Je vais évoquer ce soir dans la suite de notre propos quelque chose qui me paraît… enfin une façon d’aborder Lituraterre. Je ne vais pas aborder Lituraterre directement : je vais commencer par évoquer un certain nombre de points difficiles qui sont à la fin de leçon 6 .
Je vous proposerai d’abord quelques remarques qui seront parfois un peu générales et parfois un petit peu plus proches du texte ; il y a un point que Lacan, d’une certaine manière, résout dans ce séminaire, c’est justement quelque chose qui tranche de la vieille opposition classique entre le général et le particulier. Nous aurons à y venir puisque c’est une des difficultés de cette leçon qui va très bien nous introduire à Lituraterre.
Donc, un des points de ce séminaire c’est justement de tenir un propos qui ne soit pas un propos pris dans les prestiges de la logique classique, qui sont les prestiges de la pensée, ceux sur lesquels s’appuie généralement un discours tenu par ce que l’on appelle un « maître ».
Vous savez que Lacan ne s’exprimait pas comme un maître. Lui-même d’ailleurs le rappelle et je crois que c’est bien d’y insister. En tout cas c’est tout à fait dans le propos tout au long de ce séminaire, même si ce n’est pas toujours dit explicitement. Au début du séminaire, Lacan dit « D’un discours… » et il ajoute : « Ce n’est pas du mien qu’il s’agit. » (p.11) Autrement dit ce n’est pas un discours de maître, ce n’est pas un discours qui vise à affermir les attributs d’un nom propre.
Je le dis parce qu’à la même époque à peu près, un petit peu après, quand il écrit la préface l’Avis au lecteur japonais, des Écrits, Lacan dira, de mémoire hein je vous dis ça, mais Lacan dira : « J’essaie de démontrer, à des « maîtres », à des universitaires, voire à des hystériques, qu’il y a un autre discours que le leur qui est apparu ». Et il dit, toujours de mémoire mais vous retrouverez ça, il dit « la difficulté c’est que comme je suis le seul à le tenir » … Donc, ce qui fait entendre ceci : c’est que lui tiendrait un discours qui ne serait pas du semblant ; on peut tout à fait considérer que le discours analytique a un versant de semblant mais qu’ il a aussi un versant où il est effectivement tenu, c’est-à-dire qu’il y a une sorte d’équivocité -et pourquoi n’y en aurait-il pas ? Les places que définissent les discours, les termes que les discours permettent de manipuler, n’assurent pas, ne garantissent en aucune façon, il est à peine besoin de le dire, ne garantissent en aucune manière le fait qu’on soit dans le discours analytique ou qu’on tienne le discours psychanalytique. Le discours analytique en tant qu’il est tenu, en tant qu’il est proféré, articulé… ce discours-là, c’est un discours qui ne serait pas du semblant, on peut le dire comme ça.
Claude, tu me diras si tu es d’accord. Autrement dit, le discours analytique peut être du semblant tout aussi bien que les autres. Et d’ailleurs Lacan le dit : « Il y a des cabinets qui ne sont pas d’accord, des cabinets d’analystes, qui ne sont pas d’accord avec ce que je dis. Et moi je suis aussi en désaccord avec un certain nombre de cabinets d’analystes. » Autrement dit, il situe les choses très concrètement… au niveau même de la pratique et de son orientation et de son style.
C’est pourquoi quand je vous dis que je vais faire des remarques qui essayeront d’être pour certaines un peu générales et pour d’autres un peu plus articulées au texte, il ne s’agit pas d’aller du général et du particulier, mais d’essayer de tenir compte du fait que ce séminaire est un séminaire qui se trouve justement en train de déplier une logique qui n’est pas celle du général et du particulier, qui est celle notamment de ce que Lacan va aborder à la fin de la leçon 6 : ce qu’il appelle le pas plus d’un.
Le pas plus d’un, qui n’est pas facile, mais qui s’éclaire si on se rend compte que c’est une tentative de sa part de déplacer, de bouger la logique traditionnelle qui nous anime, qui nous affecte, je dirais, et qui est la logique aristotélicienne.
Encore une remarque pour souligner le fait que Lacan dit d’un discours qui ne serait pas du semblant, « ce n’est pas du mien » qu’il s’agit. « Ce n’est pas du mien qu’il s’agit », ce n’est pas un discours, je disais, qui renforce un nom propre mais dans l’Avis au lecteur japonais, il dit « on me l’attribue ».
« On me l’attribue », c’est-à-dire qu’on considère que ce discours c’est le mien, c’est celui de Lacan. Et moyennant quoi, « à me l’attribuer, dit-il, ils pensent – ces maîtres, ces universitaires voire ces hystériques, comme il le dit – à me l’attribuer, ils pensent en être bientôt débarrassé ».
Parce que effectivement si c’est le discours de Lacan, eh bien quand il cessera de le tenir on aura enfin la paix. Et c’est un propos d’une grande actualité ! Je veux dire que l’analyste est obligé de rencontrer cette place où réellement il est en quelque sorte à l’endroit de cette méprise nécessaire.
De quoi s’agit-il ? Je vais prendre la leçon 6, dans sa terminaison. La dernière fois, Claude a très pertinemment parlé de La lettre volée, donc je n’y reviens pas explicitement du moins, parce que les choses sont liées. Je reprends la leçon, à partir du moment où Lacan évoque le statut et la fonction de l’écrit. Alors, je vais partir de là, p.110 de la dernière version de l’ALI. Il dit « …l’Oedipe, c’est un mythe écrit, et je dirai même plus, c’est très exactement la seule chose qui le spécifie. »
Quand il dit l’Oedipe c’est un mythe écrit, je vous invite à vous poser cette question : de quoi parle-t-il ?
Parce que l’Oedipe, la pièce de Sophocle, ce n’est pas tout à fait un mythe écrit. Il existe beaucoup de versions du mythe d’Oedipe. Je ne pense pas que ce soit de ça que Lacan parle.
Je pense qu’il parle de l’Oedipe tel que Freud le formule et le reformule dans Totem et tabou, c’est-à-dire au fond l’Oedipe en tant que formulation par Freud de l’interdit porté sur la mère – il y viendra après – en tant que cet interdit est représenté par le père qui possèderait toutes les femmes.
Cet écrit, Lacan souligne que ça pourrait faire croire puisque que c’est quelque chose d’inscrit, que ça pourrait faire conclure, enfin pas conclure… voilà la citation au début de cette page 110 :
« Alors ce mythe écrit pourrait très bien passé pour être en somme l’inscription de ce qu’il en est du rapport sexuel. Je voudrais tout de même vous faire remarquer certaines choses… Voilà,… »
En fait, l’Oedipe tel que Freud le formule, en particulier dans Totem et tabou est un mythe écrit.
