Communiquer avec les enfants sourds
28 novembre 2014

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DOLTO Françoise
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D. M. L. : Donc, c’est l’absence totale de commu­nication qui faisait que ces enfants étaient considérés comme profondément perturbés.

F. D. : Voilà. Ce sont des enfants qui n’avaient de communication que par rapport à leurs besoins rois.

D. M. L. : Besoins rois, pouvez-vous préciser ?

F. D. : Naturellement ils vivaient, ils étaient même superbes au point de vue physique ! La mère savait comprendre les signaux de la faim, des besoins. Tout était en termes de besoins. Pour signifier quelque chose, soit par rapport au langage des parents à leur égard, soit pour eux, ils avaient besoin du corps de l’autre, ils avaient besoin de quelque chose à leur corps, mais il n’y avait pas de véritable communica­tion. Il y a parfois des signaux, des coups d’œil, chez les enfants très intelligents, et on croit de ce fait qu’ils sont entendants mais qu’ils refusent de parler. Mais ce n’est pas vrai, ils sont à la recherche, au guet d’une communication de coups d’œil, de mimiques, d’ambiance, de climat affectif et ils sont générale­ment beaucoup plus intelligents que les autres, ceux qui continuent de faire croire qu’ils ne sont que caractériels. Et puis il y en a beaucoup qui tombent dans la débilité apparente parce qu’il n’y a pas eu assez de signaux, justement, venus de la part de la mère à distance de leur corps. Alors, devant ce fait, j’ai pensé qu’il devrait y avoir une langue codée et j’ai appris qu’il y avait la langue des signes, et c’est ça qui m’a intéressée aux enfants sourds et à la langue des signes.

D. M. L. : Mais alors à quel moment pourrait-on introduire la langue des signes comme moyen de communication ?

F. D. : Moi je dis : dès le début de la vie. Dès qu’il y a possibilité pour l’enfant de percevoir, de recher­cher du regard sa mère, c’est à ce moment-là qu’un enfant sourd devrait recevoir le code de la langue des signes. Par exemple, tout ce qu’elle va faire pour lui, elle le lui dit avant, et puis une fois que sont termi­nés les soins au corps à corps, elle lui dit ce qu’elle a fait, et puis lorsqu’il regarde quelque chose, elle lui dit le signe de cette chose. Et c’est pour ça que les parents qui savent qu’ils ont un enfant sourd ne doi­vent pas se désespérer, ils doivent au contraire se dire : « Il faut que j’apprenne la langue des signes. » Et c’est énorme, parce que les parents qui ont un enfant sourd se sentent aussi découragés de ne pou­voir communiquer avec lui. Bien sûr qu’il y a des enfants intelligents qui comprennent le mouvement des lèvres, je dirais qu’ils intuitionnent le langage que leur mère veut avoir avec eux, mais il se trouve aussi que des parents qui ne sentent pas l’enfant les appe­ler puisqu’il ne fait pas de vocalises sont peu enclins à lui parler.

D. M. L. : Et on aurait tendance à le laisser seul sans communiquer avec lui.

F. D. : Oui, et c’est pour ça que si on enseigne aux parents la langue des signes, alors ils peuvent faire quelque chose pour intéresser leur enfant à ce qui va se faire, à ce qui s’est fait, et aussi à ce qui va se pas­ser. Imaginez un bébé qui déjà connaît bien sa mère, et qui la voit. Parce qu’elle a entendu arriver l’auto de son mari, elle sait qu’il est en train d’arriver, elle va vers la porte et le père arrive. Pour l’enfant, cette mère fait de la haute magie, elle va vers la porte et quelqu’un entre. Et lui, il va essayer d’en faire autant comme tout enfant qui imite sa mère, il va vers la porte et puis rien ne vient, bien sûr. Mais si elle peut lui expliquer l’arrivée de l’auto qu’elle a entendue, si elle peut lui expliquer qu’il n’entend pas, qu’il n’a pas les perceptions par les oreilles, alors qu’elle les a, il comprend autrement son être-au-monde et il comprend autrement la relativité de la puissance toute magique des autres.

D. M. L. : Oui, mais alors certains vous diront que si les enfants apprennent la langue des signes, ensuite ils n’accepteront pas aisément une rééducation qui les démutisera.

