Lorsque j’essayais l’an dernier, à partir d’un exemple, de vous faire valoir le type de déplacement qu’était susceptible de produire l’écrit par rapport à la parole, j’avais pris un exemple qui est dans le séminaire La logique du fantasme (je crois dans la deuxième leçon (1) ) que Lacan reprend dans ce séminaire d’une façon un peu plus développée, mais que je vais vous rappeler dans sa forme la plus simple. Type de déplacement, de paradoxe, de nouvelle question qu’introduit le seul fait d’écrire sur un tableau. Alors, je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais Lacan demande à une participante :"Madame est-ce que vous voulez bien écrire ceci au tableau ?"
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Et il pose la question à ceux qui assistent au séminaire : "quel est le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ?"
Et tout le monde répond bien entendu "cinq". Et c’est vrai, c’est "cinq" le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau.
Alors Lacan redemande à la même dame qui n’a pas l’air d’être très au fait de ce qu’on lui demande, pourtant c’est très simple, il lui demande d’écrire : "le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau".
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le plus petit nombre entier
qui n’est pas écrit sur le tableau
Donc il n’introduit finalement qu’une seule différence par rapport à la situation précédente, c’est qu’il écrit au tableau : "le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau". Et il repose la question : "alors quel est le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ?". Alors là, évidemment, perplexité, parce que si vous dites "cinq", pourquoi pas ? Mais le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau est écrit sur le tableau. Autrement dit, nous restons interdits devant ce paradoxe. Il le reprend ici de façon un peu plus élaborée mais ça revient au même, et il nous dit au fond, sans s’y attarder plus que cela dans La logique du fantasme, voilà le type de paradoxe nouveau qu’introduit le seul fait d’écrire au tableau (2) . Et comme vous l’avez lue, la leçon commence par ceci que Lacan écrit au tableau :
l’achose
Et je dirais que, sinon toute la leçon, du moins la première partie de la leçon, va s’appuyer sur cet écrit au tableau. Il est nécessaire que cela soit écrit, car si ce n’est pas écrit, vous dîtes "l’achose", il n’est pas possible de savoir si ça s’écrit la chose ou, comme c’est écrit là, l’achose. On voit bien comment tout de suite se produit le déplacement, cet effet qui est un effet d’interprétation – on ne peut pas, je crois, le dire autrement. C’est une autre modalité d’écriture d’un signifiant qui en tant que signifiant reste le même. Et ça va être bien entendu le coeur de ce que Lacan nous amène depuis le début de la leçon, c’est évidemment tout le travail qu’il fait sur le /la/. Là, le fameux Da qui a ses lettres de noblesse, pas seulement chez Heidegger, mais aussi bien chez Freud puisque vous savez que Freud accordait énormément d’importance dans Au-delà du principe de plaisir à ce jeu de son petit fils, le fameux Fort-Da. Donc, Lacan va travailler, au début de la leçon, le signifiant /la/ qu’il va décliner aussi bien par là – qui désigne le lieu – que le l’a – quelque chose qui est du côté du a privatif – et aussi bien le la – l’article. Et il va même jusqu’à dire : "Oh, l’a, là !".
Et la première question qu’il pose, c’est celle de savoir ceci : "quand je vous parle, dès lors que je vous parle, dès lors que je suis dans le registre du signifiant, dès lors que je parle, suis-je là ? suis-je présent ?". C’est la première phrase, elle est longue et je pense que c’est une phrase que Lacan a écrite, il est venu, comme il le faisait souvent dans certaines de ses leçons de son séminaire, avec une phrase écrite sur laquelle il s’appuyait. "Ecrite", je veux dire, il ne l’a pas écrite au tableau mais elle était probablement écrite dans ses petits papiers :
"Suis-je présent quand je vous parle ?" (p.81)
Qu’est-ce que ça veut dire ? Dès lors que nous sommes dans le registre du signifiant, est-ce que toute présence est autre chose qu’une présence passée ? Est-ce que le signifiant en tant que tel n’efface pas la présence ? La présence de la Chose, puisqu’il dit tout de suite après : pour que je sois présent, "il faudrait que la chose à propos de laquelle je m’adresse à vous fût là" (p.81). Autrement dit, ce qui est l’effet premier du signifiant, c’est l’effacement de la chose. Alors ce n’est pas Lacan, qui, le premier l’a dit, parce que vous savez que pour Hegel déjà "le mot est le meurtre de la chose".
Autrement dit, le signifiant ne fait jamais qu’évoquer la chose en tant qu’elle a une présence passée. Le grand exemple que donne Lacan, le plus simple qu’il donne, pour montrer cette dimension d’effacement de la chose par le signifiant, c’est sa fameuse genèse du signifiant à partir des pas de Vendredi dans l’île où Robinson se trouve débarqué après son naufrage. Dès lors qu’il y a des traces de pas, nous ne sommes pas encore dans le registre du signifiant, nous sommes dans le registre de la trace, mais dont Lacan nous dit qu’elle est le support du signifiant. Mais dès lors que cette trace de pas est effacée, nous sommes dans le registre du signifiant c’est-à-dire que le signifiant introduit un creux, une négation, quelque chose qui est effacé, barré. Et la trace qui n’était jusqu’à présent qu’une trace – d’une certaine façon un signe – à partir du moment où elle est effacée, elle devient un signifiant : elle signifie. Cette trace devient signifiante au sens de ceci qu’elle signifie quelque chose, ce n’est pas la même chose qu’un signe.
Chose étonnante, l’écriture, telle que nous la propose Lacan, l’achose, rend compte de cela par cet a privatif – a privatif qui est également la lettre petit a bien entendu – puisque lorsqu’on écrit l’achose, ce que nous entendons c’est que la chose n’y est plus ; et ça, c’est ce que permet seule l’écriture. Et Lacan ajoute :
"(…) ce qui veut dire qu’elle [la chose] est absente là où elle tient sa place…
Autrement dit, il y a là un effacement de la chose qui n’est plus qu’une présence passée. Mais une place se trouve pour autant désignée, une place vide en quelque sorte. Premier effet du signifiant, c’est d’introduire dans le réel, un trou, une place vide. C’est comme ça que je vous le propose, je ne sais pas si ça peut se discuter mais ça peut probablement se dire autrement.
