Croire que l'on sait et savoir que l'on croit
23 juillet 2008

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GAMBINI Fabrizio



Sekulowski retint son souffle.
Quand il souleva la tête, son visage
illuminé par ses yeux clairs apparut
beau et inspiré. Ce n’est pas que j’y
crois – dit-il – je le sais.

Stanislaw Lem

A l’occasion de cette rencontre, je suis allé reprendre un livre dont j’avais oublié à quel point il était réactionnaire et, en quelque sorte, totalement dénué d’espoir. C’est un livre ancien et pourtant, à bien y regarder, il présente une certaine modernité tragique et pourrait paraître, découpé en épisodes, sous forme d’éditorial de Il Foglio, le quotidien de Giuliano Ferrara. Ce livre est Le Génie du Christianisme écrit par Chateaubriand vers la fin de la Révolution française : l’impression qu’il m’a laissée est celle d’une position intellectuelle qui se fonde sur la différence entre croire et le besoin de croire que l’on attribue au peuple. En synthétisant à l’extrême, la position de Chateaubriand est la suivante: il existe le mystère dans la vie, la vie surgit du mystère avec la naissance et retourne au mystère avec la mort ; le génie du christianisme est d’intercepter ce mystère, de le mâcher, de le digérer et de le rendre défendable pour le peuple. Et du christianisme même, résulte nécessairement un ordre social qui ne peut être chambardé sous peine que tout s’effondre:

Le Génie du Christianisme respirait l’ancienne monarchie toute entière: l’héritage légitime était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le voile, et la couronne de saint Louis suspendue au dessus de l’autel du Dieu de saint Louis. (1)

Peut-on être plus clair? Et il y a un autre passage du texte où l’inspiration populiste est revendiquée bien hardiment:

…on avait alors [pendant la Révolution française, n.d.r.] un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venait de la privation même de ces consolations depuis longues années. Que de force surnaturelle à demander pour tant d’adversités subies! Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les enfants qu’elles avaient perdus. (2)

En bref, je voudrais aujourd’hui souligner le rapport qu’il y a entre croyance et mise en évidence du besoin de croyance.

A ce propos, nous avons d’une part la position cynique de Chateaubriand-Ferrara pour qui la question n’est pas de croire ou pas, mais bien du besoin d’avoir une croyance en tant que point de capiton autour duquel se décline toute la filière hiérarchique de l’ordre social. Position que nous pouvons aisément faire coïncider avec la définition que les journaux et la sociologie donnent des "Theocons" ou avec celle, plus spécifiquement italienne, des "athées dévots". D’autre part, nous avons la position freudienne pour laquelle toute l’organisation sociale ne repose pas sur l’idée de progrès, de rationalité ou de bien commun, mais sur le symptôme qui, en tant que tel, nous fait hommes. L’art est fait de la même étoffe que l’hystérie, la religion est ourdie avec le même fil qui tisse la névrose obsessionnelle et les systèmes philosophiques sont de l’ordre de la paranoïa. Donc, pour Freud aussi, la croyance est le fruit de la nécessité. De nouveau, mais de tout autre manière, il s’agit de la nécessité de croire. Chez Freud cependant, ce n’est pas du peuple crédule qu’il est question, mais de l’homme, ou encore de la croyance qui, en tant que telle, est implicite dans le fonctionnement du parlêtre.

De ce point de vue, il ne s’agit pas de l’opposition entre athéisme et foi religieuse, car l’athéisme ne concerne pas la croyance en soi, mais l’objet de ce que l’on croit. Penser ne pas croire en Dieu n’est pas la même chose que pouvoir ne pas croire. On peut ne pas croire en Dieu, et c’est là bien sûr une position tout à fait légitime, même si elle est un peu viciée par notre irréfrénable et structurale tendance à formuler des appels dans les moments de désespoir. Je citerai par exemple Primo Levi qui – me semble-t-il – éclaire cette situation avec beaucoup de courage et d’honnêteté quand il écrit:

