Corambé ou l'imaginarisation du Réel
04 octobre 1992

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VINCENT Denise
Textes
Philosophie-littérature-poésie

George Sand écrit Histoire de ma vie à 50 ans. Ce travail
en vingt tomes paraîtra entre 1854 et 1855. Elle est depuis longtemps
célèbre et les parutions successives sont très attendues.
Elle nous donne avec ses souvenirs d’enfance toutes sortes d’indications précieuses.
Je voudrais attirer votre attention aujourd’hui sur une manifestation de l’inconscient
particulière qui fait son apparition vraisemblablement dans sa onzième
année.

L’éducation qu’a reçue Aurore Dupin – elle ne s’appelle pas encore
George Sand – est tout à fait particulière. Sa vie est un roman
et les circonstances sociales et politiques – période révolutionnaire
et napoléonienne – colorent son enfance de lumières souvent tragiques.
Ce réel concerne tous les écrivains de la période romantique.
Dans chaque famille française, un ou plusieurs hommes ont participé
aux guerres de l’Empire, une ou plusieurs personnes ont été acteurs
volontaires ou involontaires de la période révolutionnaire.

Le réel singulier de la petite Aurore Dupin tient aux circonstances
de sa naissance. Son père a fait une mésalliance et a épousé
sa mère un mois avant sa naissance. Elle n’est pas bâtarde à
un mois près. Son père a déjà un enfant bâtard,
Hippolyte, qu’il a eu d’une paysanne de Nohant. Sa mère a déjà
eu une fille, Caroline, de père inconnu. Aurore Dupin n’en ignore rien,
elle sera élevée avec eux.

La bâtardise, du côté de sa grand-mère paternelle,
est ce qui la lie à la famille royale. Cette grand-mère, parlant
de Louis XVIII, peut dire  » mon cousin « . Le grand-père de
cette grand-mère est Auguste de Saxe, roi de Pologne. Il a eu un fils
bâtard, avec Aurore de Koenigsmark, Maurice de Saxe, le Maréchal
de Saxe, aussi débauché que l’était son père. Il
aura à son tour une fille bâtarde avec une comédienne, Marie
Rainteau, à qui il ne donnera pas son nom de son vivant. Marie Rainteau,
après la mort du maréchal, obtiendra pour sa fille de s’appeler
Aurore de Saxe en la faisant adopter par la fille légitime du maréchal.

Cette lignée illustre, quoique bâtarde, sera commémorée
par l’alternance de deux prénoms : Maurice et Aurore. Faute de transmission
légitime du nom, les femmes organiseront la transmission de l’alternance
des prénoms. Le fils d’Aurore de Saxe, père d’Aurore Dupin, s’appellera
Maurice. Le fils d’Aurore Dupin, autrement dit George Sand, sera appelé
par sa mère Maurice Dudevant. Maurice Dudevant, à son tour, aura
une fille prénommée Aurore. Maurice et Aurore constituent une
sorte de généalogie bâtarde. Il y a un lien imaginaire particulier,
qui ne vient pas mettre en place une perte réelle. Il s’agit d’une généalogie
sans coupure, hors castration. Maurice Dupin est dans une relation sans coupure
à sa mère, Aurore de Saxe, qui avait épousé un homme
beaucoup plus âgé qu’elle, mort quand Maurice avait 4 ans. Maurice
Dupin, soldat de l’Empire, est mort accidentellement quand sa fille avait 4
ans, d’une chute de cheval. Maurice Dudevant, fils de George Sand, sera élevé,
dans son enfance, loin de son père : son père et sa mère
se sont séparés très peu de temps après leur mariage.
Toutes ces mères établiront avec leurs enfants, garçons
ou filles, des relations très passionnées.

Nous allons voir comment George Sand va, imaginairement, faire de ces femmes
les victimes des débauchés, qui porteront préjudice à
leurs enfants bâtards. Voici le premier souvenir de sa vie et il  »
date de loin « ,
dit-elle :  » J’avais deux ans, une bonne me
laissa tomber de ses bras, sur l’angle d’une cheminée et je fus blessée
au front. Cette commotion, cet ébranlement nerveux ouvrirent mon esprit
au sentiment de la vie
[on remarque au passage comment George Sand a une
espèce d’intuition du trauma et du souvenir écran]… Je vis
nettement, je vois encore le marbre rougeâtre de la cheminée, mon
sang couler, le visage égaré de ma bonne. Je me rappelle aussi
distinctement la visite du médecin, les sangsues qu’on me met derrière
l’oreille, l’inquiétude de ma mère et la bonne congédiée
pour cause d’ivrognerie « 
. Ce souvenir si précoce, à
deux ans, met en jeu des signifiants de l’histoire familiale : le sang, le laissé
tomber, et l’ivrognerie qui caractérisent Auguste de Saxe, roi de Pologne,
et Maurice de Saxe, maréchal de France.