Claude remarquait, à un moment donné dans l’année, que Totem et tabou était le seul mythe moderne et que c’était en plus un mythe – et c’est peut-être ça qui le spécifie – qui a une forme logique assez unique précisément parce qu’il n’a qu’une forme – celle que Freud lui a donnée. C’est un mythe écrit, alors que tous les mythes d’habitude sont parlés.
Or ce mythe justement à sa façon, articule un impossible. C’est la manière dont Freud vient isoler un réel qu’il n’isole que mythiquement c’est-à-dire que le père possède toutes les femmes ; et Lacan souligne c’est quelque chose d’impossible. Il est impossible de posséder toutes les femmes. Ne serait-ce que pour ça, c’est bien l’énoncé d’un impossible.
C’est la façon dont Freud se débrouille avec quelque chose que Lacan, lui, va pointer d’une façon peut-être beaucoup plus radicale et notamment dans cette leçon, dans la dimension de l’écrit. Mais il souligne comment Freud en articulant cet impossible, le père possédant toutes les femmes, du coup le sujet en quelque sorte étant arrêté, là, dans son rapport à un partenaire sexuel, étant arrêté par un interdit.
Le partenaire sexuel en l’occurrence c’est la mère, c’est la mère qui est visée comme partenaire. C’est avec la mère qu’il y aurait rapport sexuel si rapport sexuel il pouvait y avoir.
Il le dit à la page 112 :
« Le partenaire en l’occasion est bien en effet réduit à une, mais pas n’importe laquelle : celle qui t’a pondu. »
C’est là qu’il y aurait partenaire, s’il y avait partenaire, mais c’est aussi ça qui est frappé d’interdit. Donc ce qu’évoque Freud dans son mythe, c’est qu’à l’endroit du sexuel, il n’y a pas de rapport.
Mais c’est évoqué sous forme mythique; c’est-à-dire que l’impossible qui s’y rattache et les enjeux, en quelque sorte, de ce non rapport ne sont pas encore chez Freud complètement… sont loin d’être complètement mis au jour. Et vous allez voir que ça a des conséquences extrêmement importantes notamment concernant la logique. Et la logique, c’est aussi ce que montre Lacan dans cette leçon a un rapport immédiat, direct, avec ce qu’il en est du sexuel.
Alors bon, je vous demande de m’excuser si vous avez l’impression que mes propos parfois tournent autour du même point. Je pense que c’est parce que il y a là une difficulté que l’on ne peut pas exposer comme dans un cours, que l’on ne peut pas exposer comme dans un propos justement qui serait de l’ordre du général ou du particulier.
Tout en indiquant que Freud inscrit l’impossible du rapport sexuel sous forme mythique, Lacan avance quelque chose d’extrêmement important et d’extrêmement nouveau par rapport à Freud : il évoque le mathématicien Brouwer et ce que l’on appelle en mathématiques la multi-unité. Et là sans s’attarder plus sur cette multi-unité (et aussi parce que je ne suis pas mathématicien), Lacan évoque la fonction du père d’une façon un petit peu inédite. Il dit « Le père est là… dans sa fonction radicale » et que c’est là que Freud échoue.
Que Freud échoue, ça veut dire à la fois que Freud vient échouer sa barque, si je puis dire, à cet endroit-là et ça évoque aussi quelque chose d’une aporie chez Freud. C’est à la fois l’aporie et le point où Freud en est resté.
Notez qu’ici, quand Lacan évoque cette fonction, il dit : « … le Père est là… Le père est là pour s’y faire reconnaître dans sa fonction radicale… », il y a là quelque chose qui ne peut pas ne pas évoquer la question que Lacan avait laissée ouverte de son séminaire sur Les noms du Père.
Là, il va parler de « la fonction du père tout à fait radicale » celle « … qu’il a toujours manifestée… » dit-il ; « … et chaque fois qu’il s’est agi du monothéisme, par exemple. Ce n’est pas pour rien que Freud vient échouer là, c’est qu’il y a une fonction tout à fait essentielle qu’il convient de réserver comme étant à l’origine, à très proprement parlé, de l’écrit. C’est ce que j’appellerai le pas plus d’un » (p. 111).
Alors…Est-ce que ce pas plus d’un ce serait quelque chose que l’on peut illustrer, que l’on peut montrer comme étant le trait ?
Le pas plus d’un, c’est le trait. Une fois précédente, j’avais montré que ce trait peut s’écrire de différentes manières.
Dans notre langue, il n’a pas le statut d’une lettre mais dans la langue chinoise, c’est pourquoi ça intéresse Lacan, il a le statut d’une lettre.
Freud a échoué, a abouti et en même temps s’est heurté à un échec sur la fonction de ce qu’il en est là radicalement du père, du père dans sa fonction radicale.
Qu’est-ce que… comment entendre ce passage de Lacan ? Vous voyez là, je prends le texte d’assez près.
Ce que nous pouvons, nous, entendre comme cette fonction radicale du père, c’est le trait de la jouissance en tant qu’elle s’inscrit comme impossible : la jouissance en tant qu’elle s’inscrit comme impossible.
Il n’est pas, comment dire, il n’appartient pas à la jouissance en elle-même de s’inscrire comme impossible. La jouissance ce qui la spécifie, c’est qu’elle s’inscrit. Elle s’inscrit où ? Elle s’inscrit sur un corps.
Vous voyez, là nous sommes dans des notions en quelque sorte de base. Mais ce qui est tout à fait, comment dire, improbable parce que ce n’est pas déductible, ce qui est tout à fait improbable, ce qui n’est pas de l’ordre de la preuve mais de l’ordre du fait… mais ce fait, seule la psychanalyse le démontre, c’est qu’il y a quelque chose, il y a de la jouissance qui s’inscrit comme interdite.
Et c’est précisément ce trait, ce trait que nous pouvons dire phallique qui vient, et qui vient effectivement dans notre civilisation, pas plus d’une fois, qui vient seulement une fois, ça s’appelle le refoulement originaire, chez nous. Il vient en quelque sorte donner une trace, une marque, une lettre, du manque, d’un manque dans la jouissance du corps, et spécifier ce manque comme impossible à jouir, c’est-à-dire comme sexuel, c’est ça que ça veut dire chez nous. Le trait de l’interdit, la barre de l’interdit, c’est la castration.
