selon une expression de » Variantes de la cure
type » il » porte la parole « . Disons qu’il l’a fait passer à
l’Autre. C’est en ce sens que l’on peut gagner à aborder en même
temps, ou presque, la question du style et celle de la passe. Le style de l’analyste
peut se dégager assez bien, dans ses coordonnées essentielles,
à partir de cette fonction de porter la parole, ou de la faire passer.
Et réciproquement quelle que soit notre position sur le dispositif de
la passe on voit ici que le type de circulation de la parole que la passe suppose
est peut-être déjà inclus dans la pratique même de
l’analyse.
J’insiste sur ce point. Dire que l’analyse peut être pensée à
partir du contrôle, c’est dire que l’analysant peut faire dans la cure
une expérience totalement inédite hors de la cure. Ici ce qu’il
dit n’est pas pris dans un échange intersubjectif, imaginaire ; mais
par ailleurs son discours n’est pas entendu comme un langage-objet auquel on
appliquerait un savoir constitué. Ce qu’il dit c’est déjà
de l’analyse, ou du moins quelque chose qui tend à l’être. Même
si c’est formulé à partir de la position de l’hystérique,
c’est en passe de s’inscrire comme discours psychanalytique. N’y a-t-il pas
alors dans ce qui se passe là quelque chose qui pousse à l’analyste
? Si c’était parfois le cas, mais ça reste à vérifier,
il me semble que ce serait une hypothèse plus favorable que celle qu’évoquait
Melman lorsqu’il disait qu’on devient souvent analyste pour répéter
la jouissance supposée à l’analyste lorsqu’il est laissé
en plan. Il est vrai que cette hypothèse se rapporte non à la
fonction de l’objet a dans le moment de la passe, mais au style qui permet
de parcourir ce qui en constitue le bord. Il n’est pas sûr en ce sens
qu’elle soit très classiquement lacanienne.
Nous n’avons sans doute pas, d’ailleurs, à discuter spécialement
de ce dernier point aujourd’hui, mais j’ai cru possible d’indiquer que ces journées
sur le style nous permettent de préparer non seulement les journées
de l’an prochain sur les disciples, mais celles de cette année sur la
passe.