"…Ou, plus exactement – ajoute t-il – que l’objet a qui tient cette place…
Voyez comment l’écriture de l’achose fait repérer la place que tient la lettre a.
…ôté (ôté, cet objet a)…
qui n’est plus là, à cette place.
…n’y laisse, à cette place, que l’acte sexuel tel que je l’accentue, c’est-à-dire la castration." (p.81)
Alors vous voyez le type de propos extraordinairement ramassé que nous donne Lacan, et qui condense pratiquement l’essentiel de la théorie psychanalytique, l’essentiel plus exactement de ce que la psychanalyse apporte de nouveau.
Alors est-ce que c’est à ce point radicalement nouveau ? On peut à certains égards, en effet, le penser. C’est vrai que c’est ce que Freud apporte, comme le dira Lacan un peu plus loin dans cette leçon, dans ce qu’il faut bien appeler notre époque scientifique. Mais est-ce que pour autant ceci n’avait pas été appréhendé dans d’autres cultures ? Ce que nous avons lu, dans une précédente leçon, du philosophe Mencius pourrait le laisser penser – donc dans la Chine de 1200 ou 1300 avant J-C, je ne sais plus de quand il est ce fameux Mencius. On ne peut pas également, dans une autre culture ancienne qui est la culture grecque, ne pas penser à Héraclite. Et je vais vous dire pourquoi je pense à Héraclite et au fameux fragment 50, qui a été rebaptisé fragment 1 dans les nouvelles traductions, eh bien c’est ce fragment sur lequel Heidegger – dont il va être question tout de suite après, même si Lacan ne le nomme pas – eh bien Heidegger est parti du fragment 50 d’Héraclite pour reprendre complètement le terme, qui jusqu’à lui n’avait pas été modifié depuis les Grecs, mais à partir de Socrate, c’est-à-dire le terme de logos. Et vous allez voir… c’est très important, je vous demande un peu d’attention, je vais peut-être prendre un petit peu de temps, ça concerne bien entendu des questions autour de la philosophie qui sont certainement un petit peu difficiles mais dont je pense qu’elles sont véritablement essentielles de la façon dont Lacan, non pas se démarque des philosophes, mais montre ce qui distingue la psychanalyse avec Freud de la philosophie, et notamment de la philosophie qui était contemporaine puisque Heidegger était encore vivant… Eh bien ce fragment [vous savez qu’il ne reste rien d’Héraclite, ce sont des fragments qui nous ont été donnés par des philosophes postérieurs à Héraclite, celui-ci nous a été légué – c’est le cas de le dire – par Hippolyte] est celui-ci :
"Il est sage que ceux qui ont écouté non moi…
Vous voyez comme ça se rapproche de ce que nous dit Lacan : "non pas moi qui vous parle, non pas moi en tant que je serais présent" ; c’est formidable quand même de retrouver ça, je ne sais pas de quand il est Héraclite, du VIIème siècle ? Il est en tout cas très antérieur à Socrate, qu’importe.
… mais le discours…
logos c’est-à-dire ce dont il s’agit d’entendre, ce n’est pas moi, pas ce que je dis, mais le discours. Alors on peut discuter de la traduction mais je pense que le terme de discours est le mieux approprié pour traduire le terme de logos, il y en a eu d’autres de traductions, le sens, par exemple.
…conviennent pareillement…
homolegein, conviennent pareillement, pareillement à quoi ? Pareillement à ce logos.
… que l’Un est toute chose".
C’est-à-dire que du Un surgit toute chose, ça ne veut pas dire que le Un est tout mais que dès lors qu’émerge un signifiant, qu’émerge le Un du signifiant, toute chose surgit. Lacan, dans le séminaire sur Les psychoses, évoque les signifiants primordiaux, fondamentaux, par exemple "le jour, la nuit", et il dit qu’à partir du moment où le jour émerge comme signifiant, il se détache du phénomène qu’est le jour, quelque chose d’autre surgit et c’est "sur le fond du non jour" qui surgit – ainsi que Lacan l’ajoute – "que vient se loger la nuit". Comme c’est le cri, ainsi qu’il le précise dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (3) , qui par son émergence "fait le gouffre où le silence se rue". C’est-à-dire que nous ne sommes pas là dans ce qui serait une logique des contradictoires, mais à partir du moment où un signifiant émerge, ce qui surgit avec lui, c’est le fond sur lequel il émerge mais qu’en réalité il crée, c’est ce qui est son opposé ; son opposé, c’est le non jour dans lequel vient se loger la nuit mais bien d’autres choses peuvent venir se loger dans ce non-jour (4) . J’espère que vous entendez, comme moi je l’ai entendue, la proximité qu’il y a entre cette phrase que Lacan prononce ici et ce fragment d’Héraclite. Si vous n’êtes pas d’accord je suis prêt à entendre là vos critiques.
Et vous voyez comment avec cette seule écriture du l apostrophe achose [l’achose], Lacan désigne tout ce que lui-même dit et ce qui peut être aussi repéré dans le fragment d’Héraclite. Je vous signale que cette présence passée, la chose effacée, n’empêche pas qu’entre les signifiants… parce qu’à partir du moment où un signifiant émerge, c’est toute la chaîne qui se trouve produite puisqu’un signifiant n’émerge jamais seul par définition, c’est une chaîne signifiante, fût-elle réduite à son minimum dont vous savez que Lacan hésite pour savoir si ce minimum est quatre ou trois – il a hésité, il a plutôt penché pour le quatre – mais bon vous savez que jusqu’à la fin de son enseignement, cette question restera posée pour lui, parce que le noeud borroméen c’est ça, c’est la matrice minimale de signifiants, entre autre, car le noeud borroméen est aussi une écriture. Quoiqu’il en soit, dès lors que le signifiant émerge avec d’autres signifiants, dans cette discontinuité qui est la propriété du signifiant – nous ne sommes pas dans un espace continu avec le signifiant, nous sommes dans un espace discontinu, dans une logique différentielle du signifiant que Lacan va écrire comme une succession de uns, une successions de traits unaires – eh bien dès lors que nous sommes dans cette logique discontinue du signifiant, la question se pose de savoir comment on passe de l’un à l’autre, qu’est-ce qui assure le passage entre les signifiants ? C’est une vraie question.
