D’actes à l’analyse pour dire qu’il pourrait être psychanalytique ?
05 décembre 2023

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DEBRET Richard
Journées des cartels
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D’actes à l’analyse pour dire qu’il pourrait être psychanalytique ?

Richard Debret 

En donnant ce titre, je n’étais pas convaincu de sa clarté et je ne pense pas l’être plus à l’instant.Ce cartel, qui a pris naissance autour de la question « Suis-je psychanalyste en dehors de la cure ? » a pris le chemin cette année du lieu et de l’aspect de l’acte analytique. Un déplacement du suis-je à l’acte et à son aspect. C’est donc en partant de l’interrogation de la place où le psychanalyste et la psychanalyse ne sont pas nommés en tant que telle, que cette interrogation et le désir de travailler la question de « L’acte psychanalytique existe-t ’il en dehors de la cure et quelles en seraient les modalités » s’est poursuivie.

Tout d’abord ouvrier dans la métallurgie, puis dans un bureau d’étude pour ensuite devenir technico-commercial, j’ai rencontré la psychanalyse avec un vieux monsieur qui me tournait le dos quand je venais lui parler. Dans son cabinet, il y avait comme seul décoration une photo du visage d’un homme inconnu pour moi. Les séances se passaient de la façon suivante ; Après quelques minutes, sans que je sache pourquoi, il me renvoyait dans la salle d’attente et venait me rechercher quelques minutes plus tard. Un jour, je n’ai dit qu’un mot, et je me suis retrouvé à réfléchir dans la salle d’attente. Quelques mois plus tard, alors que je dînais chez mes parents, ma mère me dit : « Tu as arrêté de te ronger les ongles ». J’ai regardé mes mains et effectivement mes ongles n’étaient plus rongés. J’avais parlé de mon grand-père à une des séances, cet homme dont on me disait que je faisais comme lui, de me ronger les ongles. Cet homme dont je n’avais que peu de souvenir sinon ceux que l’on me contait et quelques photos. Il était le père de mon père, et de lui je ne savais que peu de chose, mais depuis que j’en avais parlé en séance il avait repris sa place en moi, je n’avais plus besoin de ce trait à lui.

Cette rencontre avec mon inconscient, avec la psychanalyse et le psychanalyste a été pour moi le point de départ d’une nouvelle vie et d’une reconnexion avec mon désir et mes aspirations professionnelles. Je suis donc monté à la capitale et j’ai commencé à travailler en tant qu’éducateur de rue dans les cités tout en poursuivant mon analyse avec un autre. Analysant, puis éducateur, puis plus tard psychothérapeute après avoir fait le cursus de l’EPHEP, tel a été mon frayage psychanalytique. Un parcours analytique qui pourrait peut-être dire quelque chose de l’analyste mais aussi peut-être quelque chose de l’acte analytique que l’analyste « offre », « propose » à l’analysant. Et peut-être, pouvons-nous y voir la naissance de quelque chose de son style. Pour ma part, c’est avec cela que je me suis engagé dans cette voie et que je me suis mis à travailler en institution avec la psychanalyse en boussole, en toile de fond de mes actes professionnels.

Tels cet acte dans le cadre d’une intervention en HJ en tant qu’intervenant extérieur avec un enfant dit sans solution. J’accompagnais cet enfant dans le cadre d’une complémentarité de soin. Nous venions lui et moi plusieurs fois par semaine dans cet HJ pour une UPP. Il ne voulait jamais y aller et je devais le porter à chaque fois, me faisant très mal au dos. Dans la salle de classe, il y avait un lavabo et il pouvait y passer des heures à faire couler l’eau. Quand ce n’était pas cela, il cherchait à sortir de la classe en disant le mot « pipi » et dès que nous ouvrions la porte pour se diriger vers les toilettes, il prenait la poudre d’escampette. Un jour, alors que l’heure de la fin de l’UPP approche et que je suis avec lui au lavabo, l’institutrice spécialisée l’appelle pour qu’il vienne rejoindre le groupe pour effectuer le regroupement de fin. Il y est attendu et elle lui signifie que cela ne commencera pas sans lui.

Exaspéré par son manque de réaction, je tourne et ferme la vanne situer au-dessus du robinet poussoir et lui dit « Cela ne peut pas continuer éternellement, maintenant ça s’arrête et tu vas avec les autres ». Il me regarde et essaie d’enlever ma main de la vanne que je tiens fermement. Je lui réplique « Fais tout ce que tu veux, mais je ne céderai pas. Maintenant, tu peux aller t’asseoir ». Il recule et commence à prendre de la distance avec le lavabo en direction du banc. Devant également participer à ce regroupement de fin d’atelier, je commence à enlever ma main du robinet et à me diriger vers le banc. À cet instant, il revient en courant et criant vers moi, me saisit la main et la repose sur la vanne. J’ai donc passé tout le regroupement sous son regard pendant qu’il restait assis sur le banc, quelque chose s’était passé. Dans l’angoisse, Lacan nous dit à la leçon du 12 juin 1963 que « ce qu’il y’a pour un enfant d’intéressant dans un robinet comme cause, ce sont les désirs que le robinet, chez lui, provoque, à savoir que, par exemple, ça lui donne envie de faire pipi ou, comme chaque fois qu’on est en présence de l’eau, qu’on est par rapport à cette eau, un vase communiquant »[1].