 » Je marchai à 10 mois, je parlai assez tard, mais une fois
que j’eus commencé à dire quelques mots, j’appris tous les mots
très vite, et à 4 ans je savais très bien lire, ainsi que
ma cousine Clotilde qui fut enseignée comme moi par nos deux mères
alternativement […] Ni Clotilde ni moi n’avons gardé aucun souvenir
du plus ou moins de peine que nous eûmes pour apprendre à lire.
Nos mères nous ont dit qu’elles en avaient eu fort peu à nous
enseigner – seulement elles signalaient un fait d’entêtement fort ingénu
de ma part. Un jour que je n’étais pas décidée à
recevoir ma leçon d’alphabet, j’avais répondu à ma mère
:  » je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B « . Il paraît que ma
résistance dura fort longtemps ; je nommais toutes les lettres de l’alphabet,
excepté la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous
silence, je répondais imperturbablement :  » c’est que je ne connais pas
le B  » « .

Quel est le réel qui vient masqué sous cette lettre, quelle signification
vient-elle voiler ?…

 » Le second souvenir que je me retrace de moi-même et qu’à
coup sûr, vu son peu d’importance, personne n’eut songé à
me rappeler, c’est la robe et le voile blanc que porta la fille aînée
du vitrier le jour de sa première communion. J’avais environ 3 ans et
demi, nous étions dans la rue de la Grange Batelière, au troisième,
et le vitrier qui occupait une boutique en bas avait plusieurs filles qui venaient
jouer avec ma soeur et moi. Je ne sais plus leur nom et je ne me rappelle
spécialement que l’aînée, dont l’habit blanc me parut la
plus belle chose du monde – je ne pouvais me lasser de l’admirer, et ma mère
ayant dit tout d’un coup que son blanc était tout jaune, et qu’elle était
fort mal arrangée, cela me fit une peine étrange. Il me sembla
qu’on me causait un vif chagrin, en me dégoûtant de l’objet de
mon admiration. « 

J’émets l’hypothèse que le B et ce blanc ne qu’un même
refoulement avec le réel de la bâtardise. Cet habit blanc qui n’est
pas assez blanc, cette lettre qu’il faut passer sous silence sont le même
réel. Le paragraphe suivant évoque la tristesse qui venait à
la petite fille, quand elle chantait  » Nous n’irons plus au bois,
les lauriers sont coupés  » :  » Je me retirai de la danse
pour y penser et je tombai dans une grande mélancolie… Dans la ronde
de giroflée, girofla, il est aussi question d’un bois mystérieux
où l’on va seulette et où on rencontre le roi, la reine, le diable
et l’amour – êtres également fantastiques pour les enfants. Je
ne me souviens pas d’avoir eu peur du diable, je pense que je n’y croyais pas,
et qu’on m’empêchait d’y croire, car j’avais l’imagination impressionnable
et je m’effrayais facilement. « 

Si le B est cette lettre qui doit être refoulée comme le réel
de la bâtardise, elle est aussi ce qui avec l’imaginarisation de ce réel,
se révèlera être la lettre qui, dans l’Autre, constitue
son Heim. Le lieu de la lettre est aussi le lieu où le sujet peut
retrouver sa sécurité, son lieu de réassurance. Nous savons
que c’est dans le Berry, où se trouve la maison de Nohant, que George
Sand, tout au long de sa vie, peut retrouver ses forces, son havre, sa tranquillité.

Lacan nous dit, dans le séminaire sur le sinthome, du 11 mai 1976,
que l’inconscient tient au rapport qu’il y a entre un corps qui nous est étranger
et quelque chose qui fait cercle, voire droite infinie, et que c’est ça
l’inconscient. Pour George Sand, son rapport à l’écriture pourrait
être ce qui fait cercle, rapport avec son corps propre, pour faire image… Le
rapport imaginaire à l’écriture permet de nouer le corps au mythe,
le mythe de la bâtardise, qui fait des femmes des victimes sur quatre
générations. Ce qui ne cesse pas de s’écrire dans le symptôme,
c’est une lettre qui n’est pas liée, qui ne se lit que dans le symptôme.
Le sujet est cause d’un objet qui n’est noté que d’une écriture.