Je vous assure que pour ceux qui ont la pratique de la clinique des psychoses, cette question n’est pas une question, loin de là, abstraite, c’est une question clinique. Non seulement sur le versant de l’hallucination, mais pour une de mes patientes, j’ai eu d’autres patients dans ce cas, dans les moments d’effondrement psychotique, sa hantise c’était de passer d’un mot à un autre : qu’est-ce qui pouvait assurer la continuité de la chaîne ? C’était pour elle un abîme, le risque que ça s’arrête, qu’elle tombe dans le trou, dans la faille, qui existe entre les signifiants, dans ce lieu de passage qui n’était plus assuré, plus assuré par quoi ? Par l’objet a qu’est la voix. Qu’est-ce qui permet (je crois Stéphane que tu avais tourné autour de cette question la dernière fois si je me souviens bien) que cette discontinuité néanmoins soit entendue dans une certaine concaténation, dans une certaine continuité ? Eh bien ce qui assure la continuité dans la discontinuité du signifiant, c’est l’objet a qu’est la voix, par exemple. Et, bien évidemment, si cet objet voix est ôté comme c’était le cas pour cette patiente – ce n’était pas pour ce qui la concerne l’acte sexuel, c’est-à-dire la castration parce qu’elle n’était pas passée par la symbolisation et la métaphore paternelle – ce qui restait une fois cet objet a ôté, une fois cette voix qui n’était plus là pour assurer la continuité de la chaîne, eh bien ce qui restait c’était le pur trou, c’était ce dans quoi elle risquait de tomber . Elle le disait sous cette forme là, c’est-à-dire la chute, l’abîme, la chute, le trou, la fin du monde, la fin de sa vie, tout ce que vous voulez, ça ne tenait plus ; elle m’en a parlé après, bien entendu, pas sur le moment puisque je ne l’avais pas vue pendant son hospitalisation, mais est-ce qu’elle était même en mesure d’en parler à ce moment là ? Probablement pas. Mais c’est une autre question sur laquelle je vais passer.
Ce qui est vrai de la voix est vrai également – il faudrait le décliner d’une façon qui serait appropriée – pour les autres objets a. Entendez que cet espace entre les signifiants, espace que crée la discontinuité signifiante, c’est un espace dans lequel vient se loger l’objet a. Il y a dans L’objet de la psychanalyse, séminaire de 66, tout le travail que fait Lacan sur cet espace d’entre-deux qui est un espace topologique, et ce n’est pas pour rien qu’il va là évoquer la question du regard tout de suite après, la page suivante, à propos de la "bouteille de Klein d’oeil". C’est quoi la bouteille de Klein d’Oeil ? C’est l’espace topologique le mieux approprié à faire entendre cet espace, cet entre-deux signifiants dans lequel vient se loger le regard. C’est un trou la bouteille de Klein – mais ce n’est pas pour rien qu’il l’évoque à propos du regard – c’est ce lieu, cet entre-deux, où viennent se jeter, se rouler dans la poussière – c’est comme ça que Lacan le dit – les yeux d’oedipe lorsqu’il se les arrache et qu’il les voit bien qu’il soit aveugle, il les voit rouler dans la poussière. Donc c’est vraiment un lieu, cet entre-deux, qui est le lieu de l’objet a, regard, voix, et l’on va voir que c’est également l’objet oral qui peut venir à cette place : "Mange ton Dasein !", cette fameuse phrase.
Vous allez voir à quel point Lacan se démarque d’une façon radicale d’Heidegger – on a dit "Lacan était influencé par Heidegger"… Lacan prononce "Mange ton Dasein" en 1956 lorsqu’il écrit le séminaire sur La lettre volée, et c’est l’année -ceux qui auront l’occasion de le lire en seront, je pense, éblouis – c’est l’année, 1956 où Lacan traduit précisément Logos d’Heidegger, une traduction extraordinaire qu’Heidegger lui-même a considéré comme la meilleure. Logos, c’est une conférence que fait Heidegger en 1951, et que Lacan traduit en 1956, alors là vous verrez comment Lacan, en effet, travaille le texte de Heidegger et ce que Heidegger apporte, c’est-à-dire une remise en chantier de la question de la raison, la question du logos, à partir de ce fragment d’Héraclite et du mot grec legein, dont est sorti logos au sens de raison et de logique bien entendu (logiké c’est la science du logos). Mais Heidegger a critiqué la raison, et il va dire – ce qui est vrai – dans le travail sur l’étymologie, sur le mot grec legein, ce signifiant qui veut dire léguer, Lacan traduira par "laisser reposer" – c’est-à-dire qu’il y a tout un travail de philologue que fait Heidegger sur le mot legein qui est absolument époustouflant, il faut bien le reconnaître – c’est quelque chose qui est du côté du "laisser gésir". Alors ce que Heidegger va en ressortir, c’est la question de l’être, du fameux être-là, du fameux Dasein. Lacan y repérera toute autre chose, il y repérera l’être, mais l’être sous la forme du petit a ; et lui va rester fidèle à la tradition grecque du logos sauf qu’il va, à mon avis, comme il l’a fait pour la chose, l’écrire autrement. Il va l’écrire comme ça, je ne sais pas s’il l’a écrit comme ça mais moi je vous le propose : "l’araison". C’est-à-dire que la raison après Freud, ou L’instance de la lettre dans l’inconscient, ce texte essentiel qu’il évoque dans cette leçon, eh bien la raison après Freud c’est l’araison, c’est le petit a comme raison, la lettre comme raison. Vous voyez le type de décalage ? Alors c’est vrai qu’Heidegger produit un décalage, par son travail sur le logos, par rapport à la raison, à la ratio, mais pour faire surgir l’être : qu’est-ce que c’est que l’homme ? C’est le berger de l’être, c’est lui qui doit permettre de réaliser l’être, le conduire, le diriger, l’amener en quelque sorte à sa réalisation. Lacan va dire c’est le Da-Sein, là-être, l’être-là ; alors Heidegger a toujours critiqué cette traduction de l’être-là, il disait "non, non, Dasein, c’est "existence" – et même disons-le – "ek-sistence", et puis, la traduction avec laquelle il a fini par tomber d’accord, c’est "l’être de l’étant". C’est-à-dire que l’étant – ça vaut pour n’importe quel étant, une plante, un animal, et même, comme le dit Lacan, il peut éventuellement ne pas être vivant – eh bien, l’étant particulier qu’est l’homme, pour Heidegger, du fait qu’il est jeté dans le monde et qu’il est un être-pour-la-mort, il se situe dans le registre d’une présence, d’une potentialité de l’être, Da-sein, l’être-là, l’être de l’étant. Je ne vais pas rentrer trop loin dans ce travail, et dans cette distinction d’avec Heidegger, mais je vous assure que c’est tout à fait essentiel de s’y repérer, d’avoir une orientation relativement ferme sur ces questions, sinon tout est mélangé, on dit "les influences réciproques ou pas réciproques" ou "l’influence d’Heidegger sur Lacan", il faut voir dans le détail comment Lacan se démarque radicalement de la position d’Heidegger. Il dit d’ailleurs : "ce qui pour les savants s’appelle le Dasein", ça nous fatigue… qu’est-ce qu’il dit exactement ? La baratte ! ça baratte "le baratin philosophique – c’est-à-dire ça remue –mais depuis un temps nous fatigue" (p.81).
