Commentaire
20 octobre 2014

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VANDERMERSCH Bernard,
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Le passage dont le commentaire m’a été confié est une réponse à cette question :

Question :

Si, selon la Genèse– Je vous lis les choses qu’on a eu la bonté de m’écrire, ce qui n’est pas plus mal qu’autre chose, étant donné ce que j’ai dit que le réel tient à l’écriture – si selon la Genèse, traduite par André Chouraqui, Dieu créa à l’homme une aide, une aide contre lui, qu’en est-il du psychanalyste comme aide contre ?

J. Lacan :

« Je pense qu’effectivement le psychanalyste ne peut se concevoir autrement que comme un sinthome. C’est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c’est le psychanalyste. C’est en ça que je répondrai à ce qui m’avait été posé comme question tout à l’heure, c’est que c’est le psychanalyste qui est, en fin de compte, une aide dont aux termes de la Genèse, on peut dire que c’est en somme un retournement, puisqu’aussi bien l’Autre de l’Autre, c’est ce que je viens de définir à l’instant comme là, ce petit trou. Que ce petit trou à lui seul, puisse fournir une aide, c’est justement en ça que l’hypothèse de l’inconscient a son support.

L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, c’est quelque chose qui ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes c’est Dieu. C’est en ça que la psychanalyse de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. »

1. « Je pense :

Un mot du contexte. Dans ses derniers séminaires Lacan fait beaucoup plus état de ses questions, de ses doutes qui portent essentiellement sur ce qu’il a apporté à la découverte de Freud, à savoir le réel (plutôt que sur l’objet a) et, selon moi, de savoir si l’on peut couper le lien génétique de ce réel au Père. Je donne plusieurs exemples de ces doutes car il s’agit bien de voir ce qu’il y a de réel pour la psychanalyse. Cette fonction du réel apparaît remplie chez Freud soit par un recours à la science dans sa version thermodynamique, soit par la fonction du père (l’Œdipe, le père de la horde, Moïse etc).

A la fin de la leçon IX :

« Arriverai-je à vous dire ce qui s’appellerait un bout de réel ? Pour l’instant on peut dire que Freud lui-même n’a fait que du sensé et ça m’ôte tout espoir. … »

Au début de la leçon X du 13 avril 1976 :

« J’ai inventé ce qui s’écrit comme le réel : sous la forme du noeud borroméen.

Le réel consiste à appeler un de ces trois : Réel. Ca veut dire qu’il y a trois éléments et que ces trois éléments, tels qu’ils sont enchaînés font métaphore de la chaîne… métaphore de quelque chose qui n’est que nombre. Cette métaphore on l’appelle le chiffre.

mais :

Le réel, sous la forme de question à quoi je l’ai réduit, n’est peut-être qu’une réponse à l’élucubration de Freud, c’est-à-dire l’énergétique. »

L’énergétique ça repose aussi sur le nombre, une constante. Mais pour Lacan Freud n’a jamais pu fonder vraiment une énergétique psychique, « ni même en tenir la métaphore avec quelque vraisemblance ».

« …Après tout ce n’est pas sûr que ce que je dis du réel soit plus que de parler à tort et à travers.

« Ce réel, dit-il, je le considère comme n’étant rien de plus que mon symptôme. Le Réel est ma réponse symptomatique à la découverte de Freud. C’est aussi réduire toute invention au sinthome.

Dire que le réel est un sinthome, le mien, n’empêche pas que l’énergétique le soit moins ».

« Le Réel étant dépourvu de sens, je ne suis pas sûr que le sens de ce Réel ne pourrait pas s’éclairer d’être tenu pour rien moins qu’un sinthome.

C’est dans la mesure où je crois pouvoir d’une topologie grossière supporter ce qui est en cause, à savoir la fonction même du Réel comme distinguée par moi de ce que je crois pouvoir tenir avec certitude – parce que j’en ai la pratique – du terme d’ICS, c’est dans cette mesure et dans la mesure où l’ICS ne va pas sans référence au corps, que je pense que la fonction peut en être distinguée. »

L’inconscient n’est pas le réel même s’il y mène. En effet, l’inconscient freudien suppose un savoir parlé, une articulation de signifiants. « Comment savoir si l’inconscient est réel ou imaginaire ? » (leçon VIII) Même à le prendre comme un dépôt de lettres il reste marqué par sa référence au corps, car la lettre à un corps.

