C’est dans la cour de récréation à l’école que date ma première pratique de cette langue désirable parce qu’interdite ( la planchette) et tous les enfants se moquaient bien évidemment de la manière dont la fille de la maîtresse parlait. En même temps, ma connaissance du français me permettait de proposer des mots dont la sonorité permettait de jouer avec l’interdit. Quand le préposé à la planchette s’approchait de nous en récréation, on disait des choses comme par exemple : néanmoins/né an mwen..
La pratique de la langue créole a donc été marquée du sceau de la transgression : les conversations de mes parents entendues à la dérobée, la bravade de l’interdit à l’école et enfin la fréquentation amicale de travailleurs antillais émigrés. C’était la situation de beaucoup d’entre nous à cette époque. Le rapport actuel à la langue a beaucoup changé : elle est à la radio et depuis quelques années il y a des cours de créole à l’école.
Nous avons participé tous les deux au colloque sur le bilinguisme organisé à Paris par l’ALI en octobre 2002 sous la responsabilité de Jeanne Wiltord et Cyril Veken.
Et puis, j’étais amené à poser tout un tas de questions à Hector sur tel ou tel mot, telle ou telle expression, ma connaissance du créole étant très limitée et mes questions faisaient aussi chemin pour lui.
Au départ nous devions travailler sur la question de la place de la métaphore et de la métonymie dans la langue créole. En effet dans la fabrication des mots à base française, la plupart des néologismes le sont par contiguïté sur l’axe syntagmatique (comme la métonymie) : anbavant ( avorton), bòbò (prostitué allant d’un bord de navire à un autre), chèl ( station service Schell). Beaucoup moins de ces néologismes le sont par dérivation sur l’axe paradigmatique (comme la métaphore) : pépasité (impuissance), vépasité(mauvais volonté), dévwè(ne pas compter sur), véglaj(aveuglement), dirigonflis(opportuniste- va où le riz gonfle).
Questions et réponses entrainaient une multitude de questions : importance de la métonymie, place des onomatopées dans la fabrication du créole, nombreux calembours et jeux de mots en créole et peu d’exemple de véritables mots d’esprit. Nous nous sommes vite rendus compte que si nous nous attaquions à tous ces aspects, c’était une affaire bien compliquée, qui nécessitait beaucoup plus de temps de travail que celui dont nous disposions pour ce colloque. Alors, il nous fallait trouver une manière de vous faire part de certaines questions qui nous sont venus au cours de nos échanges.
Du coup, nous nous sommes dit que nous allions faire une communication à deux voix. Mon expérience de pédopsychiatre m’a amené à me pencher plus particulièrement sur ce que le créole nous dit de notre rapport au corps. Hector Poullet de son expérience d’étude et d’écriture de la langue abordera la construction de l’espace et du temps en créole.
Il ne s’agit pas pour nous de proposer un lexique des mots du corps, de l’espace et du temps. Nous essaierons de voir ce qui du vécu du corps, de l’espace et du temps a travaillé la fabrication de la langue.
LE CORPS
En cherchant la manière de dire créole de certaines expressions métaphoriques françaises concernant le corps, il est apparu qu’en créole, le mot « corps » n’était pas du tout employé de la même manière.
Observations :
En créole, le mot corps n’est jamais employé de manière abstraite ( corps diplomatique, corps constitués..), il n’est pas non plus employé quand il désigne l’individu dans son ensemble. Par exemple pour dire quelque chose qui rendrait compte de l’expression « A bras le corps » on dit kenbé kolòn séré (tenir la colonne vertébrale serrée), pour « A corps perdu » = rantré an lagè san baton,(entrer en guerre sans bâton) et pour « Faire corps » on dit fè yonn (faire un).
Sur l’autre pan, comment rendre compte en français des usages du mot kò.
Certaines fois, l’emploi du mot kò marque la forme pronominale réfléchie ( de manière plus fréquente en Martinique qu’en Guadeloupe) : bat-kò s’occuper, chapé-kò s’en aller..débouyé kò se débrouiller, lagé kò pour se laisser aller. Ceci est à l’origine de propos en français qui laissent perplexe les non créolophones : un exemple « je le laisse battre son corps » répond une maman à une question sur son attitude face aux troubles du comportement de son enfant : « je n’y porte pas attention » et qui peut faire traduire par automutilation.
