De jaune sur fond noir déchiré de bleu… ou « la lectrice soumise » (R. Magritte) : tel est l\’écu, le blason que nous offre Anne-Marie Picard avec son livre Lire délire, psychanalyse de la lecture, en ce début d\’année aux éditions Erès dans la collection « Psychanalyse et Ecriture » dirigée par J.-P. Lebrun. Trois couleurs, trois registres, mais c\’est au réel de la lettre qu\’elle va tenter de nous ouvrir en soumettant son intelligence clinique, ses connaissances littéraires et son savoir d\’analysante au déchiffrage de la première butée que rencontre le petit parlêtre qui entre à l\’école : l\’apprentissage de la lecture.
Avec un rare talent pédagogique, elle soutient une luxuriante explication de textes tout au long de son livre, par ce qu\’elle appelle des « scènes de lectures» qui sont de courts extraits d\’auteurs (à commencer par Les Mots de J.P. Sartre), auteurs qui décrivent leur propre advenue à la lecture, de la magie de l\’histoire entendue dans la bouche de la mère, par la voix de la mère, puis passant par la guerre des mots et des lettres pour en finir avec N. Sarraute, par la fierté de l\’enfant, de la petite fille « qui a tout à gagner dans une salle de classe », à l\’abri de l\’amour maternel…
A l\’exemple de Freud, dont elle connaît bien les textes fondamentaux et, je dirai avec autant de bonheur, elle se sert de la littérature, des auteurs que nous connaissons ou que nous aimons comme Proust, Maupassant, Sartre, Cixous, des théoriciens de la littérature comme Blanchot et M. de Certeau. Mais elle nous sort également de nos frontières et de nos sentiers battus, en nous familiarisant d\’abord avec J. Strachey (traducteur de Freud, ne l\’oublions pas) ensuite en nous faisant rencontrer plus particulièrement deux auteurs Anne Hébert avec Le Torrent (1945) et Marie Redonnet avec Splendid Hôtel (1986). Mais bien d\’autres sont convoqués au fil des chapitres.
Elle va tisser un maillage implacable entre Freud, Lacan et ces auteurs qui font la langue, notre langue et nous pourrions lui retourner le compliment de Freud à Schnitzler (Correspondance 1873-1939, lettre du 14 mai 1922), où dans une lettre célèbre, il s\’adresse ainsi à l\’écrivain en l\’ayant lu sans le rencontrer jamais : « j\’ai ainsi eu l\’impression que vous saviez intuitivement – ou plutôt par suite d\’une auto-observation subtile – tout ce que j\’ai découvert à l\’aide d\’un laborieux travail pratiqué sur autrui. Oui je crois qu\’au fond de vous-même vous êtes un investigateur des profondeurs psychologiques aussi honnêtement impartial et intrépide que quiconque ne l\’ait jamais été… ». Honnête et intrépide en effet car si A-M. Picard nous fait partager son plaisir dans le foisonnement d\’auteurs conviés par elle, il me semble que son premier tour de force est sans doute celui de nous faire revisiter notre enfance, mettant en marche, en nous, notre apprentissage de la lecture et donc l\’enfance, mais aussi celle que nous avons lue dans les « cas » de Freud, l\’enfance de notre analyse.
Venue dans notre service où la recherche initiée par J. Bergès se poursuivait avec L. Bailly, c\’est à partir de cette clinique que sa réflexion s\’est organisée et « posant la lecture comme un mode de sublimation », elle aborde « ces pathologies comme un symptôme » dans une introduction très dense avec l\’article de J. Strachey dont elle traduit quelques extraits de ce très passionnant article : « Some inconscious Factors in Reading » – « Quelques facteurs inconscients dans la lecture ». C\’est par la lecture de l\’obsessionnel qui doute, qui se positionne par rapport à l\’écrit, d\’abord d‘une manière « sadique qui devient défensive » puis, « dans un plaisir amoureux pris par l\’oralisation et l\’incorporation des mots par la bouche » qu\’elle introduit une première symptomatologie de la lecture. Elle met ainsi en place et en correspondance les motions pulsionnelles décrites par Freud, et elle parcourt minutieusement les mécanismes inconscients qui, du corps à la parole font « du sujet avant la lettre, un petit croyant ».
« Lettre ou ne pas l\’être » titre le cauchemar des non-lecteurs avec lesquels elle a plus particulièrement travaillé, dont elle a été le témoin dans des séances de travail à partir de la lecture en couleur. Enfants non lecteurs dont le fantasme inconscient et tenace protège la famille de l\’implosion : ils sont sourds à la « jouis-sens » du lire. Le « miracle » des vingt mille lieues sous la mère n\’aura pas lieu. Partant de cette clinique contemporaine, elle revisite le siècle de Freud (1911) au moment où celui-ci s\’interroge sur le langage et la lecture, s\’autorisant une brillante et amusante mise en perspective des conclusions freudiennes avec celles d\’un professeur/ académicien/critique d\’art français (féministe de surcroit pour l\’époque), Emile Faguet, en un tableau récapitulatif du parcours intérieur d\’un lecteur et de la naissance de ses fantasmes. Ce début du 19è s\’ouvre en une civilisation de la lecture de masse avec ce constat du professeur de l\’Art de lire : « [la lecture] est une affaire de femme… elle éloigne les hommes de l\’action par laquelle ils sont jugés ». Conclusions que nous retrouvons mais déplaçons quelque peu quand nous disons que la lettre féminise.
Elle nous décrypte dans le dernier chapitre les histoires, puisque nous aimons les histoires, les histoires écrites par les poètes qui nous embarquent à bord de leurs rêves. Elle laisse parler les écrivains dans leur désir de lettrés : rejouer les enjeux de la castration de l\’enfant ; faire du corps avec du texte pour retrouver le lien perdu avec la mère, « le livre, pays natal de l\’être ». Ce sont quatre « dé-lire » autour du corps de la mère et de sa mise en pièces, « de la voix du père dans les mots », de l\’inceste, de la séparation : « écrire, un travail du corps contre la précarité de la lettre ». Elle y garde son intrépidité et sa syntaxe incisive dans le jeu imaginaire.
Ce livre donne des idées, fait vivre les mots, nous oblige parfois au dictionnaire ; il nous mène du désir de savoir au savoir sur le désir ; il est à la fois poids de chair et mosaïque. Un régal.