On pourrait penser que pour fonder le réel de la psychanalyse il suffirait de la débarrasser de son appareil mythique en trouvant dans la science un meilleur paradigme que l’énergétique. La position de Lacan à l’égard de la science est d’ailleurs subtile car s’il n’y a, dit-il, que « la voie scientifique pour accéder au réel, i.e. les petites équations… », du vrai réel, en ce qui nous concerne, nous en sommes tout à fait séparés et « je crois quant à moi, encore que je n’ai jamais pu le démontrer, que nous n’en viendrons jamais à bout… » [du rapport entre les sexes]. La science ça marche mais ça ne sait pas où ça va et ça ne dit rien du sujet à partir du moment où elle ignore ce réel du non rapport sexuel. Lacan cantonne les références aux sciences en psychanalyse dans le rôle de métaphores plus ou moins sensées.

La religion, avec le père donne du sens mais coupe le sujet de son réel.

Freud, sur ce point, malgré son scientisme et sa dénonciation de la religion laisse le Père en place.

En somme, se demande Lacan, est-ce que, avec mon invention du Réel écrit comme un nœud borroméen, je fais mieux ?

Le sens de cette invention a d’ailleurs évolué.

Rappelons que Lacan introduit le réel très tôt dès 1953 comme ce qui, de l’analysant, est hors de prise de l’analyste puis (repris en 1964 dans Les 4 concepts) défini comme ce qui revient à la même place, c’est-à-dire le phénomène de la répétition d’une rencontre ratée. Et du coup comme ce qui ne marche pas. C’est en 1957 dans La relation d’objet en suivant Freud que Lacan attache plus particulièrement le réel à l’énigme du Père dont il fait l’origine de la Loi :

« C’est dans cette relation à quelque chose qui est le réel dans le symbolique, celui qui est vraiment le père et dont personne ne peut dire finalement ce que c’est que d’être le père, si ce n’est que c’est justement quelque chose qui se trouve déjà là dans le jeu, c’est par rapport à ce jeu joué avec le père, à ce jeu de qui perd gagne si je puis dire, quel’enfant peut conquérir la foi qui dépose en lui cette première inscription de la loi. »…

« C’est par la voie de ce crime imaginaire [meurtre du père] qu’il entre dans l’ordre de la loi. Mais il ne peut y entrer que si au moins un instant il a eu en face de lui un partenaire réel, […] quelqu’un qui n’est pas simplement couple de la présence et de l’absence, […] mais quelqu’un qui lui répond. »

Ce quelque chose qui est déjà là dans le jeu, ce réel dans le symbolique, 20 ans après, après l’avoir écrit comme la modalité logique de l’impossible, Lacan le présente comme une nouvelle écriture du nombre, le nœud borroméen. (Avec le nœud borroméen le nombre commence avec le 3).

à Mais que cette écriture du nombre – tel qu’il est métaphorisé dans la chaîne borroméenne soit, par rapport au nombre de la constante énergétique chez Freud, un progrès pour écrire la structure du sujet – n’assure pas qu’elle soit moins sinthomatique.

.

Le réel donc, tout en le désignant comme un des noms-du-père dans le nœud borroméen, Lacan le situe dans un nouveau type d’écriture, une écriture de la consistance… qui n’en est peut-être pas moins d’une consistance de sinthome (ou de symptôme, ici Lacan passe aisément de l’un à l’autre).

« Le réel, disait-il, apporte l’élément qui peut faire tenir ensemble S et I ; c’est quelque chose dont je peux dire que je le considère comme n’étant rien de plus que mon symptôme. »

« C’est dans la mesure où Freud a vraiment fait une découverte – à supposer que cette découverte soit vraie – qu’on peut dire que le réel est ma réponse symptomatique… C’est une façon de porter le sinthome lui-même au second degré. »

Si toute invention est un sinthome, tout sinthome n’est peut-être pas invention féconde.

2. Et pourtant dans sa réponse, Lacan : « C’est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c’est le psychanalyste ».

[Dans La troisième, Lacan dit que la psychanalyse est un symptôme qui peut disparaître si elle réussit… à faire disparaître le symptôme].