En fait, tout se passe comme si le corps avait toujours une certaine autonomie, une vie propre sur laquelle on pouvait ou non agir, Lésé kò alé(se laisser aller). Voyé kò anlè( sauter). Kò an mwen ka ban-an gaz(J’ai de gros problèmes de santé).
Au point que parfois pour ce corps c’est le mot cadavre qui est employé : pozé kadav aw-la pour dire « assieds-toi là ».
Par exemple si on a à parler de sa santé on ne dira pas « je suis en bonne santé » mais, kò la bon (le corps est bon) , kò-la annòd(le corps est en ordre), kò-la ansanté(le corps est en santé) , si je suis malade je dirai « kò-la anchèpi,, anpichtray, ansoufwans. Quand nous disons « tout kò an-mwen ka fè-mwen mal » en fait je ne souffre pas de tout mon corps, mais c’est mon corps qui me fait souffrir. Pour prendre des nouvelles de quelqu’un on lui demande « ki nouvèl a ti-kò la ? » (quelle nouvelle du petit corps ?) . C’est comme si par une mise à distance de l’être, on peut ne parler que de l’enveloppe corporelle, sans demander autre chose de l’intimité et des sentiments pour ne pas courir le risque de paraître indiscret, menaçant, dans la persécution.
Dans le chapitre créole /corps, Nous essaierons de développer les points suivants :
– Qu’est-ce qui marque le rapport au corps dans la fabrication du créole ?
– Comment lire la « crudité » de la langue créole, est-elle seulement du coté du sexuel « génital » comme il est habituellement noté ?
– La fabrication de mots ou d’expression nouvelles nous renseigne-t-elle sur les rapports actuels des jeunes au corps?
1-Rapport au corps et construction de la langue créole
L’intérêt du créole pour appréhender la fabrication de la langue est exceptionnel car son origine est récente et précisément datée. L’esclavage et la traite impriment un vécu du corps marqué par l’arrachement du territoire, l’expérience extrême de la traversée dans les cales des bateaux négriers, les violences sur le corps (marquage au fer, coups, mutilations). Peu de paroles, mais une mise à mal permanente des enveloppes corporelles et par conséquent des possibilités de pensée. La proximité dans le temps (Qu’est-ce que quelques petits siècles à l’aune de l’histoire d’une population ?) rend l’oubli impossible avec une difficulté du refoulement et la tentation du clivage pour éviter la dépression, la mort de soi. Ainsi, on dit couramment an nou kyuyé sa textuellement : « tuons ça » pour dire « arrêtons la discussion » pour clore une conversation où il faudrait poursuivre une argumentation compliquée, ou clore une polémique.
Par ailleurs la société traditionnelle aux Antilles est d’emblée dans la modernité, marquée du sceau de la marchandise et du capitalisme. Le maître est tout puissant, non seulement sur l’organisation du travail productif, mais sur toute la vie sociale de la plantation, sur les alliances, la filiation. Il rend la place du père difficile à occuper dans le dispositif familial nucléaire « judéo-chrétien ».
La couleur de peau marque la place dans la hiérarchie sociale avec au deux extrémités le noir et le blanc. Et on dit d’un enfant : i mal sòti (il est mal sorti), i byen sòti(il est bien sorti), po chapé (peau sauvée)..
Le maître contrôle l’espace public, mais aussi l’espace privé. Seul l’espace intime échappe à son contrôle. Alors, on lui abandonne un « cadavre-corps ».., juste une enveloppe corporelle lagé kò. D’où le proverbe repris par Joby Bernabé :Sé lèspri kò ki mèt kò.
Pas dualité esprit/corps mais quelque chose comme une dualité èspri kò et kò.
Note : il faut cependant faire attention à ne pas se centrer sur la seule explication du vécu de l’esclavage dans la recherche étymologique. Témoin une expérience d’Hector Poullet dans la traduction du mot « mal maké » textuellement mal marqué pour dire un mauvais larron, un voyou. De là il en avait déduit que le ‘malmaké’ était probablement un néologisme pour parler du nègre marron qui avait une marque mal imprimée au fer rouge sur la peau, marque qu’il s’était fait par dessus le marquage du maître pour empêcher de retrouver le propriétaire de cet esclave en rébellion. Mais voilà qu’il trouve dans le résultat d'une enquête faite en 1868, ordonnée par Napoléon III sur les parlers de France : marque-mal : « personne à la figure ingrate, rébarbative, personne qui fait mauvaise impression’. Peut-être l’origine du mot tient des deux références.
