Une charmante petite fille dont les parents se sont séparés peu
après sa naissance, attend toujours que son père l’invite chez
lui. Il ne l’a jamais fait, bien qu’il exerce régulièrement son
droit ou son devoir de visite à l’égard de son fils aîné.
La mère a expliqué à cette enfant que son père
ne méritait plus d’être son père, qu’elle n’avait pas de
père. De son côté, son père lui a dit un peu rudement
qu’il n’était pas son père, qu’il ne l’avait jamais été.
C’est ce que cet homme me confirme lorsque j’arrive enfin à le rencontrer,
il ne pense pas être le père, mais si cela est utile, puisque doute
il y a, il veut bien effectuer une analyse biologique et il se soumettra alors
au verdict de la science.
Cette histoire est un exemple des effets du discours de la science dans notre
clinique quotidienne.
Telle est la question que posent chacun à sa façon, tous les
protagonistes de ce drame.
L’enfant, bien sûr, qui attend de cet homme une reconnaissance plutôt
qu’un certificat de paternité.
Le père pour qui cette question se posait sans doute pour lui-même
bien avant l’arrivée de cette petite fille. Question qu’il n’a pu soutenir
et qu’il a articulée en silence dans le passage à l’acte de son
départ.
La mère pour qui cette question se cache derrière des certitudes
qui ne laissent justement pas de place à celui dont elle se plaint et
dont elle n’entend pas la question, » c’est lui le père bien sûr,
mais ce n’est pas un vrai père. »
Le frère également, « pourquoi moi et non pas ma soeur ».
A cette question donc sur le père, la science apporte sa réponse
univoque, au-delà de la science, c’est le réel lui-même
questionné par la science qui répond par oui ou par non.
Dans l’hypothèse d’un doute réel sur la paternité, n’est-il
pas légitime pour un homme d’utiliser les moyens modernes pour lever
ce doute ? Il n’est pas rare qu’une femme elle-même puisse se demander
de qui est l’enfant qu’elle porte. Dans le cas où plusieurs géniteurs
sont possibles, la science répond : « C’est lui le père ou ce n’est
pas lui. » A la limite personne n’y est pour rien, il y a père ou il n’y
a pas. Du même coup, qu’elle soit positive ou négative la réponse
est la mort de la question, on ne sait plus pourquoi cette question se posait,
d’où.
En effet, qu’est-ce qu’un père pour la science ? C’est le spermatozoïde
disent le biologistes, c’est-à-dire quelque chose de fort différent
de l’émetteur du spermatozoïde en question, puisque du fait de la
meiose et de la métose, chaque gamète est différent d’un
autre et différent de l’organisme d’origine.
La science sait donc parfaitement ce qu’est un père, un spermatozoïde
et se fait forte d’aider si besoin la nature à s’en passer. Non seulement
en utilisant les spermatozoïdes d’un donneur, mais en allant rechercher
les cellules souches ou même très bientôt en produisant des
clones à partir de noyaux de cellules qui ne sont plus forcément
sexuelles.
Ainsi la connaissance de ce qu’est le père pour la biologie va dans
le sens inéluctable de sa disparition ou de sa réduction au message
génétique lui-même : une suite de lettres dans un alphabet
de quatre. C’est en fin de compte cette suite de lettres qui se perpétue
à travers les générations, en se recombinant dans la procréation
naturelle ou non, en se reproduisant telle quelle dans le clonage. Les êtres
fabriqués à partir de ce message n’en sont que les misérables
appendices voués à cette perpétuation dans la chaîne
de l’évolution darwinienne, et désormais la science peut intervenir
dans le mécanisme, elle le peut donc elle le doit selon un principe jamais
démenti.
Lisons le livre remarquable de Jacques Testard L’oeuf transparent.
L’auteur est particulièrement désigné comme » le père
» d’Amandine, le premier bébé-éprouvette français.