Je dois cependant avouer que j’ai éprouvé la tentation de céder, de chercher refuge dans la prière : Ce fut en octobre 1944, à l’unique moment où il m’est arrivé de percevoir avec lucidité l’imminence de la mort : quand, nu et comprimé entre mes camarades nus, ma fiche personnelle en main, j’attendais de défiler devant la "commission" qui, d’un coup d’oeil, allait décider si je devais aller aussitôt dans la chambre à gaz ou si, au contraire, j’étais assez vigoureux pour travailler encore. Pendant un instant j’ai éprouvé le besoin de demander un secours et un asile, puis malgré l’angoisse, la maîtrise de soi l’a emporté : on ne change pas les règles du jeu à la fin de la partie ni lorsqu’on est perdant. Une prière faite dans ces conditions aurait été non seulement absurde (quels droits revendiquer ? et adressée à qui ?) mais blasphématoire, obscène, chargée de la pire impiété dont un non-croyant soit capable. Je chassai cette tentation : je savais qu’autrement, si j’avais survécu j’aurais dû en rougir. (3)

Ce que l’on ne peut pas en revanche, c’est se passer de la croyance. Je m’explique: prenons par exemple le savoir scientifique, non pas dans les lieux doctes de sa production, mais dans ses retombées en termes de pensée courante, quotidienne. Il n’y a pas de mystère, pour chacun d’entre nous, entre le geste d’appuyer sur un interrupteur et le fait que la pièce est soudain éclairée par la lumière artificielle. Je suis sûr cependant que personne dans cette salle n’est capable d’expliquer avec précision ce qui se passe entre les deux faits. Nous avons tous, certes, la notion de courant électrique, mais pour peu que nous allions au-delà, nous sommes vite obligés de nous rendre à l’évidence : nous cessons de savoir. Nous cessons de savoir, mais cet espace ne cesse pas pour autant d’être un espace de savoir. Là où nous cessons de savoir, un électricien saura et là où l’électricien cessera de savoir, un ingénieur électronique saura, du moins jusqu’à ce qu’il doive à son tour céder la place à un physicien nucléaire qui s’occupe de particules, et, dans l’obscurité de ses nuits, le physicien devra recourir à l’aide du philosophe et du théologien. Autrement dit, au terme du savoir se trouve la croyance sous la forme d’une supposition d’un autre savoir. Quand ce savoir est actualisé, quand il n’est plus tempéré par la possibilité d’être supposé appartenir à un sujet, fût-il même l’ultime hypothétique sujet, c’est-à-dire l’idée de Dieu omniscient, alors nous sommes en présence de cette forme de pensée que l’on appelle précisément la paranoïa. Un paranoïaque ne croit pas, lui, il sait. Son savoir est sans interruptions, il est continu, il n’a pas de trous, il ne peut être détenu par quelqu’un d’autre, il ne peut être supposé. Nous savons tous l’importance des fils et des ondes dans la transmission de la pensée, c’est-à-dire que nous savons l’importance du vecteur matériel comme support de la continuité du savoir.

Récemment un de mes patients m’a offert un écrit autographe qu’il a intitulé "Sécurités et insécurités humaines et autre hors du sujet". Il s’agit d’une vingtaine de pages dactylographiées précédées d’un exergue tiré de Ides de mars de Thornton Wilder qui s’énonce ainsi:

De l’admission qu’il y a un inconnaissable,
faite par l’homme, dans sa peur de reconnaître
sa propre infériorité,
dérive la partie meilleure de ses images mentales
même si cette admission,
le fait souvent basculer dans la superstition,
dans l’esclavage et dans une foi exagérée
.

Le choix de cette introduction, au dire de mon patient que j’appellerai ici Irénée, s’explique par le fait que "les individus qui manquent d’assurance se réfugient presque toujours dans leurs mondes imaginaires" et, pour lui, ces individus sont ceux qui, avec leur existence individuelle, nourrissent et soutiennent une société malade, faite "de religions, clans, leaders charismatiques, voire de dictateurs". Et Irénée n’en fait pas un fait de culture, il écrit en effet:

Déjà Einstein tomba dans la religion avec sa phrase célèbre "Dieu ne joue pas aux dés avec l’Univers". Phrase absurde, si tant est que l’Univers est en proie au chaos, chaos total, étoiles que se télescopent, galaxies qui se heurtent, trous noirs qui avalent la matière, étoiles comme notre soleil qui à la fin de leur vie s’étendent et avalent leur système planétaire etc.