"Mange ton Dasein", nous sommes en 56, mais là qu’est-ce qui est convoqué ? Ce n’est plus l’écriture – au sens où je vous le disais un instant – ce n’est pas non plus seulement la topologie – il y reviendra – ou la logique, ce qu’il va convoquer ici, c’est évidemment pas explicite, c’est le poète. Alors qui est le poète ? "Mange ton Dasein", ça c’est un mot de Lacan, mais il le dit clairement, c’était en référence à Apollinaire ; le poète qui est convoqué ici, c’est Apollinaire, aussi bien dans L’enchanteur pourrissant que dans Les mamelles de Tirésias. L’enchanteur pourrissant qui est un poème lyrique absolument sensationnel, extraordinaire, et Les mamelles de Tirésias qui est un drame surréaliste en deux actes, absolument désopilant. Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? Vous allez voir pourquoi il fait appel au poète.
C’est l’acte premier : on se trouve à Zanzibar sur la place du marché, le peuple est, là, réuni, il est représenté par… je ne sais plus comment il le dit… enfin, le peuple de Zanzibar, c’est deux ou trois personnages en carton. Et donc il y a cette fameuse Thérèse, Tirésias, mais Tirésias en femme, Thérèse qui va se transformer en homme, juste là au début de la pièce.
Drame surréaliste…
Je vous signale que c’est la première fois que le terme de surréaliste a été employé, si je ne me trompe pas, car quand Apollinaire l’emploie, il dit "j’emploie un néologisme, et puis au moins il n’y a pas de programme, avec surréalisme ça n’évoque aucun programme…" ; autrement dit, ça va être repris par Breton pour en faire justement l’inverse de ce qui émergeait de drôlerie, de justesse et de poésie avec Apollinaire. Alors vous allez voir comme c’est bien, je lis un peu, ça va nous détendre :
"Le peuple de Zanzibar ; Thérèse, visage bleu, longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints. Elle rentre dès que le rideau est levé mais dès que le rideau commence à se lever, elle cherche à dominer le tumulte de l’orchestre :
Monsieur mon mari
Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez [chuintement]
Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme [chuintement]
Du reste, je veux agir à ma guise
Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît
Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis
J’ai envie d’être soldat une deux une deux
Je veux faire la guerre [tonnerre] et non pas faire des enfants
Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus
[Elle se courbe trois fois derrière au public et au mégaphone]
Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar
Voix – bien entendu – du mari avec un accent belge – vous vous en doutez – :
Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard [vaisselle cassée]
Thérèse :
Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour [Elle a une crise de nerf]
Mais tu ne te doutes pas imbécile [éternuement]
Qu’après être soldat, je veux être artiste [éternuement]
Parfaitement parfaitement [éternuement]
Je veux être aussi député avocat sénateur [deux éternuements]
Ministre président de la Chose publique…
Et ça continue… et là j’en viens à "mange ton dasein"
Eternuement caquetage et elle imite le bruit du chemin de fer. Voix du mari toujours avec un accent belge :
Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard
Thérèse :
Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour
[Petit air de musette ]
Et elle dit cette phrase merveilleuse :
Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould"
Sainte-Menehould, c’est une sauce à la moutarde délicieuse avec laquelle on accommode des pieds de porc notamment, du lard n’est-ce pas ? "Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould", voilà "Mange ton Dasein", ça vient de là ! Je crois que Lacan le dit explicitement dans je ne sais plus quel séminaire.
Autrement dit, tout ce baratin philosophique, qui vise à quoi depuis Descartes ? A forclore le corps, point ! Le corps est forclos. Vous voyez comment, à lire le poète, le corps ne l’est plus, forclos, il réapparaît – là, on n’est plus dans le discours universitaire – eh bien, pas plus, pour Lacan, il n’est possible avec la psychanalyse de forclore la dimension du corps. Et ces objets a sont des objets du corps, c’est là qu’ils se trouvent pris et avoir une fonction spécifique et particulière du fait du passage du corps à la moulinette du signifiant, mais il en reste néanmoins quelque chose. Et lorsque Lacan reprendra une question en 1964, après la scission de 63, avec Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, eh bien ce qu’il va mettre en avant c’est ceci, que comme Tirésias, le psychanalyste a des mamelles : il n’est pas purement et simplement dans le registre du pur signifiant. Bien sûr que nous travaillons avec le signifiant, mais il y a une possibilité de se séparer du signifiant, en quelque sorte de résoudre la question de l’aliénation dans le signifiant. Eh bien, cette séparation, elle se fait par la voie de l’objet, de l’objet a, et la fin de la cure, elle se situe sur le versant de la séparation avec l’analyste en tant qu’objet a.
