Commentaire de la Leçon X de Le sinthome de Jacques Lacan
08 octobre 2014

-

CATHELINEAU Pierre-Christophe
Nos ressources



Tout de suite il évoque son invention princeps avec celle de l’objet a, c’est le Réel. Ce qui s’écrit comme le réel. Notez l’insistance sur la régie de l’écriture qui est congruente avec le nœud borroméen ; le Réel, avec le nœud, ça s’écrit , et ça interroge sur sa définition dans Les Non-dupes-errent, comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Mais il ne suffit pas de l’écrire, comme de nombreux scientifiques et quelques logiciens avant lui, il faut l’écrire de façon congruente, c’est-à-dire avec le nœud borroméen, qui est le Réel en question, nœud qui est une chaîne, c’est-à-dire que ce Réel tient au trois. Ici l’affirmation reprend directement les thèses de RSI, du début de RSI, pour lesquels il faut revoir nos conceptions du nombre et de la série ordonnée en faisant débuter cette série non pas à partir du 1 et du 0, mais rétroactivement de l’inscription du 3, sachant que le nœud borroméen dans la théorie des espaces connectifs est la chaîne minimale permettant de penser un espace connectif. Le trois est de départ. C’est une façon de montrer ici la continuité complète entre RSI et le Sinthome. En quasi conclusion du Sinthome le 3 fait encore office de structure fondamentale. Mais si du 3 il revient au 1, puisque le réel, ça consiste à appeler un de ces trois Réel. Mais vous voyez lien dialectique du 1 au 3. Et parce que ces trois éléments enchaînés, font métaphore. Thèse à nouveau de RSI, où il est dit que R, S, I constitue le maximum de l’écart de sens, cette butée réel, cette limite au-delà de laquelle si l’on voisine avec la limite de l’imaginaire, on peut basculer sans transition dans la dimension du réel à cause de ce maximum comme limite.

Et si Lacan pose la question : comment se peut-il qu’il y ait métaphore de quelque chose qui n’est que nombre ? C’est-à-dire le chiffre, c’est pour relier cet enjeu du réel à trois et à un à celui du nombre et pour amener une comparaison entre la logique des nombres en vigueur dans sa lecture du nœud et celle que Freud a cru devoir mettre en œuvre sur les fondements de l’énergétique propre à la physique de son époque, qui établissait, vous le savez, que l’énergie était une constante. Freud a utilisé une métaphore, c’est-à-dire un signifiant pour autre chose, et il n’a jamais pu sensément la fonder : l’idée d’une constante liant le stimulus à ce qu’il appelle la réponse est quelque chose de tout à fait insoutenable, j’ajoute avec la parole et le langage.

Est-ce que Lacan a été mieux inspiré sur le sens des métaphores qu’il invente avec le nœud borroméen ? C’est en fait la question qu’il pose, quand il dit : qu’est-ce qu’inventer ? Il quémande une question qui soit sa récompense, tout en n’ayant aucun espoir d’obtenir une réponse. Est-ce qu’inventer, c’est une idée qui vient à l’esprit ? Rien n’est moins sûr dans sa réponse, parce que précisément dans le cas du nœud borroméen si l’idée est une représentation, le nœud excède les limites de la représentation dans l’imaginaire. Il est difficile de se le représenter. Il faut l’écrire et encore est-il difficile de l’écrire. D’où les lapsus, les erreurs d’écriture, qui sont légions quand on commence à vouloir l’écrire, alors que Lacan n’a d’autre chose en vue que de promouvoir une nouvelle écriture. Il en a déjà été question.

Pourquoi dit-il que d’avoir énoncé le Réel sous la forme d’une écriture a valeur de traumatisme ? Parce que ce qui caractérise le traumatisme, sa définition ordinaire, c’est l’évènement traumatique fait retour comme évènement non symbolisable, non interprétable avec l’angoisse qui s’y rattache, voir les textes de Freud sur les traumatismes de guerre. Ce qui ne l’empêche pas de dire que c’est un forçage qui a une portée symbolique, alors que ce n’est manifestement pas une idée du seul fait de ce qui fait sens, c’est-à-dire de l’Imaginaire.

Cette invention, comme la loi de la chute des corps à l’époque de Galilée, traumatise ses contemporains a une portée symbolique, en tant qu’écriture, en tant que l’écriture du Réel lui-même le met en exergue comme dimension à part entière au limite précisément de ce que produit ordinairement l’écriture scientifique, en vigueur en physique ou en mathématique.

Pourquoi à ce niveau de l’exposé introduit-il la distinction entre réminiscence et remémoration ? c’est que la réminiscence, telle qu’elle est élaborée par Platon dans le Ménon ou dans le Phédon, suppose la contemplation supra-sensible d’une Idée que l’on se réminisce à l’occasion de la vue d’une chose qui l’évoque dans la réalité, ainsi deux objets égaux dans la réalité évoqueront pour l’intellect l’Idée d’Egalité en Soi. Bref la réminiscence consiste à imaginer à propos de quelque chose qui fait fonction d’idée, mais n’en est pas une. On s’imagine qu’on se la réminisce, c’est la limite de la théorie platonicienne des Idées, ce détour par l’Imaginaire.