L’inscription de la lettre doit se faire dans les trois registres : imaginaire,
symbolique et réel. C’est par l’imaginarisation du réel, c’est-à-dire
par la création du mythe que la lettre se fait symbolique. Le noeud
borroméen, ce n’est pas une lettre, mais c’est une écriture qui
suppose la castration et la loi. Avec l’écriture, qui va intéresser
George Sand depuis sa plus tendre enfance, va naître, comme le dit Lacan,
 » un faire qui donne support à la pensée « .
Il y a  » précipitation du signifiant, il y a quelque chose à
quoi on peut accrocher des signifiants – la dit-mension comme l’écrit
Lacan – la mension du dit « .

Cette précipitation du signifiant, George Sand la rencontre au cours
d’un rêve qu’elle fait à 11 ans :  » Et voilà qu’en
rêvant la nuit, il me vint une figure et un nom. Le nom ne signifiait
rien que je sache. C’était un assemblage fortuit de syllabes comme il
s’en forme dans les songes. Mon fantôme s’appelait Corambé et ce
nom lui resta. Il devint le titre de mon roman et le dieu de ma religion [
]
Corambé n’était pas à vrai dire un simple personnage de
roman, c’était la forme qu’avait prise et que garda longtemps mon idéal
religieux […] Il était pur et charitable comme Jésus, rayonnant
et beau comme Gabriel, mais il lui fallait un peu de la grâce des nymphes
et de la poésie d’Orphée. […]   Et puis il me fallait
le compléter en le vêtant en femme à l’occasion – car ce
que j’avais le mieux aimé et le mieux compris jusqu’alors, c’était
une femme, c’était ma mère. Ce fut donc souvent sous les traits
d’une femme qu’il m’apparut. Corambé consolait et réparait sans
cesse. « 

De quelles lettres est fait Corambé, si nous tenons compte de ce que
nous dit George Sand elle-même, c’est-à-dire qu’il est fait de
syllabes ? Rappelons-nous cette généalogie étrange qui
fait alterner les prénoms Aurore et Maurice sur 7 générations,
et ne prenons en compte que les femmes cette fois-ci : à Aurore de KOenigsmark,
victime d’Auguste de Saxe, roi de Pologne, débauché célèbre,
nous empruntons la syllabe KO, à Marie RAinteau, victime de Maurice,
Maréchal de Saxe, débauché non moins célèbre,
nous empruntons les lettres RA, à Marie Aurore de Saxe, fille non reconnue
du maréchal de Saxe, mais adoptée par la fille légitime
du maréchal, nous empruntons la lettre M, et à Victoire DelaBorde,
épousée in extremis par Maurice Dupin un mois avant la
naissance d’Aurore Dupin, dite George Sand, nous empruntons le B. Autrement
dit, la trisaïeule, la bisaïeule, la grand-mère et la mère
de George Sand participent de leurs lettres pour écrire Corambé.
Nous sommes en présence d’une production de l’inconscient : Corambé
en est la manifestation littérale. Elle invoque à l’état
de demi-sommeil un dieu un peu païen, qui sera le support de son inspiration
littéraire et poétique. Ce dieu, elle pourra l’invoquer pendant
près de 20 ans de sa vie. Nous verrons dans quelles circonstances il
disparaîtra de façon aussi mystérieuse qu’au moment de son
apparition.

Nous savons que ce mot est un nouage symptomatique qui tente par la lettre
d’imaginariser le réel de la bâtardise, et de réaliser une
généalogie étrange, qui ne comporte que des femmes, une
construction parthénogénétique, ce qui, nous le savons,
n’est pas exceptionnel chez l’hystérique.

La mère de George Sand, à la mort de son mari, est très
mal supportée par sa belle-mère. Elles se séparent, Victoire
Dupin vient habiter Paris, mais Aurore reste avec sa grand-mère à
Nohant , ne faisant que de courts séjours à Paris. Les tiraillements
entre belle-fille et belle-mère sont incessants à propos de l’éducation
à donner à Aurore. Celle-ci ne veut plus travailler, elle veut
retrouver sa mère quitte à être aussi ignorante qu’elle.
Elle est enfermée pour trois jours dans sa chambre et sa grand-mère
refuse de la recevoir.  » Je passai ces trois jours avec Corambé.
Je lui racontai mes peines, il m’en consola en me donnant raison « 
.
Plus tard, quand elle a quatorze ans, Aurore demande à habiter avec sa
mère à Paris avec plus d’insistance encore, alors qu’elle a été
maintenue à Nohant, jusque-là, chez sa grand-mère. Sa grand-mère
s’y oppose et révèle à Aurore que sa mère mène
à Paris une vie dissipée. Aurore qui les aime l’une et l’autre
réalise quelle ne peut vivre ni avec l’une ni avec l’autre et accepte
de partir en pension dans le collège des Augustines anglaises, où
elle restera deux ans.