La psychanalyse, en tant qu’invention de Freud, pourrait aussi bien être son sinthome. Si Lacan dit ici que c’est le psychanalyste qui est un sinthome et non la psychanalyse, c’est pour l’analysant. Il ne s’agit plus du sinthome de Lacan, ni de Freud mais du sinthome de l’analysant que devient dans la cure l’analyste.

Si l’analyste est un sinthome –

1) comment a-t-il pu être mis à cette place,

2) comment peut-il s’en dégager ou en en être dégagé ?

Heureusement le névrosé a déjà son sinthome personnel, il ne l’abandonne pas quand il entreprend son analyse pour le remplacer par l’analyste, il le transfère : névrose de transfert. L’analysant introduit l’analyste dans son fonctionnement psychique, il symptomatise son rapport à l’analyste, il fait des rêves. Mais l’analyste occupe alors bien des fonctions : support des objets investis, support des diverses identifications, Idéal du moi. C’est en tant qu’il est pris dans le fantasme de l’analysant qu’il devient son sinthome, sans faire à tout coup rapport sexuel. Tandis qu’il se révèlera, in fine, avoir fonctionné comme objet a, cause du désir, c’est-à-dire lieu d’une faille irréductible.

àOn ne peut pas identifier le sinthome et l’objet a. Il faut bien que quelque chose change à la fin de la cure. L’analyste n’est qu’une métaphore du sinthome de l’analysant avant d’être rejeté et que l’analysant ne retrouve le sien ou pas, mais cette fois avec l’expérience de sa fonction. On constate qu’il garde généralement quelques traits identificatoires à son analyste comme traces du sinthome qu’il fut.

3. « l’Autre de l’Autre, ce que je viens de définir comme ce petit trou… »

Comment l’analyste fait-il pour aider l’analysant à se défaire de lui comme sinthome (ou le réduire au réel) ? Il se sert d’un petit trou. Lacan ne se réfère pas ici au petit trou de l’objet a mais à la partie de la zone de recouvrement du réel par l’imaginaire extérieure à l’empreinte du symbolique. De même que le sens est l’Autre du réel, cette zone serait le lieu de l’Autre du symbolique, le hors toute articulation signifiante, soit l’Autre de l’Autre. Mais, dit-il, il n’y a rien de tel. « A la place de l’Autre de l’Autre, il n’y a aucun ordre d’existence ». (Ce pourquoi dans la présentation par le nœud de trèfle cette zone est laissée ouverte).

Ce trou, ce trou de l’Autre de l’Autre est aussi celui qu’il a défini comme jouissance Autre, dans La Troisième, dite alors jouissance de l’Autre, avec cette remarque : « il n’y a qu’une seule façon de la remplir, et c’est à proprement parler le champ où naît la science » (dans la mesure où elle se sert de petites lettres). C’est le hors symbolique. Ce n’est pas le trou que fait le signifiant. Le mot fait trou dans ce qu’on appelait le réel en présentifiant l’absent, ou en absentant le présent. Mais le signifiant lui-même n’est pas un trou. C’est un semblant qui représente un sujet. On peut envisager l’ensemble des signifiants. On sait qu’il ne tient pas. Il y a donc un trou au cœur même du symbolique. Mais dans la mise à plat, ce trou de l’Autre de l’Autre est rejeté hors du Symbolique.

à Il faut noter en effet que, dans la mise à plat, Lacan se sert des « ronds » comme de cercles d’Euler ou de limites d’ensemble. Dans cet usage, ce qui est dans le rond n’est pas un trou mais l’ensemble cerné par le rond. (Alors que dans l’usage spatial le rond de ficelle circonscrit un trou dans l’espace),

4. « Le psychanalyste est une aide…

« Que ce petit trou, à lui seul, puisse fournir une aide…

Le psychanalyste ne peut être à la fois sinthome, ce petit trou de l’Autre de l’Autre et semblant d’objet a.

Le psychanalyste est une aide, comme sinthome. Mais il se fait aider, pour aider, par ce petit trou, c’est-à-dire par l’absence de tout Autre de l’Autre, autrement dit de toute garantie de la vérité dans l’ordre symbolique ni ailleurs. C’est bien parce qu’il y a un trou dans le jeu que les pièces peuvent jouer. Ses interventions en tiennent compte.