F. D. : C’est faux. Si on a pensé cela, c’est parce que c’étaient des enfants qui, parce qu’ils étaient sourds, étaient absolument encoqués dans leur milieu familial et étaient à la limite phobiques de tout contact extérieur à leur espace humain et à leur mai­son, le coin qu’ils connaissaient. Aussi ils avaient un traumatisme, traumatisés par le contact avec les autres enfants et les autres adultes, et ils fuyaient ce qui pouvait venir des adultes. Mais ils n’avaient pas été introduits par le langage de la mère à la commu­nication avec les autres personnes. Ça arrive aussi avec les enfants entendants, des enfants qui ont été plusieurs fois, sans y être préparés du tout par le lan­gage, abandonnés par la maman un jour, deux jours, même une journée à la garderie, ensuite ils sont abso­lument pots de colle. Et les enfants sourds qui sont restés jusqu’à deux ans, trois ans uniquement dans les signaux compris par leurs familiers, bien sûr ils ont très peur des autres, du reste de la population.

Mais les enfants sont curieux d’apprendre tout ! Et s’ils sont préparés à la fréquentation de tous, alors ils ont une curiosité très grande de tous les autres lan­gages. La preuve en est la curiosité des enfants enten­dants pour le langage des signes des non-entendants. Eh bien c’est la même chose : les non-entendants ont une curiosité pour la manière de communiquer entre eux des entendants s’ils ont été préparés à aimer la société.

D. M. L. : Et vous avez donc souhaité vous-même promouvoir cette langue des signes auprès des parents.

F. D. : Oui, et nous avons même fondé une asso­ciation qui est articulée à l’Institut Saint-Jacques des jeunes sourds, à Paris, qui s’appelle Communication précoce entendants non-entendants (CPENE), et nous sommes tout un groupe qui travaillons à pro­mouvoir les moyens d’enseignement aux parents, par l’audiovisuel, de la langue des signes pour tout ce qui concerne la communication avec un enfant de zéro à trois ans. Vers deux ans et demi, trois ans, un enfant ainsi préparé pourra aller avec les autres enfants en profitant, comme sa mère et toute la famille, de l’enseignement qu’il aura reçu d’une personne spécialisée ou d’une école spécialisée. Mais l’important c’est que l’enfant ait été préparé à cette communica­tion avec tout un chacun, entendant ou non-entendant, et qu’au début, aidé par des personnes spécialisées, peut-être aussi par des appareillages pour ceux chez qui c’est possible, il puisse être en rapport le plus longtemps possible dans sa journée et dans sa semaine avec le tout-venant et non avec un enseignement seulement spécialisé. L’enseignement spécialisé sera nécessaire pour la langue orale, écrite, et la bonne prononciation verbale et gutturale de la langue orale, mais tout ceci me semble devoir être préparé de zéro à trois ans et c’est pour ça que nous y travaillons au CPENE, c’est un travail qui com­mence 9.

L’entretien qui suit a eu lieu quelques années plus tard, en juin 1988, soit deux mois avant le décès de Françoise Dolto. Nous avions poursuivi l’entretien sur les enfants sourds avec un objectif précis, issu du travail mené dans le cadre de l’Association enfance communicante (AEC), dont elle était la fondatrice. Outre une consultation pour parents d’enfants sourds et la création d’une maison Arc-en-ciel10 ouverte aux très jeunes enfants sourds et entendants et à leurs parents, l’AEC s’était donné pour objectif la production d’une série de documents audiovisuels qui devaient enseigner la langue des signes aux parents entendants d’un bébé sourd afin de lui per­mettre de se situer parmi les êtres et les choses. Pour Françoise Dolto, cette introduction à la langue des signes dès le plus jeune âge devait favoriser l’accès de l’enfant au symbolique. Chacun des documents fil­miques – nous avions travaillé sur une dizaine de scé­narios – devait être introduit par Françoise Dolto. Son état de santé ne permettant pas qu’on la filme, elle avait accepté cette interview sur les thèmes que nous avions ensemble sélectionnés : biberon, bain, distinction entre l’animé et l’inanimé, nomination de la parentèle, de la surdité, etc. Les propos seraient alors introduits en off sur les images réalisées. Mais le décès de Françoise Dolto, en août 1988, a mis un terme à ce projet. Il en reste cet entretien.

D. M. Lévy

2. Le signe*

D. M. L. : J’aimerais que tu rappelles pourquoi il est indispensable que les parents d’un nourrisson lui parlent, que ce nourrisson soit sourd ou entendant.

