« C’est ça les noms-du-père, les noms premiers en tant qu’ils nomment quelque chose comme l’indique – oui, comme l’indique la Bible – […] il y avait une tradition, ça n’est pas venu de rien » (p. 102).
« Voilà. Alors comment le Symbolique […] sexué ou pas sexué, un animal c’est ça, c’est ce qui se reproduit » (p. 105).
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J’ai été interrogée par la façon dont Lacan amène cette référence à la Bible. Que veut nous faire entendre Lacan à partir de cette référence ? Et pourquoi insiste-t-il tant et à plusieurs reprises sur la nomination des animaux ? C’est d’ailleurs une interrogation qui est revenue chez plusieurs d’entre nous : « Adam a nommé les animaux, mais pourquoi seulement les animaux ? ».
En recoupant cette insistance de Lacan dans RSI et le texte de ces récits de création dans leur mot à mot, il me semble qu’on peut apercevoir le Réel que Lacan veut faire entendre, à savoir le Réel du non-rapport sexuel chez l’être parlant.
Je suis donc allée relire ces premiers chapitres de la Genèse, ces textes que nous connaissons tous, mais qu’en même temps nous méconnaissons à force de les connaître déjà. Et en faisant cette lecture croisée entre le séminaire RSIet les deux premiers chapitres de la Genèse, j’ai été très intéressée par l’écho de ces textes dans l’enseignement de Lacan.
Lacan se réfère à ces textes de la Genèse, il s’en fait dupe. Et ceci pas seulement du fait de sa formation, ni parce qu’il serait croyant, mais bien parce qu’il y trouve des indications sur la structure même de ce qui fait l’humain au-delà du « bla-bla-bla », comme il dit dans RSI, et comme il l’avait dit auparavant dans le Discours de Rome, avec exactement les mêmes mots (« le Verbe », « le bla-bla-bla », et « le risque de confusion entre le Symbolique et le Réel »).
Et puisque Lacan nous dit « que ce n’est pas venu de rien » mais bien de la tradition1, je vous propose donc une lecture un peu pas à pas de ces textes bibliques, aussi près que possible du texte afin d’essayer d’y repérer en quoi ils ont attiré l’attention de Lacan qui semble les connaître très précisément et pas seulement dans leur version anecdotique ou approximative mais bien « dans le texte »2.
Le texte biblique s’ouvre sur le récit de la création qui, en fait, se décline en deux chapitres, deux récits, à la fois relativement semblables quant à l’histoire et fort différents quant à leur auteur. Ce ne sont pas des morceaux distincts, complètement séparés, mais des thèmes repris avec des écritures différentes. Dans cette leçon 7, Lacan fait référence au second récit mais on verra que tout au long de son séminaire il a en tête ces deux récits.
Le premier récit raconte une création qui se fonde sur la parole d’Adonaï, et uniquement sur cette parole (v. 3).
Et Dieu a dit : « Qu’il y ait la lumière », et il y a eu la lumière.
Et puis viennent la succession des jours, mais aussi une succession de séparations, de distinctions, de différenciations. Elohim sépare la lumière des ténèbres, il sépare les eaux du haut et les eaux du bas, il sépare le jour de la nuit. Lors d’un exposé à Sainte-Anne, Marc Darmon nous disait que cette nomination première venait créer le Réel.
Ce premier chapitre se termine par la création de l’humain, « mâle et femelle il les créa » (avec, là, le terme hébreu désignant les animaux).
Le second récit de Création, celui auquel Lacan se réfère dans ce passage deRSI, est plus complexe dans sa construction. Il commence par dire l’achèvement de la création et le septième jour. Puis il se poursuit en reprenant un récit de création avec tous les éléments déjà présents dans le premier chapitre (le ciel, la terre, l’eau, les fleuves, les plantes, les animaux, l’humain à sa ressemblance…), mais avec cette fois non seulement une séparation qui fait création, mais surtout un souffle qui permet la vie, la germination, la reproduction.
Et c’est au milieu de ce deuxième chapitre qu’Adonaï dit (v. 18) :« Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je lui ferai une aide qui soit face à lui », (« contre lui », a traduit Chouraqui3).
On attendrait donc que la création de la femme vienne dans la suite de cette parole.
Et pourtant, ce qui suit, c’est la création des animaux, puis leur nomination par Adam (v. 19) :
Adonaï Dieu a formé de la terre des hommes tout ce qui vit des champs et tout oiseau du ciel et il a fait venir vers l’homme pour voir ce qu’il lui criera et tout ce que l’homme lui criera à âme vivante c’est son nom.
Meschonic précise que le signifiant ‘haïa traduit habituellement par animal veut dire en fait « âme vivante », car, nous dit-il, ce mot ‘haïa est le signifiant même de la vie. Il note aussi que le sens du verbe crier est toujours tendu entre trois valeurs : crier, lire et appeler.