Je vais quand même vous lire comment elle se débarrasse de ses mamelles parce que quand elle devient un homme… alors elle a sa moustache qui pousse, la barbe. Juste après "Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould", il y a la grosse caisse évidemment :
"Il me semble que la barbe me pousse, ma poitrine se détache
Thérèse redevient Tirésias
Elle pousse un grand cri et entr’ouvre sa blouse dont il en sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue, et comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfant, mais restent retenues par les fils
Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse
Et caetera
Comme c’est joli les appas féminins
C’est mignon tout plein
On en mangerait"
Vous voyez les mamelles de Tirésias, on en mangerait ! Allons, c’est ça "Mange ton Dasein" ! Voilà le fameux être-là ! Eh bien, le fameux être-là, il n’y en a pas, il n’y a pas de là ! Il n’y a que l’objet a. Il y a la bobine, Fort-Da, le Da, c’est le là mais ce n’est pas l’être-là, ce n’est pas le Dasein, le Da du jeu du Fort-Da ; ce n’est pas une maîtrise, ce n’est pas le berger de l’être qui émerge ; c’est un enfant qui est pris dans l’articulation première, dans l’articulation signifiante primordiale, qu’il ne maîtrise aucunement et il s’y exerce avec une petite bobine qui est la préfiguration de son être, de son être de sujet.
Alors il y a aussi le monstre Chapalu – et là je vous signale que le monstre Chapalu, c’est dans L’enchanteur pourrissant (les deux sont dans le même petit recueil (5) ) et alors L’enchanteur pourrissant, c’est la dame du Lac, qui, par un stratagème, fait rentrer l’enchanteur pourrissant dans le tombeau et lui referme le tombeau sur le nez, et le gars pourrit. Et évidemment, comme le dit Lacan, comme tout cadavre qui pourrit, il parle et c’est un enchantement, bien entendu ! Bien entendu puisqu’il réalise en quelque sorte l’effacement de la chose, encore que… encore que le cadavre est un signifiant, c’est-à-dire que même en tant que cadavre, on est encore dans le registre du signifiant, ce n’est pas quelque chose qui serait directement dans le registre de la Chose. Donc, il parle avec enchantement, pourquoi ? Mais il est libéré de la castration tout simplement ! Autrement dit tout ce qu’il raconte est un enchantement. Alors là il y a toute une cohorte de personnages invraisemblables, plus baroques les uns que les autres, et notamment le monstre Chapalu. Ce que je vais vous lire, c’est ce sur quoi Lacan termine le séminaire sur Les psychoses : à la toute fin de ce séminaire, il fait parler le monstre Chapalu c’est-à-dire qu’il nous dit que c’est celui qui a vraiment la clé du rapport père /enfant avec la mère (6) . Enigmatique, hein ? Eh bien, le monstre Chapalu dit ceci :
"J’ai miaulé, miaulé, je n’ai rencontré que des chats-huants qui m’on assuré qu’il était mort [l’enchanteur]. Je ne serai jamais prolifique…
Vous voyez le rapport à Schreber : "je ne serai jamais prolifique". Et je vous signale, entre parenthèses, que les mamelles de Tirésias ont été écrites par Apollinaire pour que la France s’engage dans la voie de la repopulation – c’était un grand problème à l’époque, on discutait le malthusianisme tout ça – en réalité, il disait qu’un peuple vigoureux est un peuple qui doit procréer ; la question évidemment se pose de savoir… je ne crois pas qu’Apollinaire ait eu des enfants…
ST : …connus, non.
CL : oui tu as raison, c’est vrai qu’il aimait les femmes.
… Pourtant ceux qui le sont ont des qualités…
C’est vrai ils ont des qualités, ceux qui sont prolifiques, quelque chose du côté de la paternité…
… J’avoue que je ne m’en connais aucune. Je suis solitaire. J’ai faim, j’ai faim. Voici que je me découvre une qualité ; je suis affamé. Cherchons à manger…
Et la chute est extraordinaire :
…Celui qui mange n’est plus seul.
C’est-à-dire qu’il y a là quelque chose… en effet, on voit bien la dimension de l’être-là : celui qui mange n’est plus seul. "Mange ton Dasein", vous voyez comment est convoqué le poète. C’est-à-dire c’est un feu d’artifice, Lacan, il se situe par rapport à Heidegger tranquillement, et puis à l’occasion, puisqu’il parle de l’épochè – je crois que c’est Husserl – la mise entre parenthèses du monde. Alors on met le monde entre parenthèses, et le corps par la même occasion, et puis on s’attache à la transcendance de la conscience. On voit bien comment, quand on lit le travail de Husserl sur l’épochè, c’est une reprise du cogito de Descartes à sa façon. Mais là encore on ne peut qu’être frappé par l’évacuation, par la philosophie moderne après Descartes, du corps (je ne sais pas si tu seras d’accord) ce qui n’était pas tout à fait le cas chez Aristote, il y a quelque chose que repérait Aristote du côté du vivant ; autrement dit, on est dans une autre époque de la philosophie…
S.T. : …une autre langue aussi.