F. D. : C’est important parce que l’être humain se construit sur un trépied qui est : besoin, désir et relation. Alors, tout ce qui lui est donné en matérialité (besoin de nourriture, besoin de soins de propreté), tout cela éduque son corps à des sensations de corps, et ne l’éduque pas aux variations de plaisir et de moindre plaisir s’il n’y a pas des mots de la mère qui accompagnent sa propre modulation à elle de contentement ou de moindre contentement de son enfant. Et si la mère ne peut pas le signifier par un autre moyen que le corps à corps, il n’y a pas de vie symbolique. C’est comme si un enfant était un petit chiot élevé par sa maman chienne. Il faut du langage pour que la vie symbolique que tout être humain possède – sans arrêt il est dans la fonction symbo­lique depuis sa conception – puisse structurer cette personne comme un sujet et non pas comme un objet d’un autre objet plus grand, plus volumineux et plus tactile, comme quelqu’un qui n’est qu’une source de besoins qui serait la mère. Je ne sais pas si c’est clair mais c’est comme ça que je comprends la nécessité de s’occuper extrêmement tôt de la signification à l’enfant de ce qu’on fait pour lui.

D. M. L. : Que pourrais-tu préciser de la fonction symbolique ?

F. D. : Elle existe chez tout être humain, c’est un langage intérieur. L’être humain a la parole, ce qui ne veut pas dire un langage verbal. Il a la parole, c’est-à-dire qu’il a la possibilité d’une représentation de ce qui le fait vivre, et vivre c’est avoir des varia­tions entre le plaisir et la peine.

D. M. L. : Donc l’enfant sourd a la parole, d’une certaine façon ?

F. D. : Il a la parole, tout à fait. Il n’a pas le lan­gage verbal mais il est construit par le verbe comme nous le sommes tous, c’est-à-dire le langage, matrice de tous les langages qui est la relation entre des per­ceptions triangulaires qui permettent à un sujet de se sentir, dans un corps objet, un sujet de désir, un sujet qui est aussi un objet de besoins mais qui est un sujet de relations avec un autre être qui s’il parle est humain, s’il ne parle pas est un être végétal ou ani­mal.

D. M. L. : Donc, en clair, cela signifie que sur toutes les fonctions de l’être humain : manger, déféquer…

F. D. : … il faut des signifiants verbaux, pas tou­jours une langue parlée auditive – ça peut être une langue exprimée par des signes -, mais un code de relations entre deux sujets qui ont tous les deux un corps qui a des sensations.

D. M. L. : Alors, parlons de ces sensations, et peut-être du bain. C’est un moment très important, un moment privilégié ?

F. D. : Oui, parce que l’enfant retrouve, avec le bain, une sensation qu’il a connue in utero dans les eaux amniotiques. Et en même temps il n’y respirait pas et maintenant il respire, donc il éprouve une sen­sation qu’il retrouve. Et il a besoin que sa maman lui parle de l’eau, de l’eau qui est chaude, qui est trop froide, pas assez chaude ou pas assez froide, lui fasse couler de l’eau en lui disant : « L’eau coule », lui donne des verbes concernant cette eau dont il a la perception par d’autres moyens que ceux qu’il avait avant. C’est-à-dire que maintenant, il l’a par les yeux, pas par les oreilles. Mais quand, par exemple, il en reçoit dans le nez et que ça le gêne, ou dans les yeux et que ça le pique, qu’elle le lui dise. Il faut des mots, des verbes qui traduisent les sensations agréables ou désagréables que l’enfant éprouve au bain.

D. M. L. : Il faut des mots pour les sens, mais qu’en est-il du sens manquant de l’enfant ?

F. D. : Puisque la mère ne sait pas qu’il est sourd, elle ne connaît pas ce sens manquant, elle va donc lui parler. Un enfant qui entend, il aime plonger ses oreilles dans l’eau. La maman lui dit : « Quand tu as tes oreilles dans l’eau, tu entends moins bien qui quand elles sont sorties de l’eau. ». Elle peut dire la même chose à un enfant sourd. Il a entendu ça ? Peut-être, on n’en sait rien, mais il a eu une perception de l’eau dans ses oreilles, et sa mère lui fait un petit discours là-dessus. La mère a à parler ce qu’elle ressent, l’enfant en entend ce qu’il a à en entendre et ça ne regarde pas la mère ce qu’il en entend. Et c’est ça qui est embêtant : quand les mères savent que leur enfant est sourd, elles ne leur parlent plus comme avant, et c’est mauvais pour l’enfant parce que tout enfant intuitionne le langage, même s’il ne l’entend pas. Du fait que quelqu’un veut communiquer avec un enfant, authentiquement communiquer, cet enfant a l’entendement de ce qui lui est dit. Et nous en avons la preuve avec des nourrissons qui jusqu’à trois ou quatre mois entendent tous les langages de la terre, chinois, japonais, indo-américain, etc., si la personne qui leur parle veut communiquer avec eux. C’est vers trois, quatre, cinq mois que l’enfant en arrive à avoir besoin des manières de s’exprimer auditivement de la mère, y compris de l’accent. Un enfant du Midi n’entend pas une personne du Nord quand elle dit les mêmes choses que la mère, à partir de quatre, cinq mois. Avant il l’entend aussi bien que si elle parlait chinois. Donc l’enfant est dans le verbe mais, peu à peu, il s’initie aux codes de la relation à la mère et au père. Voilà pour les sensations que l’enfant éprouve. Mais il a besoin que sa mère lui dise aussi ce qu’elle ressent à travers lui, pour lui, avec lui, puisque c’est une dyade vraiment fusionnelle par moments tout à fait, et par moments moins fusionnelle quand le père est là, quand il y a plusieurs personnes là, mais c’est toujours à travers la mère que l’enfant perçoit le monde, donc à travers ce qu’elle lui donne comme variations de perceptions.