Ensuite seulement vient le verset auquel Lacan fait allusion dans cette leçon 7. Verset dans lequel on rencontre ce qui pour moi fait la clé de cette référence biblique qu’il propose (v. 20) :
Et l’homme a crié des noms à toute bête et à l’oiseau du ciel et à tout ce qui vit des champs Et à l’homme, il n’a pas trouvé une aide qui soit face à lui.
Voilà ! Il n’a pas trouvé ! Ce point d’arrêt dans le fil du texte, ce trou dans le texte, nous fait entendre comment Adam touche là une sorte d’impossible. La construction même du texte amène cela comme la rencontre avec un point d’impossible.
Impossible de nommer ni lui, ni elle.
Impossible d’une part parce qu’elle n’est pas encore créée au sens de pas encore différenciée de lui (en effet Adam n’est pas à entendre comme le prénom de l’homme Adam mais bien comme le signifiant de « l’humain »4).
Impossible surtout parce que si l’humain advient logiquement dans la série des animaux, il ne peut cependant pas y prendre place dans cette suite au même titre qu’un animal, c’est-à-dire comme strictement mâle et femelle destinés à se reproduire. Pas de continu entre le parlêtre et son origine animale.
Sur ce point la construction du texte est éclairante : Adonaï dit « Je lui ferai une aide contre lui », puis il crée les animaux, puis vient la nomination des animaux, puis l’impossible pour Adam à nommer sa femme. Avant même d’avoir prononcé une seule parole (car il n’en est encore qu’à crier), Adam rencontre l’impossible à nommer.
Lui, pour se nommer, doit pouvoir nommer sa femme, et que cette nomination les fasse advenir homme et femme, c’est à dire comme parlêtres, là où les animaux ne sont que mâle et femelle. On voit bien alors comment le narrateur met en place la spécificité de ce que sont homme et femme par rapport aux animaux, distincts des animaux du fait même de ne pas pouvoir faire couple. Impossible du rapport sexuel.
Et ce n’est qu’après ce point d’impossible que viennent les versets de la création de la femme. Adonaï Elohim fait tomber une torpeur sur Adam et là advient la création de la femme qu’Adam est appelé à nommer aussi (v. 22) :
Adonaï Dieu a construit le côté qu’il a pris de l’homme en femme Et il l’a fait venir vers l’homme ». Enfin, et seulement à partir de là, Adam parle et énonce un dire qui nomme (et plus seulement un cri) (. 23) : « Celle-ci cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, À celle-ci il sera crié ‘femme’ – Isha ‑ : Oui, de l’homme, ‑ Ish – celle-ci est prise ».
Il parle et cette parole dit à la fois la sexuation et la nomination. La sexuationcar, comme précise Chouraqui, ish et isha sont le même mot au masculin et au féminin. La nomination car dès cet instant où la femme est créée et où l’homme n’est plus seul, le texte ne dira plus « Adam » (« l’humain »)4 mais Ish(l’homme), et dans la suite seuls les termes de Ish et Isha seront employés pour parler de l’homme et de la femme qui n’auront véritablement un prénom que bien plus tardivement dans le décours du texte. (Ève, la Vivante au chapitre 3, et Adam au chapitre 5).
Adam ne prononce un « dire » qu’après la création de la femme. C’est à partir de la rencontre de cet impossible à nommer qu’il peut dire. Et pas l’inverse : ce n’est pas parce qu’il parle qu’il y a impossible. C’est parce qu’il a rencontré un impossible qu’il peut parler.
La nomination des animaux advient avant la rencontre avec l’impossible. Celle des parlêtres advient ensuite.
Là encore, le texte nous rend sensible le mouvement de l’humain pour extraire son humanité de cette origine animale, de cette condition animale et s’en différencier radicalement, tout en ne la reniant pas, du fait de la reproduction sexuée. Lacan dans notre deuxième passage parle de « cet être qui lui-même est une espèce animale mais qui en diffère radicalement » et il indique encore « un animal, c’est ça, c’est ce qui se reproduit »5.
J’ai essayé de vous montrer comment le même verset que Lacan cite en parlant de la nomination des animaux contient à la fois les noms premiers (dont Lacan dit que ce sont des noms-du-père) et également une première indication du Réel du non-rapport sexuel. Comme un nouage repéré au cœur même du texte biblique. Comme une trouvaille de Lacan pour éclairer ce qu’il soutient dans ce séminaire.