Je dis que c’est ça ce que ça veut dire chez nous, parce que l’un des points, très important mais pas facile dans Lituraterre, ce sera de suivre Lacan dans son cheminement à travers ce que lui apportent l’écriture chinoise et l’écriture japonaise. Dans ces écritures-là, eh bien ce trait, le pas plus d’un est répétable. Il est répétable parce qu’il ne s’inscrit pas du tout de la même manière que pour nous. Il s’inscrit avec une mise en jeu du corps qui fait qu’il est répétable. C’est dit Lacan, je cite de mémoire « c’est le singulier de la main qui écrase l’universel, c’est la calligraphie. »
Il n’y a pas ça chez nous. Chez nous, ce trait, Freud a appelé ça, le refoulement originaire.
Ce trait, une fois qu’il est mis en place, eh bien, il est mis en place.
Il est tellement mis en place que, chez nous, il n’y a pas de lettre pour le commémorer.
Ça, c’est quelque chose qui devrait intéresser Marika (Bergès-Bounes), parce que je pense que dans la clinique avec les enfants – mais pas seulement d’ailleurs- c’est un point tout à fait important, que les enfants apprennent à un certain moment, moment que Bergès situait précisément lorsque l’enfant, dans notre civilisation, renonce d’une certaine manière… (là c’est moi qui le dis comme ça) renonce tout à fait à l’imaginarisation de la lettre, je veux dire qu’il est prêt à l’inscrire comme pur trait, débarrassée de sa charge imaginaire.
Dans la civilisation chinoise, il n’est pas certain que les choses en soient à ce point de refoulement, en quelque sorte entériné socialement. La preuve en est que, chez nous, ce refoulement a suffisamment opéré pour que il n’y ait plus de lettres qui soient identifiables à ce trait. Ce trait, quand je l’écris au tableau comme ça : ——– vous ne le lisez pas, n’est-ce pas ? On ne lit pas ce que j’ai écrit au tableau. On ne peut pas le lire, on ne peut pas dire c’est un « I », on ne peut pas dire c’est un « L », on ne peut pas dire… parce qu’il manque quand même quelque chose, ce n’est pas lisible, alors qu’en chinois, ça se lit. En tout cas, celui de gauche il se lit. C’est le UN justement. C’est une lettre.
Alors, vous voyez que ce pas plus d’un vient inscrire… ce pas plus d’un, c’est-à-dire ce qui s’inscrit de fait pour poser une jouissance en tant qu’interdite – la jouissance sexuelle – ça, ça se fait en Chine comme chez nous, mais ce pas plus d’un… pourquoi pas plus d’un ?
Parce qu’il vient inscrire un impossible comme un fait. Je m’explique, et c’est là que Freud a touché une certaine limite de son élaboration. Pourquoi ?
Lacan ne l’explicite pas mais je vous propose de l’entendre de la façon suivante : il nous dit que Freud échoue sur cette « fonction radicale du père », en particulier dans le monothéisme, évidemment il fait là allusion au Moïse de Freud. Comment pouvons-nous entendre ce que Lacan évoque là de l’échouage en quelque sorte de Freud avec le Moïse ?
On peut l’entendre comme ceci, je vous le propose en tout cas. C’est que Freud reconnaît dans Moïse, la figure de l’Autre qui vient en quelque sorte arrêter – c’est-à-dire mettre un terme, donner un arrêt, fixer – ce qui, pour le sujet, pour « Je », va avoir valeur de loi et d’interdit.
Vous savez que c’est ce que dit Freud, que cette fameuse…cette loi, cette loi que nous pensions pour les Juifs, être la nôtre, eh bien il faut reconnaître qu’elle vient de l’Autre. Et si Freud ne le formule pas comme ça, parce qu’il n’avait pas à sa disposition cette catégorie. Enfin, ce n’est pas une catégorie justement. Il n’avait pas ce terme, extraordinairement fécond, logiquement, que Lacan invente et qui est le terme du grand Autre. Parce qu’en fait, ce que fait Freud, c’est qu’il donne une figure imaginaire de ce lieu Autre, d’où nous vient la loi.
La Loi, nous ne le la tenons pas de nous-mêmes, c’est de l’Autre que nous la tenons mais Freud ne le dit pas comme ça. Il dit que Moïse était de l’autre côté de la frontière en quelque sorte. Enfin, j’exagère ! il dit qu’il était un Égyptien.
Freud n’avait pas les catégories pour le dire, de façon aussi radicale.
Il ne dit pas : « Moïse était au lieu de l’Autre ». Il dit : « Moïse était un étranger, Moïse était Égyptien ».
Nous, alors vous voyez que ce pas de Freud consiste à avoir repéré là un bord, mais qu’il n’a pu le repérer – on ne peut pas lui faire reproche, il n’avait pas tous les outils en même temps, si je puis dire – que sur un mode imaginaire. C’est pourquoi Lacan a pu dire -je le cite de mémoire- que Freud avec son Moïse, il nous emmoïse. Effectivement, il nous emmoïse. Il nous imaginarise le truc. Le truc, c’est quoi ? C’est que, cette limite posée à la jouissance, autrement dit ce qu’on appelle la loi, elle nous vient de l’Autre.
Mais si chez Freud ça prend l’aspect d’un autre, chez Lacan, ça prendra un aspect beaucoup plus radical, ce sera le lieu de l’Autre.
C’est de là que nous vient la loi ; on pourrait tout simplement dire qu’elle nous vient de la structure du langage. Parce que c’est le langage qui nous « met dedans » tout le temps et que c’est le langage que la psychanalyse permet de reprendre en compte.
Le lieu de l’Autre, c’est le langage. C’est de là que nous vient la loi. Le langage, en tant qu’il trouve à s’articuler au corps. C’est-à-dire à ce qui jouit.
Comment le langage s’articule-t-il au corps?
Eh bien, il ne peut pas s’y articuler autrement que sous l’effet d’une loi. C’est-à-dire d’un interdit. C’est-à-dire d’un manque. Sinon vous ne pouvez pas fabriquer un langage qui s’articule à quoi que ce soit. Pour qu’il s’articule à quelque chose, il faut qu’il y ait ce que Lacan a appelé, dans le séminaire précédent le plus de jouir, qui est une soustraction de jouissance. Il faut bien qu’il y ait ça, minimalement, d’articulation du corps au langage pour que quelque chose de la loi, d’une loi, puisse venir du fait même du langage.
Mais, encore une fois, cette formulation-là, Freud ne l’avait pas sous la main. C’est pour cela qu’il a inventé le Moïse, moyennant une certaine imaginarisation de ce dont il s’agissait.
Nous, nous pouvons, effectivement grâce à Lacan, identifier le lieu de l’Autre, comme étant ce lieu où s’inscrit et d’où nous vient ce qui va avoir valeur d’impossible, de loi, d’impossible dans l’articulation de la jouissance et du corps, à savoir : la jouissance comme sexuelle.
Ça, c’est ce que Lacan nomme le pas plus d’un.