Durant toute son enfance, Aurore aura à défendre sa mère.
 » Elle savait à peine écrire et bâtir une phrase.
Elle n’avait aucune orthographe. Elle était infirme sur le plan de la
mémoire et n’avait jamais pu enchaîner deux faits dans son esprit.
« 
Cette mère sera sujette à des dépressions, et
si, la plupart du temps, elle a été affectueuse et gaie, elle
passe par des périodes où elle se montre exigeante, méfiante
et jalouse.

Puisque nous parlons de la difficulté d’écrire, le maréchal
de Saxe, brillant stratège, était fort embarrassé devant
une feuille de papier. Par une ironie du sort extraordinaire, pour le récompenser
de ses victoires, il fut élu à l’Académie Française.
A cette nouvelle, comme le rapporte George Sand, il commenta l’événement
:  » Je répondu que se la malet comme une bage à un cat…
« 

Le travail de la lettre et le travail en littérature est un travail
de réparation. Comme on le voit, cette réparation portait aussi
sur la langue. Mais c’est un travail de réparation concernant le dommage
fait à sa mère, aux femmes de sa famille. Corambé semble
avant tout la construction d’un grand Autre maternel. Corambé était
un personnage mythique,  » un nom sans signification aucune, dont les
syllabes s’étaient rassemblées par le hasard de quelques rêves.
Je me bornerai à rappeler que j’avais commencé, dans un âge
si enfantin que je ne pourrai le préciser, un roman composé de
milliers de romans qui s’enchaînaient les uns avec les autres par l’intervention
de Corambé et que ce personnage fantastique avait été,
pendant quelques années de mon enfance, une sorte de dieu de mon invention
auquel j’avais été par moments tout près de croire et de
rendre un culte « .

 » Le plan brisé que je suivais en composant pour moi-même,
sous le coup de ces hallucinations, un foule de romans qui rentraient dans le
néant sans être achevés, avait donc sa logique particulière,
en ce personnage mystérieux non pas omnipotent, mais doué de facultés
surnaturelles… Je ne parle ici de Corambé et de la consistance de
mes rêveries en images sensibles pour moi que comme d’un phénomène
psychique, dont je ne me défendais pas, parce qu’il avait un charme indicible,
une pureté céleste et qu’il n’avait jamais fait craindre pour
ma raison… J’ignore si cette faculté ne fût pas devenue pernicieuse.
Il ne fallait peut-être qu’un petit dérangement d’équilibre
physique pour que ces riantes visions de paysages et de jardins paradisiaques,
habités par des êtres imaginaires devinssent sombres et terrifiantes
et dans ce cas il se peut que j’eusse fini pa
r les croire réelles
« .
Nous pouvons admirer au passage la justesse des observations de
George Sand, la place respective du fantasme, du réel et du symptôme.
Son intérêt pour le phénomène psychique fait d’elle
un sujet moderne et préfigure le sujet de la psychanalyse, qui ne fera
son apparition que cinquante ans plus tard.

Corambé a une fonction, s’il est un grand Autre maternel, il met en
défaut S1 et la fonction phallique,
ce que George Sand explique à sa manière :

 » C’était un rêve permanent, aussi décousu, aussi
incohérent que les rêves du sommeil et dans lequel je ne me retrouvais
que parce qu’un même sentiment le dominait toujours. Ce sentiment c’était
l’amour. Je savais par les livres que l’amour existe dans la vie et qu’il est
le fond et l’âme de tous les romans et de tous les poèmes. Mais
ne sentant rien en moi qui pût m’expliquer pourquoi un être s’attachait
exclusivement à la poursuite d’un autre être, dans cet ordre d’affections
inconnues, hiéroglyphiques pour ainsi dire, je me préservais avec
soin d’entraîner mon roman sur le terrain glacé de mon imagination.
Il me semblait que si j’y introduisais des amants et des amantes, il deviendrait
banal et ennuyeux. En revanche, l’amitié, l’amour filial ou fraternel,
la sympathie, l’attrait le plus pur régnaient dans cette sorte de monde
enchanté ; mon coeur comme mon imagination était tout entier
dans cette fantaisie et quand j’étais mécontente de quelqu’un
ou de quelque chose dans la vie réelle, je pensais à Corambé
avec presque autant de confiance et de consolation que la vérité
démontrée. « .