D. M. L. : Tu dis que l’enfant intuitionne. Est-ce qu’il n’y a pas des choses qu’il faut dire de façon très claire et très précise et que l’enfant ne peut pas réel­lement intuitionner comme, par exemple, la parenté ou d’autres choses.

F. D. : Il intuitionne parfaitement la parenté. C’est peut-être même la chose qu’il intuitionne la première et sur laquelle on le trompe le plus souvent. Un enfant sait très bien qui est la mère de sa mère. Mais quand on appelle grand-mère n’importe quelle brave dame à cheveux blancs, on lui brouille les idées. Et c’est ça qu’il faut dire aux mères : parlez juste à vos enfants car ils sentent juste, et si vous parlez faux vous trompez leurs sensations, et peut-être encore plus un enfant sourd qu’un enfant entendant parce que l’enfant entendant entend beaucoup de per­sonnes parler et peut réparer une erreur dite par la mère. L’enfant sourd, non.

D. M. L. : Et l’interdit de l’inceste, serait-ce aussi une intuition ?

F. D. : L’interdit de l’inceste est intuitionné par le fait même de la chasteté de la mère et du père dans leur relation à l’enfant. Il est vrai qu’il y a des parents qui sont incestueux avec leur enfant sans s’en rendre compte, et c’est grâce à la parole seulement que l’enfant entend quelque chose qui correspond à ce qu’il a comme sensations. Une mère qui dévore son enfant de baisers est une mère incestueuse pour un nourrisson. Une mère qui l’embrasse d’une façon symbolique, c’est-à-dire qui fait un geste comme si elle le goûtait – ce qu’est le baiser – mais qui n’en fait pas plus, eh bien elle ne le cannibalise pas et c’est déjà du symbolique. Mais il y a des mères qui justement n’ont pas de symbolique et satisfont un besoin en embrassant leur enfant en le mordillant, et elles lui donnent des sensations érotiques qui sont du type incestueux pour l’enfant bien que, si on leur disait ça, elles seraient fâchées. Ce sont des enfants qui ont besoin, plus que d’autres, d’entendre l’interdit de l’inceste au moment où eux-mêmes ont des mouve­ments volontaires vis-à-vis de ceux qu’ils aiment. Mais déjà à la naissance, la rupture du cordon ombi­lical – la relation à la mère qui n’est plus que tactile et qui n’est plus fusionnelle par le courant sanguin -, c’est déjà un début de ce que nous appelons la castra­tion, c’est-à-dire la relation interdite de total contact comme l’enfant le voudrait et certaines mères aussi.

D. M. L. : Et la différence des sexes ?

F. D. : La différence des sexes ne peut pas se com­prendre chez un enfant très tôt. Il en a l’intuition puisque les nourrissons de deux ou trois jours ont déjà l’intuition olfactive de l’homme ou de la femme. Et ils ont l’intuition de savoir auditif, ceux qui ne sont pas sourds, puisqu’ils perçoivent davantage in utero la voix masculine, la voix basse aux fréquences basses, plutôt que la voix féminine aux fréquences hautes. Donc la différence des sexes fait partie, dès l’origine, des perceptions variantes reconnaissables par l’enfant.

D. M. L. : Mais est-ce que cela aussi doit être dit, signifié ?

F. D. : Ça l’est, c’est pas que ça doit. Tu ne vois pas des parents qui ne disent pas, au moins à la nais­sance : « C’est un garçon. »

D.L. : Des parents muets ne le signifient pas, enfin pas toujours.