C’est ce trait qui spécifie -non, il ne spécifie rien justement- c’est ce trait qui marque, qui indique. Je dis qu’il ne spécifie rien car « Spécifier », ça veut dire indiquer une espèce. Justement, ce trait n’indique aucune espèce, puisqu’il indique un impossible.
Ce trait donc, nous pouvons dire que c’est le trait phallique, dans la mesure où le trait phallique, eh bien c’est le trait de l’interdit porté sur la jouissance phallique justement, la jouissance du phallus.
Dans ce séminaire, la jouissance du phallus, c’est ce que Lacan repère comme étant précisément impossible. En tout cas pour un homme. Pour une femme, c’est un peu différent. Mais j’y reviendrai.
Donc vous voyez, dans le mouvement de cette leçon, il y a :
Le pas plus d’un comme trait, c’est l’impossible à écrire de la jouissance sexuelle.
Et le pas plus d’un comme trait, comme je l’ai marqué-là au tableau, ce trait désigne l’impossible à écrire de la jouissance en tant que sexuelle.
Nous pouvons poser, je pense que ce n’est pas exagéré, que ce trait-là, ce pas plus d’un, on peut considérer que c’est le trait qui fait distinction entre un signifiant et un autre signifiant, puisque c’est de ce trait que s’articulent les différents discours.
Les quatre discours ne font qu’évoquer ce pas plus d’un et l’impossible qu’il indique.
Et au-delà des quatre discours, tout ce qui se produit de langage, est articulé à ce trait. Donc, il ne me paraît pas illégitime d’identifier ce trait – le pas plus d’un – et la barre entre deux signifiants puisque, nous l’avons déjà évoqué dans notre séminaire avec Claude, à savoir ce qui est au principe de la structure, de ce que Lacan appelle ainsi, c’est-à-dire du langage et de ses effets, répartis, distribués, sur le corps et aussi bien sur le lien social, sur les corps.
Cette barre donc, au principe de la structure la plus simple du langage, c’est ce que les différents termes et les différentes places des quatre discours illustrent diversement.
Et d’ailleurs, un petit peu plus tard dans la leçon, Lacan dira que les quatre discours ne font qu’essayer, de manière inadéquate, d’articuler cet impossible. Comme si, justement, il était articulable. Mais il ne l’est pas, puisque cette barre est l’écriture de cette impossibilité.
Il le dit après. On ne va pas trop regarder le texte à la loupe mais je pense que ça vaut la peine de faire quelques ponctuations ici et là. « Revenons, dit-il, à ce qui nous paraît essentiel ».
Ah oui ! Une petite remarque d’abord. À propos du sujet. Une remarque assez fulgurante.
Parce que ce pas plus d’un, Aristote – qui était un futé – en a donné une présentation, mais une présentation faussée. Beaucoup plus faussée que celle de Freud d’ailleurs ! Pourquoi ? Parce que c’est une présentation qui, dit Lacan, prend les gens pour des imbéciles. Pourquoi ?
Parce que, vous savez, Aristote imagine quelque chose qui, avec sa conception du premier moteur immobile – c’est une façon de présenter le pas plus d’un, – mais c’est une façon de le présenter qui opère une espèce de tricherie. Je vais vous dire laquelle.
Que dit Aristote ? Il en donne une version intenable. Il dit : « les causes », tout le monde sait ce que c’est « les causes ». On a affaire aux causes. Si quelque chose est causé par quelque chose, ce qui cause la première chose a bien une cause. On va donc remonter dans l’échelle des causes. Il faut bien qu’à un moment donné on arrive à une première cause. Mais cette cause-là, elle ne peut pas être causée puisque c’est la première cause. Donc Aristote en arrive à formuler cette notion intenable qui est celle d’un premier moteur immobile. Un premier mouvement, immobile.
Alors, l’intérêt de la chose, c’est que ça présente, sous une forme imaginaire mais ça présente quand même, un impossible, puisqu’un moteur immobile ce n’est pas possible. Mais en même temps, en tant que ça présente un impossible, ça indique quelque chose d’un certain Réel.
Mais là où Aristote triche, si je puis dire, c’est qu’il fait avec ce premier moteur immobile, une double homogénéisation. Il homogénéise. Qu’est-ce qu’il homogénéise ?
Il homogénéise ce que nous considérons comme une cause, au réel. Il fait que c’est du même ordre : les causes et le réel au départ du premier moteur impossible, il les fait du même ordre, alors que ce n’est pas du même ordre. Et d’autre part, il assimile cette cause et ce premier moteur, au concept.
Et là c’est aussi une tricherie parce que justement, cet impossible, ce pas plus d’un, il ne peut pas se concevoir. Vous ne pouvez pas le concevoir. Et moi non plus. On ne peut pas le penser. C’est un leurre. Et c’est une des façons dont notre tradition justement se leurre. C’est-à-dire dans la promotion de toute une tradition de conceptualisation de cet impossible, une tentative de conceptualiser cet impossible. Or il n’est pas pensable. Il n’est que : inscriptible.
Vous savez qu’il arrivera à Lacan de dire d’ailleurs, ça me vient en parlant : « L’objet petit a, je ne l’ai pas pensé, je l’ai écrit. »
Melman rappelait, il y a quelques années, lors de journées (« Lacan inventions et anticipations » et on est en plein là-dedans avec ce séminaire), combien ça avait pu susciter chez ses élèves, une véritable insurrection, quand il avait apporté l’objet petit a.
Une insurrection. C’est-à-dire, comment, le fait d’inscrire là, ce qui désormais était situé dans son registre propre : justement celui du pas plus d’un, parce qu’il n’est pas loin du pas plus d’un le petit a.
Ce n’est pas la même chose, mais sans l’isolement de cette fonction du pas plus d’un, il est difficile de produire l’objet petit a.
Je ne vais pas compliquer les choses mais… je reviens juste à ceci : il y avait donc une présentation, chez Aristote, de ce pas plus d’un mais elle était trompeuse parce qu’elle tentait de rendre homogène un réel qui ne l’est pas homogène, à la pensée.
Les quatre discours, pour revenir à ce que j’évoquais tout à l’heure, mettent en place, dit Lacan, diverses fonctions. Lui-même s’est employé à les isoler, ces fonctions. Par exemple : l’agent ou l’Autre comme place ; ou bien les termes qui sont cependant tous fonctions, comme termes, inadéquats, pour rendre compte de cet impossible initial que la barre écrit, que le pas plus d’un écrit.
Il le dit comme ça : « Revenons à ce qui nous paraît essentiel à ce sujet… ».
Ah oui, oui, oui, à propos du sujet, ça m’a échappé, je l’évoquais et puis je l’ai laissé de côté!