C.L. : une autre langue aussi, tu as raison. Et il dit : ça c’était pas mal la mise entre parenthèses, et puis c’était mieux en grec – épochè ça veut dire aussi suspension, interruption, arrêt -, il dit pourquoi : "il est manifeste que la seule façon d’être-là n’a lieu qu’à se mettre entre parenthèses. Nous approchons de ce que j’ai à vous dire essentiellement aujourd’hui" (p.82). Alors qu’est-ce que c’est que ça être-là ? Mise entre parenthèses. Moi je vous l’écris comme ça : i(a). Il est là notre être-là entre parenthèses. Lacan va l’évoquer, cet être-là, par des écritures : du côté de l’objet a, i(a), l’achose, la bouteille de Klein. Et il y a quelque chose autour du regard : il n’est "pas fou cet oeil", "il n’y voit pas son être-là". C’est-à-dire c’est cette phrase que Lacan a forgé – qui est une phrase tout à fait extraordinaire – dans le séminaire XI, c’est"tu ne me vois pas d’où je te regarde", d’où je te regarde, tu ne me vois pas (7) . Et Lacan insiste pour dire "je ne dis pas que tu ne me vois pas là d’où je te regarde, ce n’est pas là d’où je te regarde, le là est élidé fondamentalement, ce fameux là de l’être-là ; c’est-à-dire que c’est un lieu qui n’a pas d’autre représentation que topologique vous voyez comment on est dans cette topologie de l’objet a, c’est une topologie des surfaces.
Bon je ne suis pas allé très loin, alors si je peux dire autre chose, c’est ce qui va évidemment introduire les graphes c’est-à-dire qu’en effet l’achose, "ça ne se montre pas, ça se démontre" (p.83). C’est-à-dire que c’est là ce qui va être la fonction de l’écrit pour Lacan. Cette fonction de l’écrit, il la repère dans les Ecrits – dans Ecrits précisément, ce qu’il a publié – et il nous explique quoi ? Eh bien que si il y a un métalangage – il n’y a pas de métalangage – mais si il y a un métalangage, c’est l’écriture au sens où l’écriture n’est pas un langage. Et il nous dit une chose qui me paraît tout à fait importante… c’est-à-dire qu’est-ce que ça montre le graphe ? Il dit : "c’[l’écriture]est différent de la parole ! De la parole qui peut s’appuyer sur" (p.85) – sur l’écriture. Il dit à un moment donné qu’il y a une synchronie de ces différents points de croisement ; il dit : vous ne pouvez pas parler de l’achose, c’est quelque chose qui n’est possible que "par le support de l’écrit sous la forme du graphe" (p.83), c’est-à-dire que nous avons là avec l’écrit cette démonstration possible de l’achose. Alors il décline les quatre mathèmes ici [A ; S barré poinçon D ; S de A barré; s de A] et ce que je vous proposerais volontiers… je n’arrive plus à retrouver ce qu’il dit… Ah, si ! "si elle [la parole] s’appuie sur ça, ne serait-ce que cette forme, bien sûr, elle doit se souvenir que cette forme ne va pas sans qu’ici l’autre ligne recoupant la première [la ligne horizontale du bas] se marque à ces points d’intersection de s(A) et du grand A lui-même." (p.85)
Alors il va dire que ce que l’on met sous ce grand A, ça va déterminer l’ensemble, de le désigner comme trésor des signifiants, ça va évidemment imposer un sens pour tous les autres qui "ne sont pas libres d’un grand écart" (p.85). Autrement dit (et je vais terminer là-dessus) si on écrit ici le graphe [C.L écrit le graphe au tableau], je vous propose d’entendre que si nous avons avec ces deux lignes là qui vont de S de grand A barré à S poinçon D, on a la chaîne signifiante c’est-à-dire la diachronie, le lien positionnel du signifiant, la chaîne dans sa linéarité. Mais dès lors que ces deux chaînes diachroniques vont être coupées par la chaîne du discours, c’est-à-dire d’un sujet qui parle, dès lors que la parole prononcée va venir couper ces chaînes, va s’introduire la synchronie, c’est-à-dire la possibilité de la substitution signifiante – ce que j’évoquais toute à l’heure – c’est-à-dire que le signifiant se substitue au signifiant. C’est pour quoi on a une dimension synchronique aussi bien que diachronique.
Aion, aion, aion ! en arché, ça aussi c’est bien ! La question du temps et de l’éternité : aion et chronos, ce n’est pas la même chose. Ecoutez, c’est formidable quand il dit "au commencement [en archè] – ce qui n’a rien à faire avec quelque temporalité que ce soit, puisqu’elle en découle – au commencement est la parole" (p.87). Autrement dit la temporalité, ce que nous appelons la temporalité – le passé le présent le futur – n’est possible que par le déroulement de la parole, par la chaîne signifiante elle-même telle qu’elle se déroule dans la parole sinon il n’y a pas de temporalité ; autrement dit la temporalité est la conséquence de la parole dans son déroulement. Et là il fait référence bien sûr à l’écriture de l’Ancien testament le fameux "Aion aion des aion" traduit selon les cas "dans l’éternité et dans les siècles des siècles" ou "dans l’éternité de l’éternité de l’éternité". Vous voyez comme il y a quelque chose qui est aussi à entendre du côté du graphe et du fameux en archè, c’est-à-dire que c’est quelque chose, le graphe, qui montre, c’est une traduction, on pourrait dire, de ce "au commencement était la parole. Je crois qu’on en avait parlé.
Bon écoutez, je n’ai pas été très loin dans la leçon mais peut-être que vous avez des questions, Stéphane tu as des remarques ?