On voit que la lettre comme S annule le fonctionnement de S comme représentant
de la dimension phallique. Elle fait taire S1. Non seulement Aurore renonce
à l’usage de son sexe, pour établir un pacte avec l’Autre, mais
ce que ce dieu de son inspiration lui dicte, elle ne peut rien en écrire.
Ces mille romans qui n’en qu’un autour de Corambé, elle ne pourra pas
les coucher sur le papier. A ce dieu, elle ne cesse de faire des sacrifices.
En pension, après avoir été une des plus diables des pensionnaires
durant la première année, elle traverse une période mystique
et projette de prendre le voile. A la figure énigmatique du père
réel se substitue un père symbolique de nature religieuse. Le
renoncement à l’exercice sexuel sera le sacrifice, le don à l’Autre.
C’est au regard dans l’Autre qu’il s’agit de satisfaire. A la sortie du collège,
elle épouse Casimir Dudevant sans amour, leur mariage est d’emblée
un complet ratage. Ils ont deux enfants dont ils se disputeront la garde pendant
plus de dix ans.

Mais c’est aussi le choix de la séparation avec son époux qui
va la contraindre à acquérir son indépendance et à
se mettre à écrire. Sa première tentative sera la rédaction
de  » Rose et Blanche « , un roman écrit en collaboration avec
Jules Sandeau. L’année suivante, en 1832, elle publie son premier roman
Indiana, signé George Sand, qui est salué par de nombreux
articles. Il aura fallu cette relation à Jules Sandeau, qui est aussi
son amant, pour que tombe l’interdit de la jouissance sexuelle et du même
coup son inhibition à l’écriture. Un autre Jules tient une grande
place dans sa vie au même moment, c’est Jules Néraud, qu’elle appelle
le Malgache à cause de ses voyages outre-mer, mais qui était berrichon
comme elle. Il était très amoureux d’elle et porte un jugement
sur son roman Lélia, second roman après Indiana,
dans une lettre qui nous intéresse :  » Que diable est-ce là
? Où avez-vous pris tout cela ? Pourquoi avez-vous fait ce livre ? D’où
sort-il, où va-t-il ? Je vous savais bien rêveuse, je vous croyais
croyante au fond ; mais je ne me serais jamais douté que vous puissiez
attacher tant d’importance à pénétrer les secrets de ce
grand peut-être, et à retourner dans tous les sens ce grand point
d’interrogation dont vous feriez mieux de ne pas vous soucier plus que moi…
mais qui donc est l’auteur de Lélia ? Est-ce vous ? Non. Ce type c’est
une fantaisie ; ça ne vous ressemble pas, vous qui êtes gaie, qui
dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère,
qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal, et qui faites
très bien les confitures ! Peut-être bien après tout que
nous ne vous connaissions pas et que vous nous cachiez sournoisement vos rêveries.
« 
On le voit, Jules Néraud s’étonne du clivage que George
Sand établit dans son existence entre la vie qu’elle mène où
elle fera la preuve de la plus grande liberté et les personnages de ses
romans. Elle réservera à ses romans les développements
de son fantasme où l’héroïne belle, désespérée,
honnête, respectera le contrat de mariage, en lui sacrifiant sa vie sexuelle,
alors qu’elle est invinciblement attirée par un homme inquiétant,
débauché, cynique, qui usera de mille artifices pour la séduire.
Au moment de céder, elle demandera à Dieu de la protéger.
Un autre personnage masculin, droit, dévoué à l’extrême,
éperdument amoureux de la jeune femme, mais sublime par le sacrifice
de sa propre sexualité, vouera sa vie à la protéger. Ceci
explique que les romans de George Sand semblent extraordinairement démodés.
Remarquons cependant que la clientèle de ce genre de littérature
se maintient toujours et fait la fortune des auteurs de romans de gare. Interrogeons-nous
cependant sur ce qui a pu faire l’immense succès des romans de George
Sand qui paraissaient à l’époque en feuilleton. Elle nous en donne
elle-même un début d’explication :  » J’ai lieu de croire
que mon histoire intellectuelle est celle de la génération à
laquelle j’appartiens et qu’il n’est aucun de nous qui n’ait fait dès
son jeune âge un roman ou un poème… Je ne donnerais aucun
développement au récit de cette fantaisie de mon cerveau, si je
croyais qu’elle n’eût été une bizarrerie personnelle. Car
mon lecteur doit remarquer que je me préoccupe beaucoup plus de lui faire
repasser et commenter sa propre existence
[elle s’adresse bien entendu
à ses
contemporains] celle de nous tous, que de m’intéresser
à la mienne propre ; mais j’ai lieu de croire que mon histoire intellectuelle
est celle de la génération à laquelle j’appartiens. « 