F. D. : L’enfant a une perception de sa mère fémi­nine, par l’olfaction, quand il est passé à travers ses voies génitales, et du père qui n’a pas la même odeur. Les hommes et les femmes n’ont pas la même odeur, les enfants sont tout à fait clairs là-dessus. Nous, nous avons oublié, mais les enfants pas du tout. C’est d’ailleurs par l’odeur qu’ils reconnaissent les hommes et les femmes. Pas besoin de leur dire. Évidemment c’est mieux de coder ce qu’ils ressentent. Tout doit être codé, je te l’ai dit au début. Si on ne code pas, l’enfant le sait tout de même, mais il n’est pas encore dans la relation aux humains concernant cette per­ception.

D. M. L. : Dans tes consultations, tu disais qu’il fallait expliquer, distinguer l’inanimé et l’animé, le vivant et le mort.

F. D. : L’animé et le vivant, c’est ce à qui on peut faire du mal. C’est important, le mot, avec les enfants entendants. Le mot, c’est « blessé » ou « cassé ». Il y a beaucoup d’enfants qui disent d’un enfant qui s’est fait mal : « Il est cassé. » Non, il est « blessé ». Les choses se cassent, les humains sont blessés ou sont malades, et c’est important. Voilà des mots qui sont très importants à dire à un enfant quand il parle d’une poupée en disant qu’elle est malade. Non, c’est une poupée, elle est abîmée, mais elle n’est pas malade. Ce qui est malade se répare naturellement. La vie répare ce qui a été blessé par une maladie ou par un incident physique, tandis que les objets, il faut les raccommo­der, ce ne sont pas du tout les mêmes mots.

D. M. L. : En ce qui concerne les émotions, ne crois-tu pas que des enfants sourds, en particulier, peuvent être débordés par leurs émotions ?

F. D. : Tous les enfants qui n’ont pas de mots pour les dire peuvent être débordés par leurs émotions. Je me rappelle un enfant qui éprouvait une émotion d’une violence de joie qu’il ne pouvait pas maîtriser, qui se tordait de douleur tellement il avait mal au ventre de plaisir, et qui criait à sa mère : « Mais qu’est-ce que j’ai ? Je suis malade, je suis trop content, j’ai mal au ventre, j’ai mal au ventre. » Et la maman lui a dit : « Mais tu es ravi ! » Tout de suite il a pu se mettre sur ses jambes, il avait quatre ans, et aux quatre points cardinaux de la pièce où il était, au plafond, il a crié aux quatre coins de la pièce : « Je suis ravi, je suis ravi, je suis ravi. » Et il a dit : « Heureusement que tu m’as dit un mot, sinon je crois que mon ventre éclatait. »

D. M. L. : C’était le mot juste ?

F. D. : C’était un mot, ce n’était peut-être pas le mot juste, mais c’était un mot nouveau qui traduisait une émotion insupportable au point de vue somatique. Donc ce qui est intéressant, c’est que son frère plus jeune, qui avait deux ans un quart à ce moment-là, qui a éprouvé la même joie indicible et immaîtri­sable, disait à son grand frère et à la cantonade, en sautant sur place : « Tu n’as qu’à dire : « Caca, caca, caca, caca, ça arrange tout !  » » Et le grand avait beau essayer de dire « Caca », ça ne faisait rien du tout, et heureusement que la mère a trouvé le mot : « Tu es ravi. » Voilà un exemple des enfants entendants. Alors un enfant sourd, certainement il peut être débordé de joie ou débordé de peine, et ça se traduit somatiquement. D’ailleurs on sait qu’il y a des enfants qui sont encoprétiques, soit par émotion désagréable, soit par émotion agréable. Ils n’ont pas de mots pour dire leur peine ou leur joie, et alors au lieu de chercher un mot, au moment où ils sont en train de lâcher leurs excréments hors de propos – puisqu’ils sont déjà des enfants continents -, on les gronde d’être incontinents alors que c’est la seule manière qu’ils ont d’exprimer un trop-plein de jouissance douloureux ou de jouissif plaisir. Il faut des mots, les humains ne peuvent pas vivre sans mots.

D. M. L. : Je reviens au sens qui manque à l’enfant, à la surdité.

F. D. : Mais je pense qu’il ne lui manque rien du tout. C’est nous, parce que nous sommes entendants, qui nous disons qu’il leur manque quelque chose. Ça existe, des humains voyants, qui ont le talent, le don de la « voyance ». On ne dit pas de ceux qui ne sont pas « voyants » qu’il leur manque quelque chose, parce qu’il n’y a pas tellement de gens qui sont « voyants ». Mais c’est pareil. Comme il y a beau­coup de gens qui sont entendants, on croit qu’il manque quelque chose à ceux qui n’entendent pas. Il ne leur manque rien du tout pour vivre, sauf si ceux qui les éduquent, les parents, trouvent qu’il leur manque quelque chose. Mais les enfants sourds ont tout ce qu’il faut pour se développer et entrer dans un code de communication avec les autres.