C’est cela, je crois, qui m’a beaucoup intéressée dans cette référence par Lacan à ces textes bibliques, c’est le nouage qu’il opère entre :
– le Symbolique de la nomination (celle opérée par Adam obéissant à Dieu le Père, celle qui opère sur Adam puisqu’il change de nom à ce moment-là,
– le Réel du non-rapport parce que bien qu’animaux sexués soumis à la reproduction, ils sont là mis en position de parlêtres (et ceci par la façon même dont le narrateur construit son texte),
– et l’Imaginaire de l’existence de Dieu comme père (« première imagination humaine » dit Lacan). Imaginaire que l’on peut dire également Imaginaire du couple, ou de la représentation imaginaire que nous avons de ce que serait un couple où la femme viendrait dans une harmonie naturelle. Croyance ou espoir que du rapport sexuel il y aurait (ce qui est éminemment une position religieuse).
Du coup, ce nouage nous fait entendre comment la nomination prend sa dimension symbolique, pas seulement d’être référée à Dieu le Père mais bien d’être nouée au Réel du non-rapport sexuel.
Lacan le dit sans doute autrement à d’autres moments de ce séminaire. Mais c’est là, dans ce passage que cela m’est apparu le plus clairement.
Lacan prend appui sur le texte biblique mais s’écarte autant qu’il le peut de ce qui serait une position religieuse.
Je dis qu’il s’en écarte « autant qu’il le peut » car au fond ces textes le tiennent, il y revient sans cesse à partir de cette leçon 7.
Dans l’énoncé de Lacan, comme dans son énonciation, on peut entendre combien il est comme habité par ces récits et par leurs enjeux, concernant entre autre le non-rapport sexuel, dans ce séminaire où par trois fois il dit que cela lui vient « comme bague au doigt », formulation que j’ai entendue comme une évocation du couple.
Lacan revient à ces textes de la Genèse d’un bout à l’autre de ce séminaire même s’il ne le dit toujours très explicitement. J’en cite quelques occurrences rapidement :
– leçon 7, dans sa fin, il reprend la question du Nom-du-Père et parle de Dieu comme de celui qui « à ce corps d’homme asexué… donne le partenaire qui lui manque » et il poursuit en disant le risque que « comme tout animal, il fasse de sa femelle le Dieu de sa vie ».
– leçon 8, à propos du tore et de la lumière du tore, Lacan dit « Fiat lux », allusion en latin au premier récit de création, comme un trait d’humour.
– leçon 8 encore, dans sa fin, « le nommer est un acte » (second récit de création).
– Et surtout la toute dernière page du séminaire où Lacan renvoie encore à chacun de ces récits de création. Il dialectise ces deux récits :« Que ce soit du Symbolique que surgisse le Réel, c’est ça l’idée de création (1er récit de création), n’a rien à faire avec le fait que dans un second temps le même Dieu donne son nom à chacun des animaux qui habitent le paradis (2nd récit de création, donc) ». Deux récits de création, deux modes de nomination qui n’ont rien à faire l’un avec l’autre.
Et il enchaîne sur la question : « De quelle nomination s’agit-il dans une des deux de ce qui nous est mythiquement raconté ? » (une des deux nominations : celle du premier récit de création ? celle du deuxième ? ou chacune successivement ?).
Lacan en vient à formuler la question qui va clore ce séminaire : « Est-ce que le Père c’est celui qui a donné son nom aux choses ? Ou bien ce Père doit-il être interrogé en tant que Père au niveau du Réel ? ». On entend là encore l’écho de ces deux récits6.
Ainsi, malgré la force et la récurrence de ses références bibliques, on voit comment Lacan essaye de trouver une façon laïque, non-religieuse, pour que ce nouage borroméen tienne sans le recours au Nom-du-père de la religion.
Le souci de Lacan est d’abord celui d’un renouvellement de la question du père et d’une transmission laïque de la psychanalyse. Il ne peut pas se passer de ses points d’appui dans la Bible. Il s’en sert. Il ne les renie pas. Mais n’étant pas dans un position de croyant ni non plus dans une position d’exégète, il ne peut pas trouver sa réponse dans le texte biblique et, du coup, pour lui, la question posée (celle du nouage entre Réel et nomination) reste ouverte, et en chantier.
Notes
1 Dans ce séminaire il m’a semblé que Lacan parlait de la tradition juive quand il disait “la tradition”, et de la religion catholique quand il disait “la religion”. Une seule fois il dit “la religion juive”.
2 Cf les traductions et commentaires de Chouraqui, Entête, Ed JCLattès, et de Meschonnic, Au Commencement, Ed Desclée de Brouwer.
3 negueb terme difficile à traduire : accordée, digne, face à lui, contre lui…
4 Le terme adam se rattache par éthymologie et par assonance au terme hébreu signifiant la terre ce qui amène Chouraqui à le traduire par « le glébeux »
5 Il convient ici de souligner que la jouissance est évoquée dès ce premier chapitre sous la forme impérative d’un commandement : Fructifiez, avant même le multipliez-vous.
6 Avec, dans ce questionnement, une inversion de l’ordre (la première question renvoie au 2ndchapitre, et la deuxième au 1er chapitre) ce qui reprend l’ordre chronologique véritable de l’écriture