» Le père » alors que justement il n’y est pour rien au niveau des spermatozoïdes,
ainsi le problème s’obscurcit au moment même où il s’éclaire
scientifiquement. En fait Testard nous explique que la recherche dans le domaine
de la fécondation in vitro a demandé au chercheur d’y mettre du
sien, il fallait bien en effet, disposer facilement de sperme et ce sont les
chercheurs eux-mêmes qui le fournirent. A cette occasion, Testard nous
rapporte que Edwards, le » père » du premier bébé-éprouvette,
eut ainsi la certitude d’être capable de faire des garçons, lui
qui n’avait eu réellement que des filles.
La Fivette ou fécondation externe, est la seule occasion nous dit Testard
où l’homme peut avoir la certitude de la paternité et ce n’est
pas sans fierté qu’il constata de visu au cours de ses expériences
le pouvoir fécondent de son propre sperme. Nous retrouvons ainsi cette
vieille idée sur le doute forcément lié à la paternité,
idée que Freud évoque dans son texte sur L’homme aux rats.
C’est-à-dire que Freud lui-même est contaminé par cette
idée typiquement obsessionnelle. Gageons d’ailleurs que la fameuse certitude
de Testard ne tiendrait pas un moment pour un obsessionnel ou pour un paranoïaque,
n’y a-t-il pas toujours une possibilité de souillure ou de fraude ? C’est-à-dire
que la question du père pour l’un comme pour l’autre, et pour des raisons
différentes, ne peut être résolu par la biologie.
La science biologique ne nous aide pas à répondre à la
question de la paternité sinon négativement, appelez cela comme
vous le voulez, il ne s’agit que de mécanismes moléculaires, et
ce qui se réalisait naturellement peut être tout aussi bien réalisé
artificiellement par les mêmes voies ou tout autrement.
Or, actuellement du fait de la domination du discours de la science, le seul
critère retenu pour définir la paternité socialement voire
légalement c’est le critère biologique.
Pourtant notre civilisation est justement celle qui loin de les réduire
à une signification biologique a promu le signifiant Père en position
centrale en fait, à la fois en position centrale et radicalement à
l’extérieur, dans le lieu.
Il n’y a pas que les Aranda pour se poser la question du père réel,
comme l’a remarqué Jones, ce n’est pas par ignorance des faits biologiques
que les primitifs attribuent la cause de la grossesse à la visite de
tel lieu ou de telle pierre levée. De même, disait Lacan, une femme
en analyse peut devenir enceinte du fait de cette analyse et du transfert alors
même que l’analyste n’y est pour rien spermatozoïquement. Une femme
poursuivait-il, peut faire un enfant à son mari en ayant souhaité
qu’il soit d’un autre sans d’ailleurs que cet autre n’y soit biologiquement
intéressé, qui est le père dans ce cas-là ? Qui
a vraiment causé cette naissance ?
Il est difficile d’éclairer cette question sans recourir à la
distinction du père réel, du père symbolique, et du père
imaginaire. Et cette distinction ne dépend que de critères structuraux.
Le père imaginaire est l’agent de la privation réelle d’un objet
symbolique, le père symbolique est l’agent de la frustration imaginaire
d’un objet réel.
Quant au père réel, c’est l’agent de la castration, opération
symbolique portant sur un objet imaginaire, le phallus.
Ainsi la fonction paternelle, rassemble et noue entre elles des dimensions
imaginaires et réelles toujours plus ou moins adéquatement à
une dimension symbolique qui la constitue essentiellement.
Si un même sujet peut supporter la fonction paternelle dans ses trois
dimensions, ce qui n’est pas nécessairement le cas, il la supporte en
tant qu’agent, agent de l’agence : lois du langage ou Nom-du-Père. Le
père réel n’est pas père en soi, mais en tant qu’il opère
la castration.
Comment s’y prend-il pour opérer cette fameuse castration, qui est une
opération symbolique et non chirurgicale ? Il faut mais il ne suffit
pas que pour l’enfant, ce soit bien le père qui possède sa femme
sexuellement, comme objet a, et que cette femme obtienne de lui des enfants
comme objets a. C’est ce que Lacan appelait père-version.