D. M. L. : Il y a tout de même des moments où il faut faire comprendre à un enfant sourd qu’il y a quelque chose qu’il n’a pas pu comprendre.

F. D. : Ce sera assez tard qu’il rencontrera des enfants qui s’expriment, comme on peut rencontrer quelqu’un qui vous dit une « voyance », et puis on dit : « Il est complètement fou, celui-là. » Et en effet cette personne a raison puisque l’accident dont elle parle ou le tremblement de terre qu’elle a ressenti, tout le monde l’apprendra quelques heures après par le journal11. Mais quand cette personne raconte ça, on dit : « Cette personne-là vaticine. » Il ne manque rien aux enfants sourds, ils sont différents de ceux qui sont entendants. Ils font, à ceux qui sont entendants, manquer de pouvoir de relations à eux. Donc, il faut que les parents comprennent ça, que leur enfant a tout ce qu’il faut pour vivre, à condition qu’ils lui donnent des codes qui remplacent le code auditif des autres.

D. M. L. : Et quels sont ces codes ?

F. D. : Ce sont des visuels de la bouche qui prononce, ou des signes qui disent les lettres, enfin tout ce qui est la langue qu’on a inventée pour les sourds12. Mais les sourds entre eux n’ont même pas besoin de code parce qu’ils se comprennent.

D. M. L. : Oui, mais ils ont un besoin de communication.

F. D. : Ils communiquent, mais beaucoup plus corps à corps si on ne leur a pas donné des codes de signification de ce qu’ils ressentent à distance du corps à corps. Et c’est la distance du corps à corps qui permet la communication symbolique. C’est ça, ce qui est chez les humains.

D. M. L. : Est-ce important de faire comprendre à un enfant, tout petit, la notion de temps ?

F. D. : C’est sûrement important, bien que ce soit tout à fait faux. Nous vivons sur ce faux, mais c’est important de le mettre au courant du faux qui est important pour nous. Maintenant on a des heures jusqu’à la minute près, etc., autrefois on parlait de la première, de la deuxième, de la troisième heure, c’était des moments de la journée un petit peu flous, ça suffisait aux humains, maintenant ça ne suffit plus depuis que la technologie est si avancée.

D. M. L. : Mais, dans le temps, il y a transforma­tion des choses, les saisons…

F. D. : Sûrement, c’est leur observation des saisons. Mais le temps des saisons n’est pas le même que le temps d’une journée pour un enfant. Pour lui, le temps est scandé par la vue et la non-vue de sa mère et de ceux qu’il aime, dont il dépend, et peu à peu il faut lui montrer que le temps c’est plus abstrait que cela, comme à tous les enfants, ni plus ni moins aux sourds qu’aux autres.

D. M. L. : En ce qui concerne les objets familiers, est-ce qu’il y a une relation de l’enfant aux objets familiers, aux jouets, par exemple, qui a besoin d’être signifiée ?

F. D. : Jamais les parents ne peuvent signifier à un enfant sa relation à ses jouets. C’est une relation tel­lement intime et tellement personnelle qu’il n’y a pas de mots dessus. Les relations que nous avons aux objets sont indicibles. On peut dire le nom du jouet. Nous ne pouvons parler que de ce qui est commun, la couleur, le contexte, la matière du jouet, mais le plaisir que l’enfant y éprouve et ce qu’il traduit de lui à travers la relation à cet objet, les parents ne le sau­ront jamais. Ils ne peuvent que respecter l’affection, l’attachement qu’un enfant a pour un jouet, le res­pecter d’autant plus que ce jouet est délabré, et peut-être plus encore pour un enfant sourd que pour un enfant entendant, car il a besoin de garder des jouets qui datent du début de sa vie humaine.

D. M. L. : Pourquoi pour lui plus que pour les autres ?

F. D. : Parce qu’il n’a pas les mots auditifs, les ber­ceuses, les souvenirs auditifs, les souvenirs qu’un enfant a depuis le premier jour de sa vie. Donc il a des souvenirs visuels, tactiles et olfactifs, dont il faut lui laisser la matérialité parce que c’est le souvenir de lui, de lui avec sa maman dès l’origine.

D. M. L. : Et qu’est-ce qui peut remplacer précisé­ment la berceuse au moment de l’endormissement ou du coucher de l’enfant sourd ?