C’est ce vécu du corps qui s’exprime dans les conceptions traditionnelles du corps. Il s’agit d’un corps toujours potentiellement effracté qu’il convient de rassembler autour d’un axe par des frottements enveloppants, qu’il importe de protéger par des actions sur sa surface (gad kò, ben-démaré, fwoté).
Le corps fait partie d’un univers reposant sur la circulation des fluides et des qualités chaudes ou froides qui leur sont associés et mettent en relation le corps avec le cosmos. En particulier la lune qui joue sur la fécondité et la croissance.
Le corps est conçu comme une enveloppe dans laquelle se développe une « hydraulique des fluides » pour reprendre l’expression de C Benoît dans son ouvrage Corps, jardins, mémoires . Et ce vécu du corps s’étend jusqu’au jardin. Le joyeux désordre du jardin créole recouvre un agencement, une appropriation de l’espace avec un système de coquilles protectrices de la maison, du corps. Les grandes périodes de nettoyages englobent le corps, la maison, le jardin.
C’est pourquoi deux notions sont particulièrement importantes dans l’explication des troubles et des maladies du corps et de l’esprit
* Le boukèt.
L’état de bonne santé est très lié au « boukèt- biskèt en Haïti. On désigne ainsi un quelque chose polymorphe pouvant être décrit comme un os ou un petit nerf ou une petite chair qui se trouve sous le sternum. La nécessité d’un geste pour expliquer : c’est là.
Traduction de boukèt dans le dictionnaire de Poullet = arbre de vie. Quelle que soit la définition du boukèt, sa position est toujours au centre du corps et fait avec le sacrum un axe du corps, un axe qui doit être solide pour rassembler l’ensemble du corps. Cette notion est intéressante à rapprocher d’écrits de psychanalyste comme ceux de Geneviève Haag sur les conduites de rassemblement du bébé autour de leur axe corporel.
* La blès.
C’est quand le corps s’ouvre, au niveau de la tête (fragilité de la fontanelle du bébé), des reins, du thorax, du ventre. À ce moment, le sang circule mal et le boukèt se déplace. Chez les enfants, la blès se manifeste par une fatigue générale, une mauvaise croissance, un manque d’appétit, des vomissements. Une chute sur la tête peut être à l’origine de la blès. Il faut « lévé blès la » (lever la blesse)…Là aussi, il n’y a pas de définition univoque de la blès. La traduction française la plus proche serait : traumatisme). Dans tous les cas, il y a la notion de choc ou de rupture ou d’ouverture du corps et « lévé blès la » est une opération de réparation, de fermeture. Cette opération est nécessaire en cas de pathologie organique, mais elle est également évoquée quand il y a des troubles du langage et de la communication. Une fermeture de l’enveloppe corporelle pour ne pas laisser échapper la possibilité de penser (pour reprendre la métaphore du moi-peau de Didier Anzieu).
2- La « crudité » du créole.
Il y a un trop réel du créole en parlant du corps. Des mots du sexe sont employés dans la dénomination des parties du corps ( kal a zyé)= paupières, dans le nom des plantes (kòkòt a chat), et du monde maritime ( koukoun lan mè = anémone de mer, pin a nèg = concombre de mer).
Il y a aussi dans la dénomination des parties du corps une précision dans la description avec des comparaisons imagées : bòl a jounou (rotule), koko zyé (globe occulaire).
Il y a d’autant plus d’exhibition vantarde du pénis que l’homme est sans pouvoir, dans l’impuissance face au cours de la vie : fè la, fouté fè. Ce sexe marque avec violence le sexe de la femme comme une vengeance à l’égard de la puissance de la mère très souvent vécue comme une alliée du maître : dékalé fanm la, fanm sé gaz nonm sé zalimèt, fan kyou a-y.
Ces mots ont envahi le langage courant en particulier celui de la lutte syndicale et politique. Pour donner du courage, on dit : fouté fè, kenbé rèd pa moli si ou moli ou mò . La violence faite au sexe des femmes passait, il n’y a pas si longtemps que ça ( expérience en AEMO en 1975) par la pimentade des vagins des jeunes filles qui ont «fauté ». Il faut noter également le peu de paroles intimes au sujet de la sexualité, l’absence de vocabulaire pour dire la tendresse, la volupté, mais seulement la conquête, la bataille, le succès ou l’échec…
Mais ce trop réel et ce trop présent des mots du sexe ne relève pas que de la sexualité génitale. Il nous renvoie beaucoup du côté d’une fixation au tout premier objet d’amour de l’enfant = la mère.