On parle d’Autre non barré dans le délire psychotique, ça veut dire que dans ce cas-là, l’analyste ne peut s’aider de ce trou soudé. Il peut quand même aider comme sinthome dans la mesure où il est pris dans la soudure, mais ce n’est pas commode.

à Comment à se situer comme sinthome, même à jouer du trou de la jouissance de l’Autre sans faire de science, l’analyste peut-il se retrouver dans la zone triple de l’objet a ? Il y a une autre difficulté ici car le trou que fait le sinthome avec le symbolique n’est pas celui de l’Autre de l’Autre, mais un faux-trou : « C’est en tant que le sinthome fait un faux trou avec le Symbolique, qu’il y a une praxis quelconque, c’est-à-dire quelque chose qui relève du dire… ». Même si le phallus va en faire un vrai, un trou réel : « C’est le phallus qui a ce rôle de vérifier, du faux-trou [fait du symbolique et du sinthome] qu’il est réel », mais du même coup le consolider. Le phallus pérennise le sinthome.

Ce n’est pas clair…

5. L’hypothèse de l’inconscient trouve son support dans ce trou…

L’inconscient est une hypothèse. En fait on n’a affaire cliniquement qu’à des formations de l’inconscient symptomatiques. Et on fait l’hypothèse de l’ex-sistence du sujet de l’énonciation. Ce sujet ne figurant pas sur la scène, Freud fait l’hypothèse d’une Autre scène. C’est vrai que ce qui nous en parvient par le rêve se met en scène. Mais le rêve n’est pas l’inconscient. L’inconscient n’est pas une scène mais une hypothèse à laquelle croit le psychanalyste quand il fonctionne (hypothèse qui l’inclut).

6. Cette hypothèse ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père.

L’inconscient est lié à une supposition de Freud que Lacan appelle Nom-du-Père. Il s’agit de ce que chez Freud la cause de l’inconscient, du refoulement etc. tourne autour du père et du complexe d’Œdipe. Mais le Nom-du-Père n’est pas le Père freudien. En disant Nom-du-Père, Lacan interprète la construction freudienne en lui donnant un support symbolique mais qui n’est pas seulement symbolique (car un nom ne vaut pas essentiellement comme signifiant mais comme trame littérale hors signification et d’être fait de lettres, il tient au réel). En même temps Lacan donne la formule de la métaphore qui dans notre culture fait la différence entre névrose et psychose. Cette métaphore « substitue ce nom à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère [dans la formule : désir de la mère]. ». Substitution manifestement réussie pour Freud qui était dupe du Père. Ce n’est pas une métaphore ordinaire, son effet de sens est de mettre en place, chez cet animal parasité par le langage et quasiment dépourvu d’instinct qu’est l’homme, le phallus dans l’inconscient comme référent. Du coup son effet de sens est univoque et renvoie au phallus, phallus qui oriente le désir et tempère la jouissance.

Le Nom-du-Père évoque ce au nom de quoi la Loi est promulguée.

Il « redouble à la place de l’Autre, le signifiant lui-même du ternaire symbolique, en tant qu’il constitue la loi du signifiant. » (Ecrits p. 578).

Mais en disant « nom », Lacan en fait implicitement quelque chose de plus près de la lettre et donc du réel que d’un signifiant (cf. une signature). Notons que cet usage du nom est un emprunt à la tradition sémitique. C’est à retourner à la tradition juive (où le nom de Dieu en hébreu est imprononçable) – dont, malgré ses essais sur Moïse, Freud ici se détourne – que Lacan trouve une meilleure voie que le mythe du meurtre du Père.

Topologie du nom-du-père.

Dans le cross-cap il redouble le point F en induisant cette structure qui permet au sujet de recevoir son message de l’Autre à travers un parcours qui lui permet de se reconnaître comme sujet ou de méconnaître qu’il s’agit de paroles imposées. Il centre l’objet a.

Avec le nœud borroméen, ce qu’il désigne est moins précis, il sert

– à distinguer R, S, et I en les nommant : la forclusion du nom-du-père se traduit par des confusions de registres. Il faut pour cela qu’ils aient des sens différents et ça pose d’emblée le paradoxe de l’expression « sens du réel ». Le sens du réel, c’est-à-dire de l’impossible, pour un sujet est contingent. La défaillance du réel entraîne le triomphe de la vérité absolue, la perte du non sens et à partir de là de l’effet de sens. Il n’y a pas toujours une consistance qui fait obstacle à la confusion du symbolique et de l’imaginaire.