F. D. : Ce qu’on voit quelquefois, c’est le tic-tac d’une pendule, le jeu des mobiles dans l’air, dans un rythme. Il faut de toute façon que ce soit quelque chose de rythmé puisque le sommeil c’est l’entrée dans un rythme différent dans la relation aux êtres et aux choses, différent du rythme de la vie animée d’éveil. Donc, c’est la transition entre l’animation active volontaire et l’animation végétative du rythme lent de la respiration et de la paix des organes. Et les berceuses ont pour effet de donner un rythme à deux temps, alors que la vie est à trois temps, à quatre temps, à cinq temps. La berceuse est un rythme à deux temps qui correspond au tic-tac que l’enfant a entendu in utero du cœur de sa mère, de son propre cœur qu’il entend sur l’oreiller s’il est entendant. Et s’il n’est pas entendant, il a la perception des tic-tac de son cœur tout de même, il a eu la perception de son cordon ombilical qui battait sous sa main quand il le touchait. Donc c’est ce retour à deux temps, ces deux temps rythmés, signe de base de la vie végéta­tive. Il faut retrouver quelque chose d’analogue à la berceuse pour un enfant sourd, ne serait-ce que le bercement qui, pour tous les enfants, qu’ils soient entendants ou sourds, correspond à la sensation de plaisir fœtal qu’ils retrouvent.

D. M. L. : En ce qui concerne le mot « non », la négation. Pour toi, c’est un mot important ?

F. D. : Oui, parce que c’est celui qui crée le sujet, par rapport à l’objet. C’est la dénégation « A pas, pas moi », et ça veut dire : « Pas moi, toi ». Il y a une dis­tance, et ce mot crée le sujet dans un corps, qu’on peut appeler un objet tout de même. Mais c’est un sujet qui ne veut pas que l’autre sujet communique au point de la confusion des corps, la confusion des perceptions.

D. M. L. : Donc c’est un mot à « signer » (coder en langue des signes), également ?

F. D. : Sûrement, naturellement, et que la mère géné­ralement emploie dès le début. Il y a deux mots que les mères disent tout le temps aux enfants, c’est : « Ah, non » ou « Attends ». Les enfants entendent « Attends » et « Ah non ». « Ah non » en français, c’est comme si elles disaient le petit de l’âne ! « Ah non », « Pas ça », « Ah touche pas », il y a du « pas », il y a du « non », il y a du « attends ». C’est la purée de signifiance entre l’enfant et sa maman.

D. M. L. : De la purée ?

F. D. : De la purée de mots, purée de sens que l’enfant peu à peu discrimine comme étant accom­pagnée de sentiments de sa mère. Alors, évidemment, ces mots-là, il faudrait que la mère les code très tôt avec les enfants sourds parce que ce sont des mots auxquels on ne pense pas. Si on mettait un micro­phone dans la chambre du bébé avec quatre ou cinq mamans, et qu’ensuite on analyse ce qui est sorti le plus souvent, je crois qu’on trouverait : «Ah non », « Pas ça », et « Attends ».

D. M. L. : Tout ça est inhibant finalement.

F. D. : Ce n’est pas inhibant, ça veut dire : « L’autre, mais pas moi », ça crée justement un autre différent de soi avec qui on est en relation13.

D. M. L. : Est-ce qu’il y a d’autres mots qui te paraissent fondamentaux ?

F. D. : Le prénom est fondamental. C’est pour ça que c’est si mauvais qu’un enfant soit appelé de sur­noms de chat ou de chien, ou qu’on déforme son pré­nom, parce que quand il commence à parler – je parle des entendants -, l’enfant déforme son prénom. Donc, il y a le prénom à dire d’une façon claire et même signifié par la bouche d’une façon claire par la mère pour un enfant entendant, c’est très important le prénom.

D. M. L. : Et il doit être signifié aussi à un enfant non entendant ?

F. D. : Oui, peut-être plus dans le signe de sa bouche, et qui ne soit pas un petit mot d’amour à la place de son prénom. Il faut que l’enfant puisse entendre son prénom, en avoir l’entendement – quand je dis « entendre » c’est pas toujours auditif -, que ça le concerne, que c’est de lui qu’il est question.

D. M. L. : Peut-être pourrais-tu dire quelque chose sur donner le biberon, qui pourrait être précisément un corps à corps mais où il y a l’introduction d’une distance par la parole et le geste.