Elle fera de longs développements sur ce thème, dans Lettres
d’un voyageur
où elle développe cette idée du désenchantement
qui a pesé sur la génération romantique. Le réel,
sous l’aspect qui touche au lien social, pour sa génération, tient
à la révolution et aux guerres napoléoniennes. Le père
d’Aurore, Maurice Dupin, était militaire, il s’était enrôlé
volontaire en devançant la conscription de I798. Il portait le grand
sabre, la toque rouge et le dolman vert des chasseurs. Dans une lettre à
sa mère, il évoque le maréchal de Saxe, son grand-père,
qui s’était également porté volontaire, pour expliquer
sa vocation militaire. Il ne semble pas douter que la gloire est sur son chemin.
Etre soldat de la République ne satisfait pas pour sa mère toutes
ses ambitions. Elle enverra cependant ses diamants pour aider son fils à
acheter son équipement.

Je donne ces petites notations pour montrer comment toute la société,
à la veille du XIXe siècle, est profondément marquée
par des idéaux patriotiques et guerriers, même si tous ne partagent
pas les idéaux de la Révolution. Dix ans plus tard, Maurice Dupin
meurt accidentellement, sans avoir connu la gloire, mais Aurore gardera le souvenir
empanaché des uniformes paternels. Elle se passionnera pour les campagnes
napoléoniennes, et participera imaginairement à l’immense déception
de la campagne de Russie.

Nous sommes en 1812.  » J’avais 8 ans quand j’entendis débattre
pour la première fois ce redoutable problème de l’avenir de la
France. Jusque-là, je considérais ma nation comme invincible et
le trône impérial comme celui de Dieu lui-même. On suçait
avec le lait l’orgueil de la victoire. La chimère de la noblesse s’était
agrandie communiquée à toutes les classes. Naître français,
c’était une illustration, un titre. L’aigle était le blason de
la France toute entière . « 

 » J’avais des rêves bizarres, des élans d’imagination
qui me donnaient la fièvre et remplissaient mon sommeil de fantômes.
Ce fut alors qu’une singulière fantaisie, qui m’est restée longtemps
après, commença à s’emparer de mon cerveau, excité
par les récits et les commentaires qui frappaient mes oreilles. Je me
figurais à certain moment de ma rêverie que j’avais des ailes,
que je franchissais l’espace et que ma vue plongeait sur les abîmes de
l’horizon, je découvrais les vastes neiges, les steppes sans fin de la
Russie blanche, je planais, je m’orientais dans les airs, je découvrais
les colonnes errantes de nos malheureuses légions, je les guidais vers
la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me tourmentait le plus, c’était
de me figurer qu’elles ne savaient pas où elles étaient et qu’elles
s’en allaient vers l’Asie, s’enfonçant de plus en plus, vers les déserts,
en tournant le dos à l’occident. Quand je revenais à moi-même,
je me sentais très fatiguée et brisée par le long vol que
j’avais fourni, mes yeux étaient éblouis par la neige que j’avais
regardée, j’avais froid, j’avais faim, mais j’éprouvais une grande
joie, d’avoir sauvé l’armée française et son empereur « .

Aurore participe avec la même intense activité onirique aux événements,
quand la nouvelle parvient à Nohant que l’empereur est débarqué
et marche sur Paris.  » Beaucoup de gens redevenaient bonapartistes
qui avaient crié « A bas le tyran » et traîné le drapeau tricolore
dans la boue. Je ne comprenais pas assez cela pour en être indignée,
mais j’éprouvais un dégoût involontaire et comme un ennui
d’être au monde. Il me semblait que tout le monde était fou et
je revenais à mon rêve de la campagne de Russie et de la campagne
de France. Je retrouvais mes ailes et je m’en allais au devant de l’empereur
pour lui demander compte de tout le mal et de tout le bien qu’on disait de lui.