– à distinguer R, S et I en les nouant pour faire le réel du nœud ce qui redouble le réel.Sans le réel du nœud borroméen (qui est en fait une chaîne), je pense qu’il n’y a pas de chaîne mais seulement du nœud.

Il faut d’ailleurs noter que le Nom-du-Père a été forgé, bien avant l’invention de l’objet a, solidairement avec la notion de forclusion. En jouant à la fois sur les défauts de nomination, de nouage et sur les divers types de corrections possibles le nœud borroméen fait sauter le tout ou rien de la forclusion du Nom-du-Père comme le faisait remarquer J.-J. Tyszler.

Diversion

Pour être au plus près des enjeux, pour nous, de cette supposition du nom-du-père il me semble important de revenirsur quelque chose dont on a peu parlé : le désir de l’analyste, i.e. non pas sur l’analyste comme sinthome mais sur le sinthome de l’analyste, s’il en reste, i.e. ce qui reste de cette 4ème « consistance » au terme d’une analyse didactique. C’est un fait qu’il reste une part de croyance dans l’analyse, croyance dans l’inconscient comme lieu d’un désir en souffrance.

L’hypothèse de l’inconscient est un effet du désir de Freud l’analyste.

« Homme de désir, d’un désir qu’il a suivi contre son gré dans les chemins où il se mire dans le sentir, le dominer et le savoir, mais dont il a su dévoiler, lui seul, comme un initié aux défunts mystères, le signifiant hors pair : ce phallus… » (Ecrits, p. 642).

En 1964, Lacan souligne ce que ce désir originel de la psychanalyse a de symptomatique – ce fait que « quelque chose n’en a jamais été analysé » (ça devait faire l’objet de son séminaire interrompu Les noms du père), à savoir ce qui a « nécessité Freud à trouver dans les mythes de la mort du père la régulation de son désir » (p. 29). Car le mythe de la mort de Dieu pour Freud, comme pour d’autres, n’est peut-être qu’un abri contre la menace de castration (traduit en symbolique : le trou de l’Autre de l’Autre). Dans cette promotion inévitable du père qu’il instaure, ce mythe, remarque Lacan, n’est en tout cas pas la formule d’un athéisme conséquent.

Le défaut d’un Autre de l’Autre, d’une limite du sens, a obligé Freud à inventer le mythe du meurtre du Père pour le combler. Ce mythe garde, à ce titre et par son invraisemblance, son prix. La réponse de Lacan est de laisser cette place sans réponse sensée mais il est obligé de lui donner un nom et donc un sens : le réel.

Cette réponse de Lacan à Freud qu’il appelle sinthomatique, le réel, i.e. la distinction des trois dimensions du sujet, est pour nous un progrès évident. Alors pourquoi Lacan se demande-t-il : « Est-ce plus que parler à tort et à travers ? », c’est que – il faut mesurer le pas – à prendre en compte l’inexistence d’un Autre de l’Autre, il ne peut plus sur ce point assurer sa certitude sur celle de Freud.

« Sans doute est-ce par les nécessités propres de notre expérience que nous avons mis au cœur de la structure de l’inconscient la béance causale, mais d’en avoir trouvé l’indication énigmatique, inexpliquée, dans le texte de Freud, est pour nous la marque que nous progressons dans le chemin de sacertitude. Car le sujet de la certitude au temps où je vous arrête est ici divisé – la certitude, c’est Freud qui l’a. » (Ed. du Seuil, p. 47)

Or, d’où vient la certitude de Freud ?

Elle lui vient de ce qu’il reconnaît dans la cure du névrosé « la loi de son désir (son fantasme donc) telle qu’elle apparaît dans son auto-analyse suspendue au Nom-du-Père. »

Ce trou de l’Autre de l’Autre fait que le désir de l’analyste est inéliminable de la théorie et c’est en cela que la psychanalyse ne peut être tout uniment rangée parmi les sciences. Car, faute d’expérience cruciale, ma certitude est divisée et repose sur celle de celui au nom de qui je parle et celle-là sur son désir.