Est-ce la même chose, quand on se remémore ? Pas du tout. Lacan débusque la remémoration dans le retour des impressions évoqués par Freud dans l’Esquisse pour parler de ce qui s’imprime dans le système nerveux, pour former des réseaux ;ça lui donne, à lui, l’idée plus rigoureuse que ces réseaux forment des chaînes, au lieu simplement de se tresser. Où l’on voit que la remémoration conduit Lacan à un Réel tramé de réseaux issus d’impressions. La remémoration, c’est faire entrer-et ça n’a rien de facile- quelque chose qui est déjà là, comme trame, et qui se nomme le savoir. Il y a cette idée d’un savoir déjà là sous forme de trame. Là pourrait s’ouvrir une discussion sur le fait de savoir si le nœud nous attendait dans le Réel, avant son invention. Le nœud est réel, mais il n’existait pas dans la nature avant d’être nommé. Un pur conventionnaliste comme Lacan répondrait que non. C’est l’invention qui en fait un Réel.

Lacan rappelle à cette occasion que la définition qu’il donne au signifiant maître, c’est de représenter vraiment, c’est-à-dire conformément à la réalité, un sujet. Ca fonctionne vraiment, c’est-à-dire conformément à la réalité, en tant qu’elle est vectorisée par ce signifiant-maître. C’est qu’il y a un abime entre ce qui est conforme à la réalité et cette dimension du Réel, ce qui en fait assurément une supposition bien précaire.

Pourquoi dit-il cela ? Pour bien marquer que ce savoir a ceci de particulier qu’il excède les limites de sa définition princeps sur ce sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant aussi bien que l’épure freudienne de l’Inconscient réductible à un savoir insu, participant de la représentation. Il y a avec le Réel quelque chose qui sort des limites de la représentation, qui touche aux limites de la métaphore et qui se laisse appréhender que par l’écriture d’un nœud qui est un forçage de l’écriture elle-même, puisque le Réel, ordinairement absent des écritures scientifiques, s’y écrit lui-même.

Le Réel, ça s’est imposé à lui dans un nœud qui est tout ce qui est de plus figuratif : « C’est le maximum qu’on puisse en figurer de dire qu’à l’Imaginaire et au Symbolique, c’est-à-dire des choses qui sont très étrangères, le Réel, lui, apporte l’élément qui peut les faire tenir ensemble. » Notez l’insistance sur cette phrase capitale. Le Réel, c’est le Un de la consistance réel qui fait tenir ensemble les deux autres et c’est le 3 du nœud lui-même saisi dans une écriture, sans lequel le Symbolique et l’Imaginaire se trouverait non seulement étranger, mais dissocié, comme on le voit dans certaines psychoses. Lacan parle du Réel qui fait tenir le nœud ensemble, et ce n’est ni l’Imaginaire, ni le Symbolique, encore moins l’Inconscient.

Encore moins l’Inconscient, pourquoi ? C’est que Lacan souligne- et là il donne une indication clinique sur lui-même étonnante- le Réel, c’est son symptôme. Lacan porte l’élucubration freudienne au second degré : « C’est dans la mesure où Freud a articulé l’Inconscient que j’y réagis- mais, déjà, nous voyons là que c’est une façon de porter le sinthome au second degré : c’est dans la mesure où Freud a vraiment fait une découverte, et à supposer que cette découverte soit vraie, qu’on peut dire que le Réel est ma réponse symptomatique. Mais la réduire à être symptomatique, n’est évidemment pas rien : la réduire à être symptomatique, c’est aussi réduire toute invention au sinthome. » Je cite l’ensemble de ce passage qui est à mon sens le passage théorique le plus important du séminaire, qui en donne la clé, et qu’il est nécessaire de commenter.

Freud découvre l’Inconscient, Lacan y réagit-notez ici la thématique topologique de la division et du dédoublement des consistances évoqué dans la leçon 1- en portant l’invention qui est le sinthome de Freud au second degré. En inventant le Réel, il porte le sinthome au second degré. Ici lacan ne fait aucune distinction théorique entre symptôme et sinthome. Il dit que le Réel est sa réponse symptomatique. Est-ce à dire seulement que le symptôme représente par définition un savoir inconscient, comme en témoigne la clinique ? C’est en ce sens qu’on peut interpréter la réponse symptomatique de Lacan, il répond à l’Inconscient freudien en tant que Symbolique. Mais ce n’est pas assez dire. Réduire une réponse à être symptomatique n’est évidemment pas rien , c’est réduire toute invention au sinthome.