Il y a cette remarque qui est formidable quand même ! Elle peut nous aider à ne pas trop tomber dans les embarras que présente cette question du sujet, qui m’intéresse vous le savez, puisque j’ai organisé des journées sur cette question. Mais, à propos du pas plus d’un, vous voyez, Lacan dit, Aristote le présente comme ça : « Vous remontez de cause en cause et il faudra bien qu’à un moment donné vous vous arrêtiez. Enfin, c’est ce qu’il y a de très gentil, dit-il, c’est qu’il parlait vraiment pour des imbéciles. » Et il ajoute : « D’où le développement de la fonction du sujet. » Pourquoi ?
Parce que le sujet, c’est toujours dans la tradition qui est la nôtre, de quelque façon que vous le preniez ¬-sauf Lacan qui, lui, l’a pris tout à fait à rebours- c’est toujours un arrêt dans la série des causes. C’est toujours un premier moteur. Toujours.
C’est ça qui fait l’objet de la psychose. Lacan n’explicite pas. Il dit juste : « d’où le développement de la fonction du sujet ».
Mais le sujet, tel qu’il le dit là, c’est une méconnaissance, radicale. Et effectivement, je regrette que cette dimension n’ait pas été évoquée pendant ces journées. Le sujet se présente à nous comme méconnaissance absolument radicale de ce réel, du pas plus d’un.
Et à l’inverse, le pas plus d’un, c’est-à-dire ce trait d’écriture qui pose la jouissance comme interdite, une fois posé, ce pas plus d’un, permet une articulation du sujet entièrement nouvelle.
C.L. : Est-ce que tu irais jusqu’à dire qu’on pourrait lire la barre sur le sujet comme relevant du pas plus d’un ?
S.T. : Oui. Tout à fait.
C.L. : Ce que tu dis à propos de ce nouveau… ce nouveau sujet…
S.T. : Oui, ça me paraît plus juste de le dire comme ça que de parler un petit peu trop automatiquement de la division du sujet, parce que cette barre effectivement qui chez nous affecte le sujet, c’est celle du pas plus d’un, c’est-à-dire d’un refoulement qui a une fonction – pour nous – qu’on peut qualifier d’originaire. Et qui n’est peut-être pas qualifiable de la même manière dans une civilisation comme la civilisation chinoise ou japonaise. Je pense qu’on peut tout à fait le soutenir absolument.
C.L. : Je crois même que Lacan, puisque tu évoques ça à l’instant à propos du refoulement, que Lacan va jusqu’à dire que ce S barré, donc cette barre sur le sujet c’est la barre justement sur le sujet, donc sur le sujet du désir, qui est refoulé. Je crois qu’il le dit comme ça.
S.T. : c’est effectivement
C.L. : S barré comme étant sujet du désir refoulé.
S.T. : C’est tout à fait le cas. Cette barre effectivement renvoie à cette inscription première de cet impossible, cette inscription de la jouissance sexuelle comme impossible. Alors je vous lis un passage qui va s’éclairer, je pense, des remarques que j’ai faites :
« La jouissance sexuelle se trouve ne pas pouvoir être écrite et c’est de cela que résulte la multiplicité structurale », autrement dit : le langage. C’est page 97,
« Et d’abord, dit-il, c’est de cela donc que résulte la tétrade », c’est-à-dire les quatre discours, les quatre manières d’écrire un discours, « dans laquelle -cette tétrade¬- quelque chose se dessine qui la situe -cette jouissance sexuelle- mais inséparable d’un certain nombre de fonctions -ces fonctions ce sont le maître, l’agent, la place de la vérité, celle du plus de jouir- qui n’ont en somme rien à faire avec ce qui peut spécifier dans le général le partenaire sexuel ».
Autrement dit, ce qu’inscrit le pas plus d’un, c’est ce caractère non-inscriptible de la jouissance sexuelle.
Le pas plus d’un inscrit cet impossible. Cet impossible-là, c’est ce qui rend les discours occupés, si je puis dire, et de termes, et de places, et de fonctions, qui n’ont strictement rien à faire avec ce dont ils parlent et qui fait parler, c’est-à-dire l’interdit de la jouissance sexuelle.
C’est pour ça que nous parlons toujours d’autre chose que de ce dont il s’agit. Pour autant que nous sommes nécessairement dans tel ou tel discours, nous parlons toujours d’autre chose. Et la psychanalyse, en tant que discours, présente évidemment le grand intérêt, la grande nouveauté, de permettre que les pendules soient mises à l’heure. À l’heure de quoi ?
À l’heure de cet impossible que la psychanalyse révèle.
Mais elle le révèle à la faveur d’un discours, je reviens à ce que je disais au début, qui peut faire semblant ou qui peut être tenu.
Lacan disait : « Il n’y a que moi qui le tiens ce discours« .
Et ce discours donc, tenu par Lacan, c’est cela qu’il évoque comme un discours qui ne serait pas du semblant.
Nous pouvons aller un peu plus loin et je pense que je pourrais m’arrêter là. Enfin non, juste un mot ensuite sur la castration.
Mais, un discours qui ne serait pas du semblant, nous l’avons déjà vu, mais ça vaut le coup de le redire, parce que ça n’est pas très facile.
Si vous prenez les quatre discours, vous avez donc quatre places et quatre termes, on peut représenter de façon très schématique comme ceci :
Si Un discours qui ne serait pas du semblant représente une avancée dans l’enseignement de Lacan, et une avancée très, très forte, c’est qu’il pose d’abord que ces quatre discours sont de l’ordre du semblant. Ce qui n’est pas non plus péjoratif. Ça fait tenir la méconnaissance partagée en quelque sorte de l’impossible de la jouissance sexuelle. Y compris le discours analytique qui peut tout à fait faire tenir cette méconnaissance…. Ça se voit tous les jours ! Si les psychanalystes se distinguaient par la qualité remarquable de leur lien social, ça se saurait mais ce n’est pas encore tout à fait le cas ! Donc le discours psychanalytique peut faire semblant, tout comme les autres.
Mais ce qui permet à Lacan d’évoquer Un discours qui ne serait pas du semblant et de le montrer, c’est qu’il va interroger dans les discours cette barre que nous pouvons logiquement identifier au pas plus d’un. Cette barre donc qui inscrit l’impossible. L’impossible dont tous ces discours, d’une certaine manière parlent, mais à côté. Parce qu’ils ne peuvent pas en parler directement. On ne peut pas le dire ça. On ne peut que le parler. Le paroler, comme dit Lacan.
Alors encore un mot, et je terminerai parce que je voudrais aussi laisser du temps pour les questions, les remarques et les objections.