Stéphane Thibierge : Ecoute Claude, je trouve ça très précieux la façon dont tu as pris les choses. Je vais laisser la place aux questions et aux remarques si vous en avez, parce que pour ma part il y en a juste une mais qui est tout à fait dans le fil de ce que tu as dis. Je pense que c’était très bien venu de prendre les choses très tranquillement et en insistant sur tout ce qui se joue dans le début de cette leçon, et aussi dans l’ensemble de ce séminaire, en particulier quand tu soulignes la valeur du graphe, et sa valeur pour nous et pour Lacan, c’est-à-dire c’est tout à fait autre chose (et il le dit dans la leçon d’avant) que de partir du graphe tout constitué pour en développer du sens par exemple. Là tu as tout à fait raison de souligner que le graphe avec la diachronie (ce que tu viens de dire), les deux lignes diachroniques, c’est-à-dire les lignes de temporalité vectorisée en quelque sorte, et puis la synchronie de celui qui en parlant arrête quelque chose… tu as rappelé que c’est cette ligne de la synchronie qui permet une substitution, c’est-à-dire une métaphore, c’est-à-dire ce que nous faisons dès qu’une énonciation est produite. Quand une énonciation est produite, ça fait à la fois un arrêt dans la diachronie et ça substitue quelque chose à autre chose. Eh bien ça c’est le graphe, le graphe ne griffonne, si je puis dire, n’inscrit rien d’autre que ça. Tu as eu d’autant plus raison de le souligner qu’à un moment donné, dans cette leçon, Lacan dit une chose, à la fois comme souvent chez lui très simple et très complexe dans ses conséquences – pas dans son principe – qui est que le langage, il est parlé certes… non il ne le dit pas comme ça… il dit que "la découverte de Freud c’est un langage [jusque là ce n’est pas une découverte] au milieu de quoi est apparu son écrit" (p.93). C’est ça qui est fort de la part de Freud, c’est d’avoir marqué ou remarqué que le langage, dans sa dimension énonciative, arrêtait c’est-à-dire inscrivait quelque chose, c’est-à-dire effectuait ce que le graphe nous montre. Mais en le montrant, il exemplifie ce que pour la première fois Freud a produit c’est-à-dire un langage, un langage au milieu duquel apparaît son écrit.
C’est quelque chose dont on n’imagine pas à quel point c’est inouï. Et tu nous l’as bien montré en partant juste de cette écriture l’achose parce qu’un langage ne donne jamais son écrit avec lui, jamais. Dans toute l’histoire des langues, des langages, vous trouverez que nous avons toujours reçu d’un autre, d’une autre langue, d’une autre culture, d’une autre civilisation, notre écriture, toujours, toujours ! Il n’y a pas d’exception à cette règle. Et ce que Freud invente, et ce que la psychanalyse manie – et Lacan ne parle que de ça – c’est comment du langage se trouve remarquée la dimension de son propre écrit, en quelque sorte en interne. Mais son propre écrit en interne, il est de ce fait là aussi bien externe, c’est-à-dire c’est ce que Claude a commenté tout au début, le dasein il n’y en pas, il n’y a pas d’endroit où on peut dire c’est là, parce que là on ne trouvera que le trou entre un signifiant et un autre signifiant qu’on ne verra pas d’ailleurs, on verra toujours i(a) à la place. C’est pour ça que tu reprennes tous ces points qu’on est habitué à entendre de manière trop sensée et pas assez tricotée, comme par exemple tu l’as fait, je trouve ça très bien, il faudra y revenir, on prendra le temps et on continuera la prochaine fois. Si il y a des remarques et des questions… ce serait bien…
C.L. : …je vous avais dit que c’était simple… non mais ce serait bien, il a raison Stéphane… no question ?
S.T. : ce serait bien car ce n’est quand même pas facile, mais tu l’as dépliée en prenant le temps qu’il faut…
Intervention d’une participante : vous avez très bien dit comment l’objet de la poésie c’est la lettre, c’est en fait le même objet que la psychanalyse… le corps là-dedans, il y est tout, dans la poésie comme dans la cure psychanalytique. Je dis ça car j’ai bien compris cette histoire de parallélisme, d’affinité, d’homologie entre la psychanalyse et la poésie.
CL : vous savez que Lacan a regretté de ne pas être assez poète à la fin de son enseignement parce qu’il s’est toujours posé la question de savoir pourquoi son enseignement était si mal reçu, et comment il est encore aujourd’hui si mal reçu alors que – nous ne serons probablement pas là pour le voir – mais Lacan sera redécouvert, et il sera sûrement redécouvert comme ayant été un précurseur, c’est-à-dire d’avoir repéré tout simplement ce qui nous constitue c’est-à-dire notre rapport au langage. Et il se demandait toujours pourquoi ça avait été si mal reçu ce qu’il avait avancé, et il le dit ici : on m’a forcé à sortir les Ecrits, bon j’ai accepté parce que je me suis rendu compte… pour me faire entendre au-delà de ceux qui ne m’entendaient aucunement et à qui j’avais enseigné. C’est vrai que quand on lit les premiers séminaires, on voit comment il monte le graphe leçon par leçon avec une patience d’ange – c’est évidemment pour nous extraordinaire parce que quand on revient sur ces séminaires, on voit comment il déplie les choses progressivement – et en même temps il était si mal reçu, si mal compris, si mal suivi et il se demandait pourquoi ? Et à la fin de son enseignement il s’est dit : "peut-être parce que je n’ai pas été assez poète"
Intervenante : écoutez, moi, je pense qu’il est tellement difficile à lire, même dans les séminaires, c’est tellement difficile, c’est peut-être parce que son style est aussi difficile que la grande poésie, c’est tellement difficile qu’il faut toujours revenir pour comprendre quelque chose…
C.L. : vous avez raison il y a une homologie, et en même temps Lacan n’était pas dans ce registre qui est celui de la poésie. Il évoque la question de l’écriture, l’écriture logique ou topologique, qui est essentielle – on voit bien à quoi ça lui sert, ce qu’il veut faire entendre par là – mais si vous lisez les derniers séminaires, il y a quelque chose effectivement du registre poétique, un poétique très particulier parce qu’il a dit "je regrette de ne pas avoir été assez poète", "pouetassé", c’est-à-dire qu’il y a quelque chose du pouet, pouet !