En parlant de réduire au symptomatique, Lacan réinscrit du même geste son invention dans le sillage de la découverte freudienne, il n’y a là rien de plus et rien de moins, c’est du symptome, mais il ajoute, il convient de ce fait de réduire toute invention au sinthome, c’est-à-dire tout frayage par l’écriture à une réponse. La question qui se pose ici pour moi, c’est est-ce une réponse de l’Inconscient au sens freudien ? Ou du Réel au sens où Lacan l’entend. J’aurais tendance à penser que la place relative qu’occupe l’Inconscient pour Joyce notamment dans la dernière leçon indique que pour Lacan la réponse, si elle est bien issue, comme invention d’un savoir inconscient, procède d’un savoir sur le Réel, et c’est le pas franchi par Lacan par rapport à l’inconscient freudien. Même si au final cette réponse qu’est le Réel est le sinthome de Lacan lui-même. Lacan parle de lui ici.

Pourquoi passe-t-il sans transition de l’invention du sinthome à la création de la langue ? je vous passe les variations qu’il fait sur lalanglaise le glissement de i have to tell, j’ai à dire, à i owe to tell, je dois dire, ceci pour souligner qu’à chaque instant nous donnons tous et chacun en particulier un petit coup de pouce à lalangue, nous la créons. Je rajouterais ici que cette façon d’équivoquer sur have et owe souligne ce lien de la lalangue avec l’équivoque et l’invention qu’elle permet, en particulier à Joyce, qui fait du continu de lalangue la source même de son sinthome dans l’écriture. C’est pour cela que lacan l’évoque dans ce passage.

Pourquoi passe-t-il à nouveau sans transition de nouveau à la question de l’énergétique à propos du réel, comme sinthome ? La transition se fait par rapport à ce qu’il a dit précédemment. Si le privilège de l’énergétique en physique pourrait être de trouver toujours du fait de la constante un nombre constant pour symboliser l’énergie contenu dans un corps, notons que la physique quantique remet en cause cette idée de constante de l’énergie, bref si l’on sort de la physique classique, on est bien obligé de convenir qu’on sent bien à tout instant que c’est une exigence, si on peut dire préétablie, c’est-à-dire qu’il faut trouver un truc pour trouver la constante, mais que ce truc ne résiste pas au réfutations des théories postérieures à la physique classique, aux falsifications au sens poppérien du terme. Or à propos de ce Réel , Lacan pose la question qui nous plonge nous-mêmes dans le doute : « Donc, il s’agit pour moi de savoir si je ne sais pas ce que je dis comme vrai » et il ajoute : « Ce n’est pas sûr ce que je dise du Réel soit plus que de parler à tort et à travers. L’énergétique est un sinthome au même titre que le Réel et la question est de savoir ce qui ce sinthome l’assure réellement par rapport à cette science de la réalité dont est issue l’énergétique. Si Lacan ici insiste sur le Phallus , comme quelque chose qui n’a rien à faire avec un organe charnel, et qu’il indique que c’est ce Réel qui noue l’imaginaire et le Symbolique, c’est pour faire entendre que ce Réel supposé semble mieux fondé que la constante de l’énergie, même si c’est un sinthome.

Donc la vraie question vers laquelle il nous mène : c’est à supposer que Freud ait échoué à formaliser l’Inconscient en passant par une énergétique, loi classique de l’énergétique d’ailleurs réfutée par l’évolution de la physique elle-même, est-ce que le Réel au sens de Lacan supplée aux élucubrations de Freud ? Là sa réponse est suspensive, et non assertorique, il faut la prendre comme pour ce qui caractérise justement le Réel dont il parle. Premier point : le Réel n’a pas de sens, c’est ce que montre le nœud, sa dimension est extérieur au sens qui est, lui, à la jonction de l’Imaginaire et du Symbolique, façon également de souligner que contrairement à Freud avec l’énergétique son sinthome se trouve en deça d’une symbolisation de l’imaginaire. Le réel est hors sens. Mais il y a plus et c’est le second point : à la place de l’Autre de l’Autre à la jonction du Réel et de l’Imaginaire, il n’y a aucun ordre d’existence, il y a un trou, le vrai trou, qui fonctionne de façon plus radical encore que le trou désormais classique creusé par le Symbolique dans le Réel, c’est le vrai trou, indice de ce qu’autrefois j’avais appelé la pure inexistence. Il y a une reprise à peine masquée des mathèmes de la sexuation et d’Encore avec ce il n’existe pas d’x qui nie phi de x, mais reprise avec la référence phallique en moins, donc plus radicale. Ce qui signifie, que non content d’être hors sens, le Réel, c’est ce qui le caractérise, est en suspens, c’est parfois ce qu’on pourrait aimer le mieux chez une femme, dont on connait par ailleurs le phallocentrisme.