Le partenaire, en tant que sexuel, ne peut pas se spécifier. Il ne fait pas espèce. Il ne fait pas genre. Tout à l’heure, à la fin de la leçon, Lacan montrera… Je termine ce point. Pourquoi le partenaire en tant que sexuel ne fait pas genre ?
Parce que, pour un homme, Lacan le dit comme ça, la structure est telle que l’homme comme tel, en tant qu’il fonctionne, est châtré.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
L’homme en tant qu’il fonctionne : ça veut dire l’homme en tant qu’il désire, en tant qu’il manifeste qu’il désire. C’est ça que ça signifie, l’homme qui fonctionne.
Eh bien, il ne fonctionne qu’au titre d’un manque.
C’est pour ça qu’il est châtré.
Et c’est ça qui soutient son désir.
On peut effectivement spécifier un partenaire. Une femme, pourra considérer qu’elle a affaire à un partenaire, mais ce sera uniquement, comment dire…une femme s’imaginera avoir un partenaire dans la mesure où elle fera de ce trait, de cette caractéristique du désir de cet homme, une essence. Elle va lui donner une consistance à partir de là. La consistance qui fait que, effectivement, un homme, du fait d’être articulé à cette fonction et à ce trait de désir, un homme peut se réclamer du tout homme. Mais ce tout homme, c’est une essence, c’est un genre, c’est une spécification « imaginaire », en tant que spécification du partenaire…
Et de l’autre côté : une femme. Une femme ne pourra se présenter, Lacan le dit : « D’autre part quelque chose existe qui est au niveau du partenaire féminin et qu’on pourrait simplement tracer de ce trait. » Autrement dit, une femme vient réellement incarner ce bord, ce trait de l’interdit, c’est-à-dire de la jouissance impossible. Une femme vient l’incarner. C’est ce que Lacan nous dit, en quoi une femme vient exactement à la même place que ce pas plus d’un, c’est la place d’une lettre. Toute lettre s’inscrit à cette place-là, sur ce bord-là. C’est ce que dira aussi Lituraterre.
C.L. : Et il ajoute, ce qui est fort intéressant, que « la femme n’en a rien à faire de la fonction de cette lettre. » C’est-à-dire que ça renvoie aussi au fonctionner que tu évoquais tout à l’heure. D’une certaine façon, elle n’est pas dans la fonction, en tout cas pas toute dans la fonction.
S.T. : Il dit bien : « en tant que La femme, elle n’a rien à faire avec la loi. »
C.L. : C’est ça.
S.T. : Dans la mesure où elle incarne ce que cette loi interdit, évidemment, elle peut prendre des libertés. Ça l’angoisse, cela dit, elle le paye. Je pense que c’est de la clinique ordinaire, ça.
C.L. : D’autant qu’elle n’est pas « pas-toute » dans la fonction.
Plutôt, elle n’est pas toute pas dans la fonction.
S.T. : Elle n’est pas toute « pas-toute« , si je puis dire. Elle aime bien fonctionner un peu. D’ailleurs ça aussi on le voit dans la clinique contemporaine. Des femmes peuvent diversement se débrouiller entre l’incarnation de cette jouissance interdite et donc désirable, et puis le fonctionnement qui est toujours un fonctionnement dans un discours, c’est-à-dire dans une méconnaissance de ce dont il s’agit. Il y a des femmes qui sont très prises là-dedans et puis d’autres moins. C’est en tout cas une difficulté de l’Homme moderne si je puis dire, de l’Homme moderne au féminin.
Dernier point, qui n’est pas très facile et que j’évoque très rapidement : quand Lacan écrit, à la fin, les catégories de la logique aristotélicienne et qu’il montre pourquoi, lui, va s’intéresser à quelque chose de très très différent, c’est-à-dire les quantificateurs.. Je crois qu’après les propos que je vous ai évoqués, ça s’attrape plus facilement.
Il dit, chez Aristote on a « l’universelle affirmative », on a « la particulière négative » qui dans notre tradition signifie le contraire de « l’universelle affirmative ». En effet, cequi dément l’universelle affirmative, c’est la particulière négative.
L’universelle affirmative, c’est : tous les x sont y par exemple.
La particulière négative, c’est : il y a des x qui ne sont pas y.
Et ce que va montrer Lacan, c’est que cette logique, qui est une logique du concept, fonctionne d’une façon très imaginaire.
L’universelle affirmative, qui est la base de toute pensée de l’essence, elle est comme un tout. Et de ce tout, on peut montrer- enfin on montre quand on peut produire une particulière négative – qu’il est décomplété d’une partie de lui-même.
Ça, c’est dans la logique classique, la logique des classes. Mais, si on montre qu’il y a une partie des x& qui ne sont pas y&, par exemple, si on montre que ce tout est décomplété d’une partie de lui-même, on est dans ce qui vient apporter une négation à l’universelle affirmative. Là, nous sommes dans la logique aristotélicienne.
Je voudrais juste souligner ceci, c’est que, ce que montre Lacan, même s’il ne le dit pas comme cela, c’est que la logique aristotélicienne est une logique tout entière inspirée du langage parlé, c’est ce qui fait sa vertu et sa faiblesse. C’est une logique qui s’appuie sur la langue, la langue parlée. Et du coup, c’est une logique du pensable.
La logique qu’introduit Lacan avec les quantificateurs, c’est que… on va poser… prenons l’universelle affirmative, pour tout x…
.Fx
… Ce que Lacan va montrer c’est le pas décisif, formidable, de la logique moderne, contemporaine, des quantificateurs ; chez Aristote, dans l’universelle affirmative comme dans la particulière négative et dans les autres aussi, on est dans quelque chose qui est homogène à la pensée – on peut tout à fait penser ce dont il s’agit, c’est la logique des classes ; on dit : « Tous les chats sont gris », ou alors : « non, tous les chats ne sont pas gris. », tout cela nous parle très bien, parce que c’est complètement homogène à l’Imaginaire de la pensée¬- la vertu de cela, c’est que ça introduit dans cet imaginaire un petit peu de logique. Aristote, c’est pas rien, c’est une logique mais c’est une logique qui reste prise dans l’Imaginaire.
Tandis que là, ce que montre Lacan, et il l’amène avec beaucoup beaucoup de prudence, pas à pas, il dit en écrivant :
pour , quel que soit x, là on est encore dans l’Imaginaire, il n’est pas possible d’écrire Fx. Là, on ne sait plus ce que c’est. Ça n’est pas possible de l’écrire et si ce n’est pas possible de l’écrire, je ne peux pas avoir la moindre idée de ce que c’est. Voyez !
Alors que, dans l’autre schéma, on a une idée de ce que c’est, puisque justement notre pensée fonctionne comme ça. Je me suis demandé pourquoi il insistait tant sur le fait que la barre sur le Fx :
signifie qu’on ne peut pas écrire Fx.