En sont témoins de nombreuses chansons dont la plus explicite est celle de Franky Vincent « Sèl koté an byen sé aka manman » ( le seul endroit où je me sens bien, c’est chez ma mère). Une de Jomini « Papa o la ou té yé, lè an té ka anpéché maman mwen dòmi »(papa où étais-tu quand je privais ma mère de sommeil).
Vincent Placoly dans son roman « Vie et mort de Marcel Gonstran » nous le dit en français : « L’idée lui vint de comparer les yeux de cette femme à deux sexes rapprochés. Coucoune, le même sombre violet. Il commande un autre verre de bière, le boit d’un air sévère et grave comme un enfant surpris à ne pas respecter celle qu’il considère comme une mère ».
Geneviève Haag, dans ses travaux sur les enfants autistes montre comment l’enroulement autour de l’axe du corps est fondamental pour sa constitution en tant que sujet, à quel point il manque à l’enfant autiste. Ces jeunes autistes s’agrippent à leur sexe, ce que l’on prend pour une masturbation ordinaire alors qu’il s’agit pour eux de se rassurer quant à l’unité et l’intégrité de leur corps.
Cet accrochage à son axe pour tenir debout, ne pas se déliter ne pas s’éparpiller est à rapprocher de l’expérience des esclaves pour garder à chaque moment la certitude d’exister, de tenir debout malgré tout. Alors la précision des termes concernant les organes, toujours renvoyé au vocabulaire désignant l’appareil sexuel, renvoie peut-être aussi à cette fonction de maintien de l’intégrité du corps autour de son axe, une réassurance de son unité.
Le sexe de la femme, lui, est renvoyé à ce qui est étouffement « koukoun chatrou », à l’envoutement dans le redoublement des sons « koukoun, kòkòt »
3- La création de nouveaux mots créole.
En dehors des romanciers ou des poètes, la création de mots et d’expressions nouvelles sont surtout des créations populaires souvent dans les domaines de la chanson. Les créateurs de chansons ne sont plus comme autrefois lié au domaine de la production agricole, c’est dans la jungle de la ville qu’ils trouvent leur inspiration. On y retrouve la violence des rapports sociaux, mais surtout la violence à l’égard des femmes.
Il est intéressant de faire une comparaison entre une chanson ancienne et une chanson nouvelle pour parler du sexe de la femme. Chanson ancienne « Emanuèl wozé jaden la » (Emmanuel, arrose le jardin) On est dans la métaphore du désir.. Parler de jardin pour parler du sexe de la femme procède d’un mécanisme de refoulement.(voir le plaisir de toutes les « paroles à double sens ») L’imagination peut se déployer : quel jardin, quel arrosage ? Pour séduire, il faut parler, « dousiné »
Dans le bouyon (Ce style musical est originaire de la Dominique , un vrai mélange orchestré d’une « soupe » de plusieurs styles ! D’ailleurs « Bouyon » est souvent traduit par le créole dominicain en « soupe de gombo ». Bouyon Gwada , c’est la version porno et violente du bouyon ) une des chansons dit : « An vlé on biten a koukoun ròz » ( je veux une chose à chatte rose). Il n’y a pas de désir… c’est donné d’emblée « an vlé » On est dans le besoin, la « chose » est nommé en effaçant totalement l’existence de l’autre, la femme est réduite à son vagin. On est là dans un processus de clivage. Dans ces conditions, la violence devient le seul moyen de régler le besoin.
Dans cet exposé, j’ai essayé de dire comment l’usage du mot corps/kò en créole nous renseigne sur :
– le vécu d’un corps centré sur une enveloppe corporelle qu’on peut mettre à distance pour se protéger de l’attaque d’une possibilité de penser
– la nécessité permanente de se réassurer sur la solidité de cette enveloppe corporelle toujours possiblement menacée
– la prévalence de la figure maternelle et la difficulté avec la femme, la sexualité
– la tentation permanente du clivage pour éviter la dépression
Maintenant, Hector Poullet va nous parler du temps et de l’espace.