 » Une fois, je songeai que je l’emportais à travers l’espace
et que je le déposais sur la coupole des Tuileries. Là, j’avais
un long entretien avec lui, je lui faisais mille questions et je lui disais
:  » Si tu me prouves par tes réponses que tu es, comme on le dit, un
monstre, un ambitieux et un buveur de sang, je vais te précipiter en
bas et te briser sur les marches de ton palais ; mais si tu te justifies, si
tu es ce que j’ai cru le bon, le grand, le juste empereur, le père des
Français, je te reporterai sur ton trône et avec mon épée
de feu je te défendrai de tes ennemis. » Il m’ouvrit alors son coeur et
m’avoua qu’il avait commis beaucoup de fautes par un trop grand amour de la
gloire, mais il me jura qu’il aimait la France et que désormais il ne
songeait plus qu’à faire le bonheur du peuple. Sur quoi je le touchai
de mon épée de feu qui devait le rendre invulnérable.

 » Pour n’y plus revenir, je dirai que, lorsque le Bellérophon
l’emporta à Sainte-Hélène, je fis chavirer le navire en
le poussant avec mon épée de feu ; je noyai tous les Anglais qui
s’y trouvaient, et j’emportai une fois encore l’empereur aux Tuileries, après
lui avoir fait promettre qu’il ne ferait plus la guerre pour son plaisir. Ce
qu’il y a de particulier dans ces visions, c’est que je n’y étais point
moi-même, mais une sorte de génie tout puissant, l’ange du Seigneur,
la destinée, la fée de la France, tout ce qu’on voudra, excepté
la petite fille de onze ans, qui étudiait sa leçon ou arrosait
son petit jardin pendant les promenades aériennes de son moi fantastique…

 » Je n’ai rapporté ceci que comme un fait physiologique. Ce
n’était pas le résultat d’une exhaltation de l’âme ni d’un
engouement politique, car cela se produisait en moi dans mes pires moments de
langueur, de froideur et d’ennui, et souvent après avoir écouté
sans intérêt et comme malgré moi ce qui se disait à
propos de la politique. Je n’ajoutai aucune foi, aucune superstition à
mon rêve, je ne le pris jamais au sérieux, je n’en parlai à
personne. Il s’emparait de moi par un travail de mon cerveau tout à fait
imprévu et indépendant de ma volonté. « 

Si nous voulons comprendre dans quelles circonstances a pu émerger Corambé,
en tant que formation de l’inconscient, nous devons tenir compte de l’événement
qui a marqué Aurore en août 1815. Elle a vu passer à Nohant
le défilé lamentable des armées de la Loire.  »
Nous vîmes passer des régiments de toutes armes, des chasseurs,
des carabiniers, des dragons, des cuirassiers, de l’artillerie, et ces brillants
mameluks avec leurs beaux chevaux et leur costume de théâtre, que
j’avais vus à Madrid. Le régiment de mon père passa aussi,
et les officiers dont plusieurs l’avaient connu, entrèrent dans la cour
et demandèrent à voir ma grand-mère et ma mère.
Elles les reçurent en sanglotant, prêtes à s’évanouir.
[…] Nous remarquâmes, mon frère et moi, que les réconciliations
du nouveau pouvoir avec l’armée s’opéraient toujours en commençant
par les plus haut grades. Ainsi, vers la fin du passage, les officiers supérieurs
arboraient avec satisfaction des étendards fleurdelisés, brodés,
disait-on par la duchesse d’Angoulême et qu’elle leur avait envoyés
en signe de bienveillance. Les officiers de moindre grade se montraient irrésolus
ou sur la réserve. Les sous-officiers et les soldats étaient tous
franchement et courageusement bonapartistes, comme on disait alors, mais quand
vint l’ordre définitif de changer de drapeau et de cocarde, nous vîmes
brûler des aigles dont les cendres furent littéralement baignées
de larmes. Quand les derniers uniformes eurent disparu dans la poussière
de nos routes, nous sentîmes tous une grande tristesse et une grande fatigue.
Nous avions assisté au convoi de la gloire, aux funérailles de
notre nationalité. « 

Nous avons dit que Corambé disparaît après avoir accompagné
George Sand pendant près de vingt ans, quand elle passe à l’écriture
de ses romans Indiana et Lélia.  » Mes personnages
prirent une autre manière de se manifester. Je ne les vis plus flotter
dans un coin de ma chambre, ni passer dans mon jardin à travers les arbres
: mais en fermant les yeux, je les vis plus nettement dessinés, et leurs
paroles, n’arrivant plus à mon oreille par de mystérieux murmures,
se gravèrent plus distinctes dans mon esprit. Un autre phénomène
se produisit encore que je ne peux en rien expliquer ; c’est que j’eus à
peine terminé mon premier manuscrit, qu’il s’effaça de ma mémoire,
non pas peut-être d’une manière aussi absolue que les nombreux
romans que je n’avais jamais écrits, mais au point de ne plus m’apparaître
que vaguement. Si je n’avais pas mes ouvrages sur un rayon, j’oublierais jusqu’à
leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains de mes romans que je
n’ai pas eus à revoir en épreuves depuis quelques semaines, sans
que sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu’ils sont de moi. « 