Et il ajoute:

pour échapper au piège du manque d’assurance, que l’on a par exemple en s’accrochant à un être suprême, il faut une forte rationalité, que l’individu obtient au cours de sa maturation. Maturation qui est aujourd’hui malheureusement trop lente, quand elle n’est pas nulle…la première condition est d’avoir atteint un état de conscience tel que l’on ait un contact "réel" avec la réalité qui nous entoure.

Avez-vous jamais entendu une description plus pointue du noyau de la paranoïa? Avoir un contact "réel" avec la réalité qui nous entoure. Ce même patient m’a dit dans une autre occasion: " Vous savez, Docteur, ma femme est bien brave, ce n’est pas qu’elle soit sotte, mais elle est comme tout le monde, elle ne comprend pas. Quand elle allume le gaz pour faire du café, sa pensée s’arrête là. Elle tourne le bouton, elle approche l’allumette et ça lui suffit. Moi au contraire, je pense en un éclair que le gaz arrive avec la pression nécessaire parce qu’il est acheminé dans des tuyaux dont le diamètre diminue progressivement à partir d’un gazoduc qui part de la Sibérie où le méthane est accumulé dans des poches produites par la décomposition de forêts ensevelies à la suite de changements géologiques et climatiques qui ont marqué des époques. Pour moi tout est là, sans solution de continuité, dans cette petite flamme bleue."

Ce n’est pas ici le lieu de donner des exemples où le contact "réel" avec la réalité est fourni par l’affleurement d’un signifiant forclos dans le symbolique et qui, pour cela, revient dans le réel sous forme délirante ou hallucinatoire.

Il s’agit de toute façon d’un savoir continu, sans solution de continuité, qui n’admet dans son fond aucune forme de croyance et pour lequel n’est consentie aucune possibilité d’être supposé. C’est ce mode de fonctionnement que j’appelle proprement paranoïaque, c’est-à-dire un savoir dont les propositions ont un caractère qui ressemble beaucoup au caractère délirant, même, et c’est le cas d’Irénée, lorsqu’elles rencontrent la réalité ou aspirent à la rencontrer, plutôt que se limiter à laisser filtrer le réel des formations qui se produisent. Je ne veux pas ici m’étendre là-dessus (4), car il ne s’agit pas aujourd’hui de parler de paranoïa; mais cette remarque seule suffit à indiquer un parcours: le savoir qui parle dans la paranoïa est le savoir de l’inconscient qui pour autant s’impose au Moi qui l’assume dans une continuité nécessaire avec son propre savoir, lequel, en tant que propre au Moi, a une autre structure.

Contrairement à son mode paranoïaque de fonctionner, la croyance, étant implicite du mode de savoir propre au Moi, nécessite une suspension, un espace préalablement reconnu comme intervalle dans la linéarité du discours. Et cela est autre chose que croire à ce qui est supposé remplir cet espace. Espace dont la permanence n’est pas donnée sans le risque de procurer une quelconque forme d’angoisse.

Je me bornerai ici à reprendre, surtout pour la gouverne des psychanalystes, qui ont tendance à oublier combien la littérature et la poésie voient loin, la définition fulgurante que Primo Levi donne de l’angoisse :

L’angoisse est connue de tous, dès l’enfance, et tous savent qu’elle est souvent neutre, indifférenciée. Elle porte rarement une étiquette écrite lisiblement et indiquant sa cause; lorsqu’elle la porte, elle est souvent mensongère. On peut se croire ou se déclarer angoissé pour une cause, et l’être pour tout autre chose: croire qu’on souffre à cause de l’avenir et souffrir au contraire de son propre passé; croire qu’on souffre à cause des autres, par pitié, par com-passion, alors qu’on souffre pour des raisons qui sont les nôtres, plus ou moins profondes, plus ou moins avouables et avouées[…] (5)

Comme vous le voyez, toute la question de l’objet est posée par Primo Levi. L’angoisse, dit Freud, est une peur sans objet. Mais Primo Levi est assez lacanien pour savoir que l’angoisse a un objet: le futur, les autres etc., mais ce n’est pas nécessairement de cela qu’il s’agit. On croit souffrir à cause d’une chose, mais en fait on souffre à cause d’autre chose: un objet derrière l’objet. Le fait est que le second n’est pas nécessairement le bon, et même, il ne l’est certainement pas. Le bon glisse à l’infini derrière celui que l’on peut nommer. Donc, le bon objet est là et n’est pas là. Il est là dans la mesure où il soutient la chaîne substitutive des objets infinis d’angoisse et il n’y est pas car il est perdu, il n’est représentable d’aucune manière. Je crois que l’on voit bien quelle est la question: comme nous l’avons déjà dit, par rapport à l’objet, l’angoisse n’est pas sans l’avoir.