Qu’est ce qui avait communiqué ? Avait-il la moindre idée que celui qui lui avait dit là « Je ne céderai pas » était le fils et petit-fils de plombiers. Que son père eût dû arrêter son travail parce qu’il avait le dos en miette. Que dans ses séances d’analyse à ce moment-là, quelque chose autour de la question du père était au travail et qu’il lui était devenu supportable de porter un nom, son nom comme un non ?

Et cet autre acte, un jour de grand soleil, sur un city-stade, dans le cadre d’un CATTP au Jardin d’enfant thérapeutique pour des enfants en âge primaire et en petit groupe. Ce jour-là nous faisons un match où je fais équipe avec un enfant et mon collègue avec un autre enfant. Deux autres collègues sont à l’autre bout du city-stade avec deux autres enfants. Petit à petit, Miguel qui ne jouait pas au foot s’éloigne de nos collègues et se rapproche de nous. Âgé de 12 ans, il peut dire quelques mots mais pas de phrases. Je ne l’ai jamais entendu en dire une. Il sait se faire comprendre soit par le regard ou par la nomination de la chose qu’il veut obtenir. Loin d’être en retrait des autres enfants, il vient souvent à leur rencontre et tente de jouer avec eux à sa manière.

Au foot, quand le ballon arrive vers lui, il l’attrape à la main et le jette par-dessus le grillage du stade. Ce jour-là, comme à d’autres reprises, il cherche donc à rejoindre les footeux. Il se rapproche de moi qui occupe la place de gardien de but. Je me saisis de l’occasion pour lui proposer d’intégrer le jeu à cette place là (entendez et écrivez cela comme vous voulez). Il se mets donc dans les cages et nous voilà pris à garder les buts, à faire équipe. Je le guide dans cet apprentissage, lui indique les consignes et le soutien. Les actions de jeux se suivent les unes après les autres et petit à petit Miguel s’écarte pour aller tresser quelque chose avec le filet des buts qui est troué. Je lui tourne le dos, fais face au jeu et entends quelque chose venant de derrière mais auquel je ne prête pas plus attention que ça, je suis dans le match, dans le rôle de gardien.

Ça se renouvelle et j’entends, « Richard, à l’aide ». Je me retourne et vois Miguel complètement ligoter, pris dans les mailles du filet. Bras, jambes, tête, pieds rien ne peut bouger, seule la parole, seul l’appel à l’autre lui est possible pour se sortir de cette affaire. Je me retourne et lui dit « Comment as-tu fait pour te retrouver dans cette situation… », je formule quelques embarras qui sont à la fois les miens mais aussi les siens. Petit à petit, je dénoue l’affaire jusqu’à ce que seuls les pieds restent empêtrés dans les mailles du filet. À ce moment-là, je lui dis « Bon, je te laisse faire là ». Il me regarde et me dit « Je ne peux pas, je n’y arrive pas », et cela n’est pas une reformulation de ma part. JE, négation, adresse à l’autre, il formule là une phrase complète. Surprise…

Une surprise, une bousculade, un déplacement auquel a sûrement eu à faire cet analysant qui à la place des quelques mots ou absences qui tenait lieu de congé, de fin de séance, s’est vu adressé cette question de la part de son analyste « Est-ce que vous êtes venu avec votre voiture ? »[2], puis cette deuxième « Est-ce que cela ne vous dérangerez pas… pourriez-vous me conduire jusqu’à un taxi ? »[3]. Sur la route l’analyste en remet même une couche « On va héler un taxi… nous hélerons un taxi si nous en rencontrons un… »[4]. Cette scène se passe au 5 rue de Lille et on peut en lire les effets dans le livre de Jean-Guy Godin « Jacques Lacan, 5 rue de Lille ». Cette demande de Lacan, ce hèlement était-il acte analytique ? Avait-il un lien avec le séminaire qu’il donnait à ce moment-là, RSI, un lien avec cette leçon du 11 mars qu’il conclut en tenant ces propos : « (…) Nom du Père, c’est un nom à perdre comme les autres, à laisser tomber dans sa perpétuité. Les Noms du père ! Les Ânons du Père, quel troupeau j’en aurais préparé pour lui faire, ou leur faire rentrer dans la gorge leur braiment si j’avais fait mon séminaire. J’aurais h-uni, mot qui vient de hune femme, quelque ânerie nouvelle. Mais pourquoi ces hanes-à-liste, à liste d’attente bien entendu … »[5].