Voici le passage : « Par contre, il est si vrai que c’est autour de l’écrit que pivote le déplacement de la répartition, (l’universelle etc.) à savoir que pour ce qui est mis au premier plan, recevable, rien n’a changé pour l’universelle -l’universelle chez Aristote et l’universelle dans la logique des quantificateurs- elle est toujours de prix -elle a sa valeur- encore que ce ne soit pas le même prix. Par contre, ce dont il s’agit ici, le clivage consiste à s’apercevoir de la non valeur de l’universelle négative, puisque là, c’est que, de quelque x que vous parliez (quel que soit x), il ne faut pas écrire Fx. »
C’est évidemment dans ce « il ne faut pas l’écrire » que Lacan va trouver le joint avec la question de la castration.
Et que « de même pour la particulière négative (il y a ceci, que) : de même qu’ici le x pouvait s’écrire, était recevable, inscriptible dans cette formule, ici simplement, ce qui est dit, c’est qu’il n’est pas inscriptible. »
C’est donc la barre de négation posée sur le Il existe x :
x n’est pas inscriptible, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de x Fx
C.L. : Oui, non…
S.T. : Non, c’est pas ça ?
C.L. : Non, non, si, c’est ça mais le…enfin, on y reviendra parce …
S.T. : Enfin il n’existe pas de x qui vérifie Fx :
c’est là qu’il y a une impossibilité. Ce que j’ai souhaité faire, c’est de retracer un petit peu le cours de l’élaboration de Lacan, parce que j’ai trouvé que ça n’était pas très simple au premier abord. Oui, c’est-à-dire que… il faudrait…
C.L. : On y viendra après, parce que là, il traduit effectivement dans l’écriture de la logique moderne, en y ajoutant cette barre de négation qui n’est pas à employer comme ça dans la logique moderne. La négation, elle, porte sur les deux. C’est ce qu’il dit d’ailleurs à un moment donné.
S.T. : Oui, mais il ne commence pas tout de suite par là. Il commence par insister sur le fait que ce qui compte, c’est l’interdiction formelle. C’est ça, pour moi, qui m’a fait difficulté et qui, quand on lève la difficulté, on éclaircit l’usage qu’il fait des quantificateurs. C’est qu’avant d’en venir à tel ou tel mode d’inscription de, quel que soit ou il existe Fx, ce sur quoi il insiste beaucoup et il le dit c’est : « Ce que j’avance, c’est que dans cette façon d’écrire, justement, tout tient à ce qu’on peut dire ou pas dire à propos de l’écrit. », autrement dit, ce qui est permis ou pas, et en vertu d’une règle purement formelle. C’est à partir de ces remarques qui se font à un niveau purement formel, qui n’est plus le niveau de la pensée, c’est à partir de là qu’il va faire le joint avec la castration. Je voulais insister sur l’aspect, le côté de tâtonnement, par rapport à ces formules.
C.L. : Encore que ce ne soit pas si tâtonnant…
Ce ne sont pas tout à fait les formules de la sexuation. Il traduit le carré d’Aristote, ça n’est pas tout à fait pareil.
S.T. : Il le traduit en montrant que ça ne revient pas au même non plus.
C.L. : Absolument.
S.T. : Il y reviendra d’ailleurs dans la leçon 8 et 9. Il revient à ces questions mais bon, je voulais juste commencer de les évoquer ce soir.
C.L. : Il faudra y revenir parce que c’est vraiment difficile. Là, Lacan dans ces écritures fait référence à la logique moderne en effet. Mais il fait référence :
Tout cela sur la base de la logique d’Aristote. Il s’autorise – il faut vraiment s’autoriser ! – cette liberté qui consiste, en effet, à écrire des formules à partir de logiques plurielles. Il faut bien l’accepter comme tel. Et en y réintroduisant la dimension de la grammaire :
on va voir que la barre sur le Fx :
n’est pas du même ordre que la barre sur le pour tout :
Il y a dans un cas ce que l’on appellera la négation forclusive, qui obéit à une logique du tout ou rien, la barre est sur Fx c’est-à-dire que la fonction là n’est pas honorée.
Et puis, il y a la barre sur le pour tout pour justement spécifier la position féminine qui relèvera de la négation discordantielle, c’est-à-dire cette négation qui évoque la dimension du désir. Ça n’est pas tout à fait la même chose. Vous voyez bien qu’à l’intérieur même des barres que Lacan porte sur les quanteurs et les fonctions, il y a là à spécifier. D’ailleurs, il dira par la suite que ce ne sont pas les mêmes. On va avoir là une logique, justement, qui est subtile. Je ne sais pas si c’est le mot qui convient, mais elle est articulée d’une manière qui n’est pas celle des logiciens précisément.
Stéphane nous a éclairés sur ce point essentiel, que le phallus n’est pas seulement un signifiant mais qu’il est aussi ce trait, ce pas plus d’un qui indique le réel de la jouissance comme impossible. Il y a là, véritablement, des nuances chez Lacan très précises et je te sais gré d’être entré dans ces nuances. Comme tu le disais, ça ne peut pas s’enseigner comme ça, sans repasser par les chicanes et les nuances par lesquelles Lacan est passé.
Alors, est-ce qu’il y a des questions ?
Ana-Inès Doino : C’est une question qui concerne l’illisible sur laquelle Lacan revient à plusieurs reprises. Lacan en parle la première fois quand il fait son commentaire de La lettre volée.
Il dit : « voilà ce que j’ai réussi à dire à propos de ce que j’ai écrit, et ce que je voudrais vous dire, c’est que ça prend sa portée de ce que c’est illisible. »
Un peu plus loin Lacan dit « c’était le moment où mes Écrits n’étaient pas encore parus, ils m’ont donné leur point de vue de techniciens, « on n’y comprend rien » qu’ils m’ont dit. Remarquez que c’est beaucoup. Quelque chose auquel on ne comprend rien, c’est tout l’espoir, c’est le signe qu’on en est affecté. Heureusement qu’on n’a rien compris ! Parce qu’on ne peut jamais comprendre que ce que bien sûr on a déjà dans la tête. (Et là il reprend sur cette question de l’illisible) Mais… il suffit pas d’écrire quelque chose qui soit exprès incompréhensible, mais de voir pourquoi l’illisible a un sens. »
Et il finit la leçon en disant que Fx, la fonction Fx « elle est à proprement parler ce qui s’appelle illisible ».
S.T. : Je suis très content que vous me posiez cette question, qui est très juste. Ce que montre Lacan, dans cette leçon et dans tout ce séminaire, c’est que la logique justement à laquelle introduit le trait de pas plus d’un, le trait qui marque l’impossible à écrire de la jouissance sexuelle.