Que se passe-t-il pour George Sand avec ces phénomènes d’amnésie
? Il semble que par l’opération de l’écriture, elle tente de s’approprier
cette langue Autre qui sans cesse lui échappe. Tente-t-elle d’en faire,
par l’écriture, l’assise de la langue commune ? Chaque fois qu’il y a
irruption du refoulé, c’est-à-dire ce réel de la bâtardise,
chaque fois que des éléments de cette langue Autre viennent parasiter
le langage, elle l’entend comme une manifestation du désir pour ce père
qu’il y aurait lieu de refouler, auquel elle a à renoncer, à sacrifier.
Ce qu’elle semble appeler, c’est une opération de castration enfin définitive.
L’amnésie semble redoubler l’opération du refoulement, une opération
que nous pouvons situer à la limite du symbolique et du réel et
qui en assurerait la jonction. Cette opération, liée au refoulement,
est commandée par son rapport au nom du père pour qu’il lui assure
son abri. Corambé, grand Autre maternel cède la place et s’estompe.
Son rapport à S1 n’est cependant pas
assuré. Elle n’est pas toute au père, comme le sont les femmes.
Son rapport particulier à l’écriture lui permet une double lecture
de l’Autre, l’une qui lui donne accès à la jouissance phallique
avec les amants de son choix, l’autre qui organisera son inspiration littéraire,
dans la répétition d’une plainte adressée aux pères,
ordonnée par son fantasme auquel elle n’a nullement renoncé.

Le choix de son pseudonyme fait avec la parution de ces deux romans, Indiana
en 1832 et Lélia en 1833, nous en donne la preuve. Jules Sandeau
est un de ses premiers amants. Elle a écrit avec lui, et sous son nom,
ses premiers articles de critique littéraire. Il l’encourageait beaucoup
à écrire de son côté, mais par modestie ne voulut
pas faire paraître Indiana sous son nom,  » n’acceptant
la paternité d’un livre auquel il était complètement étranger.
L’éditeur trancha la question par un compromis : Sand resterait « .

J’émettrai une hypothèse : George Sand ne pouvait pas ignorer
qui était Karl Sand, un Allemand, assassin illuminé d’Auguste
Kotzebine, agent servile et méprisé de la Russie, en mars 1819.
L’empereur Alexandre de Russie exigea sa mort. Karl Sand passa au rang de héros
national et sa mémoire fut longtemps honorée. Or Auguste est le
prénom de son trisaïeul, roi de Pologne. George Sand avait lu l’histoire
de Charles XII, célèbre oeuvre de Voltaire qu’elle cite abondamment
à propos de son trisaïeul. Autant Charles XII, roi de Suède,
est honnête, courageux et loyal, dans la très longue guerre qui
l’oppose à Alexandre, empereur de Russie et à Auguste II, roi
de Pologne, autant ses adversaires se montrent déloyaux, fourbes et lâches.
En s’identifiant à Karl Sand, elle peut jouer le rôle de celui
qui fait justice à l’endroit d’Auguste II, roi de Pologne, qui fut effectivement
lui aussi l’agent servile et méprisé de la Russie. Si mon hypothèse
est exacte, les rêves et les rêveries de la petite Aurore à
propos de Napoléon s’éclairent d’un jour nouveau. Il s’agit toujours
du même règlement de compte avec son illustre trisaïeul.

Quant au choix de son prénom, elle nous dit qu’il évoque son
origine berrichonne et l’homme de la terre, en pensant aux Georgiques de
Virgile. C’est sa grand-mère Dupin de Francueil qui avait acheté
la terre de Nohant qui devait constituer pour George Sand la terre de tranquillité
et d’inspiration de sa vieillesse. Sand, le nom qu’elle s’est choisi, la fait
imaginairement l’agent de la castration du père sans loi, le père
de la horde aux innombrables bâtards, par identification au héros
illuminé, assassin d’Auguste. L’imaginarisation du réel mène
à une opération de symbolisation qui n’opère que par l’écriture,
ce qui a fait d’elle un écrivain.