F. D. : Oui. La mère doit coder qu’elle prépare le biberon en le montrant, en montrant qu’elle le rem­plit, et le rapporte avec du lait dedans. Elle le montre vide, elle le montre avec du lait, puis elle le lui donne, et après elle dit : « Tu as fini ton biberon. » Il faut dire le mot, il faut qu’il voie le biberon être une chose, laquelle devient le récipient de ce qui va lui donner le plaisir et la satisfaction de sa faim, et qu’après on puisse lui signifier : « C’est fini, il n’y en a plus. » Il y a le « y en a plus », « a plus » que les mères disent, et que l’enfant très tôt dit « a pu ». Voilà, les enfants entendants quand ils ont fini quelque chose, il y a « fini » et « a pu », et c’est parce que la mère le dit à l’occasion du biberon.

D. M. L. : Peux-tu préciser ces notions de désir et de besoin ?

F. D. : Justement, c’est ça : le besoin c’est terminé, et le désir continue. C’est fini quant au besoin, mais c’est pas fini quant au désir. « À plus » quant à la médiation matérielle entre la mère et l’enfant, mais il y a encore les caresses, la parole, le plaisir, le sourire, et tout ça continue. « À plus » concerne la matérialité du lien mais le lien symbolique affectif continue.

D. M. L. : Pour ce qui est des autres satisfactions des besoins du corps, est-ce que tu ne crois pas que l’enfant sourd pourrait être, plus qu’un autre enfant encore, dans la confusion ?

F. D. : Plus, je ne crois pas, non. Peut-être qu’un enfant sourd doit, plus tôt qu’un enfant entendant, être éveillé à l’adresse manuelle et à la discrimination du jeu de ses doigts les uns par rapport aux autres. D’abord parce que ça l’aidera pour la langue des signes, et ensuite parce que ça l’aidera a déplacer le faire du sphincter bouche ou du sphincter anus sur le sphincter imaginaire et symbolique que sont nos mains. Alors c’est possible que ce que j’ai décrit dans ce qu’on appelle « l’image du corps14 », la bouche qui se vit dans la main et la main-bouche, et puis la main qui est un sphincter fabriquant, comme modelant de la terre c’est, pour l’enfant, les sensations qu’il a à son corps, dans la figure : la bouche, et dans le péri­née : l’anus qui travaillent la matière. Et peut-être qu’il faut, plus tôt qu’à un autre, montrer à un enfant sourd qu’il a ce moyen-là de parler, de s’exprimer par ce qu’il fait avec ses mains. Parce qu’un enfant qui fait beaucoup avec la bouche n’est pas stimulé à faire avec les mains quand on comprend les phonèmes qu’il dit. Tandis que l’enfant qui n’a pas de pho­nèmes s’exprime par le dessin, par le modelage, par son adresse manuelle sur les choses, en montrant une chose à sa mère, en y touchant, et la mère aussi en lui signifiant par le toucher, par ce qu’elle fait avec les mains, ce qu’elle veut lui faire comprendre. Les mains, qui sont importantes pour tous les humains, sont particulièrement à éduquer chez les enfants sourds, très tôt. On risque, avec l’enfant sourd, de l’attirer trop à regarder la figure de la mère – ce qu’il fait pourquoi pas assez volontiers -, mais on risque que ses mains ne servent plus que de poings à taper ou d’objets partiels de son corps pour agir sur la matière. Il faut donc très tôt inclure les mains dans la signifiance humaine des variations.

D. M. L. : Il faut dire la surdité à l’enfant lui-même.

F. D. : Oui. Il faut qu’il sache qu’il n’entend pas, qu’il n’a pas des repères comme sa mère en a, par exemple, quand la maman entend le père qui rentre avec sa voiture. Elle se prépare à le recevoir, elle va ouvrir la porte et le père apparaît, et ce n’est pas étonnant que l’enfant sourd, si on ne lui a rien expli­qué, s’il est déjà capable de marcher, aille ouvrir la porte quand il désire voir son père. Et il se sent minable de ne pas le faire apparaître alors que sa mère, elle, le fait apparaître quand elle veut. Elle doit lui expliquer qu’elle a entendu avec les oreilles et que lui non, il ne peut pas entendre avec les oreilles, elle a entendu le papa qui arrivait avec la voiture et lui fait signe de la voiture, qu’il est là, qu’il va monter l’escalier, qu’il va venir et qu’elle ouvre la porte. Alors, il comprend tout un cheminement, dans l’espace, du corps de son père qui vient, qui a été perçu à distance par sa mère, sinon l’enfant vit comme un impuissant au milieu de tout le monde magique, et puissant magiquement. C’est indispen­sable de dire à l’enfant sa non-perception de ces signes-là.

* Entretien réalisé en 1981.

* Entretien réalisé en juin 1988.