Ce trait-là, effectivement, on ne peut pas le dire. C’est en ça qu’il est illisible. Il est illisible au sens où vous ne pouvez pas le parler. Ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas le lire. Et là, il faut mesurer chez Lacan l’audace, la subtilité de son maniement du langage, justement qui n’est pas subtil, qui est nuancé. L’illisible ici c’est ce qui ne peut pas se paroler. Mais ça peut se lire.
A.I. D. : C’est drôle, c’est ce que j’allais vous dire, c’est ce que j’avais compris finalement avec votre exposé. C’est que si c’était illisible, c’est que ça ne pouvait pas s’écrire. Et maintenant vous me dites c’est parce que ça ne peut pas se dire. Il dit ce qui ne peut pas s’écrire dans la fonction Fx. Mais ce qui m’intéresse, c’est pas pour contredire ce que vous dites, mais quel est le lien, l’articulation entre lire, écrire, et dire.
S.T. : Il y a de l’impossible qui peut s’écrire, mais qui ne peut pas se parler ; que vous ne pouvez pas lire exactement. Vous ne pouvez pas lire l’objet petit a. Non, plus exactement, il n’est pas lisible. Mais vous pouvez le lire puisque justement Lacan l’a écrit. On peut le lire, l’objet petit a, le repérer dans la structure. On peut en identifier la lettre, l’inscription. Mais il n’est pas parlable. Vous ne pouvez pas parler l’objet petit a. Vous ne pouvez même pas en dire quelque chose. Vous ne parlez que de ça, mais vous ne pouvez pas en dire quelque chose. Tout l’effort de Lacan, ici, est de marquer contrairement à la logique classique, la logique classique suppose une homogénéité entre ce qui se conçoit bien et ce qui s’énonce clairement. Les deux se recouvrent. Mais là… enfin non, déjà pour Aristote ça n’était pas le cas. Aristote avait des choses très fortes dans sa logique. Quand il invente par exemple la variable, il invente quelque chose qui n’est pas parolable, mais qui est lisible. Quand vous dites :
tous les A sont B
tous les B sont C
donc tous les A sont C.
Vous ne pouvez pas paroler ça.
Mme X : Mais pourquoi l’illisible ? Est-ce que l’illisible a un sens ?
S.T. : Parce que ça a un sens d’écrire qu’il y a quelque chose qui est impossible à parler mais qui néanmoins est inscriptible. Par exemple l’interdit de la jouissance sexuelle, c’est inscriptible mais ça n’est pas parlable. Si c’était parlable, on arrêterait de parler, parce qu’on ne parle que du fait que c’est impossible à dire.
C.L. : Et ça concerne spécialement la fonction Fx, puisque c’est cette fonction qui est la fonction phallique, qui va être niée. C’est-à-dire que la barre de la négation portera sur le Fx. Et ça, c’est vrai que ça ne peut que s’inscrire, ou se dire par la voie du mythe.
S.T. : Ou par la voie logique.
C.L. : Mais par la voie logique, c’est une inscription. Par la voie du mythe, c’est une imaginarisation. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
S.T. : Ça n’est pas du tout la même chose.
C.L. : C’est ce que tu évoquais à propos de l’imaginarisation, de ce il existe un x non phi de x, c’est ce que Freud a imaginarisé avec le mythe de Totem et Tabou et que Lacan a écrit :
Et c’est vrai que ça ne peut pas se dire.
S.T. : Ça ne peut pas se dire mais ça peut se lire, enfin…
A-I D : Ça reste quand même énigmatique parce que si c’est « ce qui ne peut pas se dire », il aurait pu dire « c’est indicible ». [S.T. : Non.] Mais que ce soit illisible, c’est même embêtant cliniquement. Vous rappelez que l’objet petit a, on ne peut pas le dire et pourtant on ne parle que de ça, par exemple. On disait une fois précédente, une séance ça se lit… [S.T. : Oui, absolument.]
Ça ne s’entend pas, ça se lit.
S.T. : Si, ça s’entend aussi, mais ça s’entend en tant que ça se lit.
Mme X : C’est la lecture d’un texte. Un rêve ça se lit. Freud le disait déjà comme ça, un rêve ça se lit. Alors si c’est illisible et que c’est…
C.L. : Relisez la dernière phrase. « La question est de ce qui ne peut pas s’écrire dans la fonction Fx, à partir du moment où ceci, la fonction Fx, est elle-même à ne pas écrire… » Vous voyez la différence, entre écrire la fonction et ce qui dans la fonction ne peut pas s’écrire. C’est-à-dire que la fonction déclare forfait.
Vous avez en mathématique une fonction :
1/x
À partir du moment où x = 0, vous ne pouvez plus. Cette fonction déclare forfait. On ne peut pas. Cette fonction 1/x n’est pas valable pour la valeur x = 0. La fonction chute, il y a un point de chute de la fonction.
Et c’est ce point de chute de la fonction que va écrire cette négation sur le Fx, en posant qu’il en existe au moins un, pour lequel cette fonction est niée, pour lequel cette fonction déclare forfait. Et ça, c’est ce qui ne peut pas s’écrire.
C’est ce qui s’inscrit de ce qui ne peut pas s’écrire de la fonction. Vous savez, ce que Lacan avance là est très précis. Ce qui ne peut pas s’écrire dans la fonction et la fonction elle-même qui ne peut pas s’écrire, c’est pas tout à fait la même chose. Bon, mais il a dit qu’il reviendrait dans deux mois. Donc on y reviendra après Lituraterre.
Mme ? : Je voulais vous demander…Vous avez parlé de la femme moderne. Je n’ai pas compris ce que vous vouliez dire.
S.T. : Je voulais dire que la femme moderne, enfin les femmes dans l’époque moderne, se trouvent souvent sollicitées de fonctionner.
Mme ? : Vous voulez dire quoi quand vous dites ça ?
S.T. : De s’identifier à un rôle social, à une fonction sociale, à telle ou telle place dans les discours constitués, ce qui peut les dispenser ou alléger pour elles cette difficulté que représente d’avoir à incarner une jouissance impossible parce qu’interdite. C’est-à-dire la jouissance sexuelle.
Mme ? : Vous êtes sûr de ça ? Je ne suis pas sûre que ça ait beaucoup changé.
S.T. : Si, je suis assez sûr de ça. Que pour certaines femmes ce soit une difficulté.
Mme ? : C’est un symptôme finalement ça ? Ça peut bouger.
S.T. : Ça peut bouger, c’est à souhaiter mais c’est un symptôme très moderne, à mon avis et ça me paraît difficile de ne pas le prendre en compte.