Qu’en sais-je ? Si ce n’est que cette année de travail en cartel autour de cette question de l’acte, de la place et de ses effets m’a mené sur un chemin que je désire poursuivre pour un tour de plus avec quelques autres, sur cette voie de la créativité et de la surprise en psychanalyse. Il y a été fait référence à plusieurs reprises lors du séminaire d’été[6]. A la fin de son intervention, Marie-Charlotte Cadeau en a d’ailleurs rappelé toute l’importance.

Il me parait que c’est une des choses communes qui ressort de ces différents temps que j’ai exposé. Chaque fois la surprise est au rendez-vous de l’émergence d’une parole, d’un acte. Que cela soit du côté de celui qui parle ou de celui qui reçoit, il apparait un déplacement qui cause. Il cause et fait causer, il donne la possibilité à ceux qui en sont les témoins, les acteurs ou bien encore les récepteurs, d’exprimer quelque chose de leur place.

Si le dispositif de la cure analytique en cabinet est fait pour que puisse se déployer des paroles en lien avec notre inconscient, il apparait à travers ces quelques vignettes qu’il soit possible que se déplie aussi quelque chose en dehors du cadre du cabinet et pourquoi pas en institution. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pendant très longtemps dans le cadre de la thérapie dite institutionnelle. Pour croire et offrir la possibilité à l’autre une parole singulière, il faut peut-être avoir été soit même surpris et avoir pu être mis en lien avec les manifestations de son propre inconscient, croire également aux vertus de la parole, d’une langue et du langage. Qu’en arrivant à les nouer tous les trois quelque chose puisse advenir. Dans son ouvrage « Petite grammaire lacanienne du collectif institutionnel. L’institution parlante… »[7], Jacques Cabassut propose de voir l’institution comme un langage. Il nous indique que chacune d’elle à une logique et un rapport propre au logos au discours, à la parole et au langage, cela caractérise une modalité de traitement spécifique du réel de la parole qui s’y déploie.

Pour lui, « le travail dit « institutionnel » (…) consiste à ne pas se désespérer de tourner autour du vide de la Chose institutionnelle, sans jamais le combler totalement, et en prenant garde de ne pas s’abimer dans son centre, empli de jouissance. La façon dont sont préférentiellement régulés les échanges langagiers en son sein, la circulation singulière de la parole, son statut comme la manière dont on se parle, dont on y parle, vont caractériser un mode de nouage particulier du réel, du symbolique, de l’imaginaire au Nom du Père »[8], autrement dit de laisser place à la surprise que seul l’écoute psychanalytique offre.

La question qu’il pose dans son ouvrage, qu’il met au travail et qui me semble très en lien avec la question de ce cartel « Suis-je psychanalyste en dehors de la cure ? lieu et aspect de l’acte analytique » est de savoir, si encore aujourd’hui, il est possible de parler et de travailler avec l’appui de la psychanalyse en institution. Comme il nous le dit « si l’institution est un langage, si elle peut se lire comme un texte, si elle s’inscrit comme un discours, s’affiche comme un symptôme dans sa logique particulière, que se passe-t-il, lorsqu’un autre texte, de loi en la matière, s’impose au collectif institutionnel ? »[9]. En effet, que se passe-t-il quand dans une institution on vous demande de ne pas parler de psychanalyse (ce qui m’a été demandé en réunion en 2021) ou bien encore de ne plus travailler avec cet appui, cette écoute et cette praxis ? Sigmund Freud disait dans sa préface au livre d’August Aichhorn, « Jeunes en souffrance » que vouloir empêcher l’emploi de la psychanalyse à l’éducateur qui voulait en faire usage pour étayer sa pratique relèverait de l’étroitesse d’esprit. Que dirait-il aujourd’hui à ce sujet avec toutes les injonctions à ne plus en faire usage même pour des psychologues, psychiatres ou psychothérapeute analytique ?


[1] Jacques Lacan, « L’angoisse », Séminaire X, 1962-1963, édition de Roussan, Paris 2003, p.246
[2] Jean-guy Godin, « Jacques Lacan, 5 rue de Lille », éditions Seuil, p.138
[3] Ibid. idem
[4] Ibid. idem
[5] Jacques LACAN, RSI, édition de l’ALI, p.116
[6] Séminaire d’été de l’ALI 2023, « Encore »
[7] Jacques CABASSUT, « Petite grammaire lacanienne du collectif institutionnel. L’institution parlante… », Ed. Champ Social Éditions, 2009
[8] Ibid. p.69
[9] Ibid. p.69