S.T. : et du tassé
C.L. : et du tassé, c’est-à-dire qu’il faisait toujours grincer, et c’est ça qui est probablement insupportable, mais probablement que c’est insupportable parce que nous sommes des barbares ! Nous sommes des barbares je vous assure. Franchement je comprends pourquoi les Grecs ont pu parler de barbarie parce qu’ils étaient allés tellement loin dans leur rapport au langage : quand on lit les traductions qu’Heidegger a pu faire d’Héraclite, c’est vraiment un type… et il le dit d’ailleurs à propos d’Euclide, ils avaient un rapport à l’écriture… ils vivaient dans ce qui est notre habitat naturel – c’est ce que je dis toujours, je me répète – qui est le langage. Et nous, nous sommes des barbares, et voilà pourquoi nous n’arrivons pas à lire Lacan, parce que nous sommes fondamentalement des barbares, et de plus en plus… alors on dit "Oh, la, la ! Lacan…" Toute proportion gardée, si on peut se permettre cette extrapolation, je vous assure que les philosophes de l’Antiquité grecque auraient été très à l’aise avec Lacan, ils auraient même pu discuter avec lui. On voit bien comment… vous savez, il y a toujours ce type qui fait les mêmes conneries sur scène, alors il y a Rousseau et Voltaire, ces grands dialogues, mais imaginez Platon et Lacan, ou, Aristote et Lacan, je suis sûr que ça colle. Si vous êtes un peu helléniste et que vous vous attachez aux textes grecs, vous verrez que vous pourriez faire un truc formidable, je vous donne une idée de théâtre… Non mais, je suis d’accord, il est difficile pour nous mais parce que nous sommes des barbares, je vous assure.
S.T. : C’est-à-dire c’est la nature de la difficulté qui est intéressante, c’est vrai qu’il est difficile, mais quelle est la difficulté ? ça c’est une question très simple en revanche, c’est aussi simple que de se demander la difficulté de quelqu’un dans son analyse à tel moment. De quelle difficulté s’agit-il ? On peut le prendre par l’abord le plus compliqué comme on peut aussi le prendre par l’abord le plus simple, et quelque fois il suffit d’un tout petit pas de côté qui peut être juste un mot qu’on dit ou que dit l’analysant, il suffit dès fois d’un tout petit pas de côté et tout d’un coup cette espèce d’énorme complexité s’est dénouée. Et Lacan, c’est pareil. Vous avez raison, c’est difficile, mais ça tient en grande partie au fait que le symptôme, comme il le dit (je crois que c’est dans ce séminaire-là), le symptôme c’est une écriture mais qui est sauvage. Quand Claude dit que nous sommes barbares, on pourrait dire aussi que nous sommes assez sauvages, et que cette sauvagerie ne nous rend pas facile la lecture analytique. Comment dire ? On n’est pas toujours aidé par le symptôme, on y est introduit à cette lecture par le symptôme, mais on n’y est pas aidé. Vous avez raison c’est difficile, mais ça vaut le coup de se demander où est la difficulté, qu’est-ce qui est difficile dans ce cas-là ? C’est assez instructif – et il n’y a évidemment pas qu’un seul sens – mais ce n’est pas une difficulté au sens où ce serait compliqué, ardu ou hermétique. Ce n’est vraiment pas hermétique Lacan.
C.L. : En tout cas, il nous a fait le cadeau, pour qui le souhaite, d’essayer de le déchiffrer, et on fait ce qu’on peut, mais je pense que c’est un travail salutaire.
Intervenante : En fait on s’acharne, moi je m’acharne, on s’arrache les cheveux…
C.L. : Oui on s’arrache les cheveux, vous avez raison…
Notes :
(1) Leçon II du 23 novembre 1966 que Lacan débute en disant que la logique du fantasme "ne saurait d’aucune façon s’articuler sans la référence" à la fonction de l’écriture qu’il introduit par ce fait : "que ce n’est pas la même chose, après que nous l’ayons dit, de l’écrire ou bien d’écrire qu’on le dit. Car la seconde opération essentielle à la fonction de l’écriture, précisément sous l’angle, sous le biais où je vais, aujourd’hui, vous en montrer l’importance, pour ce qu’il en est de nos références les plus propres dans le sujet de cette année, ceci, dis-je, tout de suite et dès l’abord se présente avec des conséquences paradoxales."
(2) Lacan dit dans cette leçon de La logique du fantasme : "il est clair qu’à partir du moment où cette phrase est écrite : "le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau", le nombre cinq – y étant, de ce fait même écrit – est exclu. Vous n’avez donc qu’à chercher si le plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur le tableau ne serait pas, par hasard le nombre six et vous retombez sur la même difficulté à savoir qu’à partir du moment où vous posez la question, le nombre six au titre du plus petit nombre entier qui n’est pas écrit sur ce tableau, y est écrit et ainsi de suite. Ceci, comme beaucoup de paradoxes, n’a d’intérêt, bien sûr, que pour ce que nous voulons en faire. C’est la suite qui va nous montrer qu’il n’était peut-être pas inutile d’introduire la fonction de l’écriture par ce biais où elle peut vous présenter quelque énigme. C’est une énigme, disons, à proprement parler, logique et ce n’est pas une plus mauvaise façon qu’une autre de vous montrer qu’il y a, en tout cas, quelque rapport étroit entre l’appareil de l’écriture et ce qu’on peut appeler la logique".
(3) Voir la leçon du 17 février 1965.
(4) Voir la leçon du 15 février 1956 : "(…) l’être humain n’est pas simplement immergé, comme tout nous laisse à penser que l’animal l’est, dans un phénomène comme celui de l’alternance du jour et de la nuit, mais que l’être humain pose le jour comme tel que le jour vient à la présence du jour et sur un fond qui n’est pas un fond de nuit concrète, mais d’absence possible de jour, où la nuit se loge, et inversement d’ailleurs, le jour et la nuit sont là très tôt comme signifiants et non pas comme alternance de l’expérience, ils sont très tôt comme connotation, et le jour empirique et concret n’y vient que comme corrélatif imaginaire, à l’origine, très tôt."
(5) Edité dans la collection de poche Poésie chez Gallimard
(6) Dernier paragraphe de la dernière leçon (du 4 juillet 1956) : "ce monstre c’est vraiment celui qui a trouvé la clé… analytique, le ressort des hommes, et tout spécialement dans la relation du père-enfant à la mère"
(7) Je ne suis pas parvenue à retrouver, dans ce séminaire, cette formulation mais une autre dans le passage suivant : "dès le premier abord, nous voyons dans la dialectique de l’oeil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand, dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que – jamais tu ne me regardes là où je te vois. Inversement, ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir." (p.118 de l’édition de poche, leçon du 4 mars 1964).