Il y a par contre beaucoup de possibilités pour que le père réel
ne remplisse pas sa fonction. Non pas en étant physiquement absent, s’il
meurt trop tôt; ou s’il est absent, cela n’est que trop compatible avec
sa fonction, puisqu’après avoir procréé il est ailleurs
comme père symbolique, c’est-à-dire comme père mort. Le
père peut être carent sur un tout autre plan, sur le plan symbolique,
soit parce qu’il incarne trop la figure d’un Dieu, c’est le père monstrueux
d’une façon ou d’une autre par sa perversion ou par son génie,
ou par une fonction sociale trop exclusive surtout si elle se réfère
à la loi réelle ou à l’éducation. C’est le père
trop malin comme le dit Safouan qui est capables de ruser avec son enfant pour
le démasquer. C’est celui qui ne possède pas réellement
la mère, celle-ci lui préférant justement un autre ou même
son enfant, faisant peu de cas de sa parole ou ne réservant pas sa place
au Nom-du-Père, etc.
En somme dans tous les cas, il n’y a carence que par rapport à la fonction
constituante de la parole.
Les lois du langage impliquent l’élection d’au moins un signifiant qui
a pour fonction de métaphoriser un signifiant manquant, celui auquel
renverrait tout autre signifiant. Ce signifiant est le Phallus et sa mise en
place dans l’Autre nécessite la métaphore paternelle et l’opération
de la castration.
Le Nom-du-Père vient donc garantir une signification à toute
chaîne signifiante, c’est pourquoi douter du père, c’est douter
de tout.
Si le père est essentiellement sous la détermination des lois
du langage qu’il a pour fonction de garantir en retour, qu’en est-il du père
comme géniteur ?
La fonction biologique du père n’intervient pas dans sa définition
structurale dans les trois registres, il n’en reste pas moins vrai et l’analyse
en témoigne que ce n’est pas une fonction négligeable.
Après tout Oedipe ne tue pas son père adoptif, c’est-à-dire
son père tout court au sens antique, mais son géniteur.
Dans Fonction et champ de la parole et du langage, Lacan écrivait
: » Nous savons en effet quel ravage déjà allant jusqu’à
la dissociation de la personnalité du sujet peut exercer une filiation
falsifiée quand la contrairité (?) de l’entourage s’emploie à
en soutenir le mensonge. »
Mais dans le cas d’une filiation falsifiée, ce n’est pas le fait que
l’enfant soit d’un autre qui est ravageant, c’est le mensonge, c’est-à-dire
l’atteinte portée au signifiant garant de la parole. C’est la fonction
symbolique du père qui est touchée et non sa fonction biologique.
C’est-à-dire que le fait biologique ne prend son importance qu’en relation
avec la fonction symbolique. Le pénis réel du père avec
son pouvoir fécondant n’entre en jeu que parce qu’il renvoie au phallus.
Mais le Nom-du-Père n’a pas eu sa place de toute éternité,
le signifiant Père est une conquête historique liée à
la religion juive. C’est avec le sacrifice d’Abraham qu’il se révèle
véritablement, en fait avec la » ligature » et d’Isaac, puisque si c’est
un bouc qui a été sacrifié c’est le fils qui se trouve
depuis lié par la loi symbolique au Nom-du-Père.
Quant à la religion chrétienne, c’est bien la fonction symbolique
du Père qui est soulignée dans la naissance du Christ, avec cette
difficulté relevée par André Chouraqui dans une traduction
des évangiles entre le père créateur et le père
procréateur, puisque le fils d’Elohim, en hébreu Bèn
Elohim n’a pas le même sens en grec huios tou theou, Ben
exprimant une dépendance qui ne se réduit pas à la
filiation biologique, ce que le terme grec huios désigne uniquement.
Avec la religion le père a pris à la fois la position centrale,
noeud intime des chaînes symboliques, et celle radicalement extérieure,
dans le Réel qu’il venait ainsi pacifier mais du même coup réduire.
Peut-être sommes-nous à la fin de cette ère historique,
le discours scientifique achevant sa victoire en dissolvant le Père.