Reprenons à présent le fil de notre discours : Le fait qu’il existe un poste Dieu dans le langage des hommes et qu’on ne peut pas ne pas en tenir compte, n’est pas la même chose que croire en Dieu. C’est ainsi que j’interprète l’affligeante prophétie de Lacan qui, s’adressant aux coupoles des églises de Rome, affirme : "ce sont elles qui l’emporteront".

Et il s’agit d’une victoire d’autant plus écrasante que l’athéisme et le laïcisme militant sont faits de la même pâte dont est fait le retour à la foi avec ses éventuelles dérives fondamentalistes. Une victoire n’implique pas cependant la fin de la résistance.

Résister a signifié pour moi revenir à la clinique psychanalytique et, dans la foulée, revenir à l’époque de l’invention du roman, au temps où l’on décrète la primauté de l’imagination sur l’image du réel. Même enfant, je n’aimais pas particulièrement les bandes dessinées, et surtout je n’aimais pas celles qui, par leur graphisme, tendaient à reproduire une image adhérente à la réalité. Je préférais de loin les personnages de Disney; je n’aurais pas supporté de voir Sandokan soustrait à l’imagination, soustrait au monde magique où le situait l’effet du discours narratif. Par ailleurs, c’est à cette époque que j’ai eu la chance – je ne sais dans quelle mesure à imputer à l’intelligence de mes parents – de tomber, suivant l’ordre juste, dans la lecture de Vingt mille lieux sous les mers et de L’île mystérieuse. Je me rappelle encore cet état de légère exaltation hypomaniaque dans lequel j’ai découvert l’existence du Capitaine Nemo et du Nautilus à l’intérieur de l’île. J’ai dû me dire quelque chose de ce genre: si un personnage peut passer d’un livre à l’autre, comme c’est justement le cas de Nemo, s’il peut glisser d’une histoire à une autre différente, alors les personnages existent, littéralement, ex-istent, ont leur monde hyperuranien d’où ils descendent dans nos histoires, dans les histoires que nous inventons. Puis, longtemps après, j’ai lu Pirandello et, naturellement, je me suis passionné pour sa réflexion sur la limite entre réalité et fiction et j’ai cédé à l’angoisse subtile causée par le glissement sans fin du jeu identitaire. Enfin, je suis arrivé – et c’est ce que je vous repropose aujourd’hui – à Cervantès, à l’invention du roman, à l’écriture du roman qui contient toute la théorie du roman. Il la contient, génialement, non pas comme une digression d’essai à l’intérieur de la trame narrative, mais comme une sorte d’hypertexte confié au même jeu que la lettre à laquelle est confiée la narration.

Je voudrais proposer ici une scansion de la lecture de Don Quichotte, certainement sommaire mais qui m’a permis d’en faire usage dans la direction indiquée. C’est une scansion relative à trois moments précis du texte. Le premier est le très célèbre épisode de la rencontre avec les moulins à vent. Naturellement Sancho Pança voit bien qu’il s’agit de moulins et il le fait remarquer à Don Quichotte, lequel cependant accuse son écuyer d’être naïf. Les moulins semblent bien être des moulins mais cela n’est dû qu’à un tour de magie qui a caché sous cette forme les perfides géants auxquels lui-même, qui voit au-delà de l’apparence, livrera bataille pour les battre sur le terrain de l’honneur. Ignorant donc les mises en garde d’un Sancho stupéfait, le chevalier part lance en arrêt pour finir naturellement les jambes en l’air ainsi que les quatre fers du pauvre Rossinante fauché par le mouvement impromptu des ailes. Dans ce premier moment nous assistons à la description de l’imaginaire de Don Quichotte sous les traits d’une folie qui ignore l’apparence de la réalité, la nie et en est terrassé. Un peu plus loin dans le texte, Don Quichotte envoie Sancho rencontrer Dulcinea, la Princesse imaginaire du Toboso aimée par le Chevalier. Sancho, sachant très bien que Dulcinée n’existe pas, est bien sûr très embarrassé jusqu’au moment où il décide de paresser quelques jours dans une auberge pour résoudre la question. Quand il revient vers Don Quichotte, il lui indique deux paysannes qui se présentent sur la route à dos d’âne, et il affirme qu’il lui amène Dulcinée accompagnée d’une dame de compagnie, pour qu’elle rencontre son chevalier. Don Quichotte n’est pas aveugle, il regarde Sancho de travers et lui fait remarquer que ce sont deux paysannes. "Elles ont l’air de paysannes" répond Sancho qui désormais s’est fait fourbe, "en réalité, elles sont victimes d’un enchantement qui les masquent derrière cette vulgaire apparence". Alors, dans une scène hilarante, Don Quichotte s’adresse aux paysannes dans un langage et avec un respect dus par un chevalier errant à sa propre dame et maîtresse, avec les conséquences que l’on peut facilement imaginer. Dans ce second moment, on voit que quelque chose a changé, la situation est devenue plus ambiguë et complexe. Sancho sait que les paysannes sont ce qu’elles paraissent, des paysannes justement, mais il feint qu’elles soient la princesse avec sa dame de compagnie et Don Quichotte adopte, en y croyant, la fiction proposée par Sancho. La fiction, pour ainsi dire, prévaut sur la réalité. Enfin, le troisième et dernier épisode. Don Quichotte est rentré chez lui, Sancho a repris son travail de paysan et il apprend que son maître est mourant: ce dernier ne parle pas, ne mange pas, ne prend pas soin de sa personne, ne se soulève même pas du lit où il est prostré dans une sorte de stupeur dépressive. Quand Sancho arrive au chevet de Don Quichotte, ce même Sancho qui des années durant s’est laissé entraîné par la folie du chevalier errant à travers toute l’Espagne, qui a risqué sa peau et a payé de sa propre tranquillité, et bien ce même Sancho ne trouve rien d’autre à proposer à Don Quichotte que la folie ancienne de son maître, folie qu’il a fait sienne maintenant : "Partons etc." Trop tard, car désormais malade de trop de réel, Don Quichotte meurt. Alors, de quoi s’agit-il? C’est que, si le réel n’est pas tempéré par l’illusion, s’il n’est pas vivifié par la croyance qui l’anime comme réalité, de réel, comme il arrive à Don Quichotte, l’on meurt. Sancho, voix de la sagesse, cherche désespérément, par amour pour Don Quichotte, à réintroduire la magie dans le réel. Invention et nécessité du roman, justement.

Pour conclure en quelque sorte ces réflexions sur ce que nous croyons savoir et sur ce que nous savons devoir croire, je pense que l’on peut affirmer que la croyance est fondamentale pour soutenir le rôle de l’illusion et que, privé de l’illusion, le sujet ne peut se produire que dans la plus totale dépression ou dans la paranoïa. De là, évidemment, la continuité entre les deux cadres cliniques, et de là le rôle que je me sens de revendiquer pour la psychanalyse: celui de tempérer la croyance, de pousser le sujet à toucher le fait qu’il y a du réel sans pour autant confiner le Moi dans l’espace odieux du cynisme, en décréter l’échec dans la constatation de l’inutilité de l’illusion, ou le pousser à être dominé de façon paranoïaque par l’objet. C’est ainsi que j’entends la question freudienne de la fin de l’analyse et la fonction possible de son discours, dans un contexte comme le nôtre, où le triomphe de l’image risque, sinon d’annuler, du moins de réduire énormément l’espace qui différencie la réalité de l’illusion.

Notes :

(1) F. R. de Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, Paris, Flammarion 1928, p. VI

(2) Ibidem, p. V

(3) P. Levi, Les naufragés et les rescapés, Gallimard Folio 2006, pp. 142-143.

(4) Cf. F. Gambini, L’l’uomo senza topi, intervention aux Journées de Turin sur le lien social.

(5) Ibidem, p. 70