à D’où la fonction des noms de Freud, Lacan etc. en psychanalyse

« C’est pourquoi, dit Lacan, il n’est pas vain de savoir au nom de qui l’on parle » (L’objet de la psychanalyse, 12 janvier 1966)

Ce n’est pas un trait d’archaïsme pré-scientifique.

« Ce n’est pas par accident que je parle au nom de Freud et que d’autres ont à parler au nom de celui qui porte mon nom… » (id.).

Aucune théorie, fût-elle la plus scientifique, ne s’énonce de nulle part.

Ce n’est pas par accident puisque c’est lié à la structure du symbolique, à ce point trou qui fait qu’il n’y a pas de vrai sur le vrai mais un trou dans le savoir d’où s’origine la possibilité d’une énonciation vraie.

« Il n’y a pas d’autre vrai sur le vrai à couvrir ce point vif que des noms propres, celui de Freud ou le mien ». (L’objet de la psychanalyse, 1er décembre 1965).

Fonction bien dérisoire que ces noms, si on s’en sert pour abriter son énonciation, mais fonction noble et même thérapeutique si par un retournement on en fait une aide. Pour cela, bien sûr, il faut mesurer la nécessité logique et non théologique du nom propre : il peut n’être qu’une couverture jetée sur un trou, un nom de dieu, mais ce serait mieux qu’il soit le signal qu’il y a là un trou inéliminable. Comme le Deckerrinerung souvenir écran, signale autant qu’il couvre.

7. Supposer le Nom-du-Père, certes c’est Dieu. La question du phallus.

Supposer le Nom-du-Père, ou plutôt Un père, c’est déifier le phallus. Se passer du Nom-du-Père, ce serait le réifier. C’est-à-dire le réduire, le phallus, à sa fonction de référent réel de toute signification, de signal d’un impossible à partir duquel il y a de la métaphore possible. Le phallus protège le sujet du langage en bordant un lieu de non sens, l’empêchant ainsi, ce sujet, d’occuper cette place du référent, impossible qui disparaît dans le « phénomène justement dit de référence » psychotique.

à Cet impossible ne tient-il que par l’artéfact du faux-trou entre S et sinthome ?

Leçon VIII du 9 mars 1976 :

« C’est le phallus qui a ce rôle de vérifier, du faux-trou [fait du symbolique et du sinthome] qu’il est réel. C’est en tant que le sinthome fait un faux trou avec le Symbolique, qu’il y a une praxis quelconque, c’est-à-dire quelque chose qui relève du dire… » [C’est le signifiant maître, celui qui a valeur de phallus, qui divise le savoir en symbole et symptôme (leçon I, 18-11-75)]

« Le seul réel [lapsus] qui vérifie quoi que ce soit, c’est le phallus, en tant que […] le phallus est le support de la fonction du signifiant en tant qu’elle crée tout signifié. »

« Encore faut-il qu’il n’y ait que lui pour le vérifier, ce réel. »

Le phallus est contingent puisqu’il est produit par la métaphore du Nom-du-Père.

8. C’est en ça que la psychanalyse de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir.

Réussir : ri-uscire, ressortir. Est-ce l’analysant qui ressort de l’analyse en se passant du Nom-du-Père, ou la psychanalyse ?

Ce n’est pas tout à fait en ces termes que Lacan évoque la réussite de la psychanalyse dans La troisième :

« Ce qu’on lui demande [à la psychanalyse] c’est de nous débarrasser du réel et du symptôme. Si elle succède, si elle a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout, à savoir à un retour de la vraie religion par exemple […]. Si elle réussit donc elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater : c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même la pose en principe. La vérité s’oublie. Donc tout dépend de si le Réel insiste. Pour ça il faut que la psychanalyse échoue. Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie et donc qu’elle a encore de bonnes chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier. Psychanalystes pas morts, lettre suit. Mais quand même méfiez-vous, c’est peut-être mon message sous forme inversée… »

Se passer du Nom-du-Père veut dire qu’on peut « réifier » le phallus, réduire sa fonction à nouer borroméenement R, S et I en abandonnant l’artifice transférentiel sinthomatique qui l’aura permis ? Resterait alors un nouage où le sinthome aura disparu et l’objet a devenu cause d’un désir purifié, pur trou dans des consistances bien différenciées, où l’on ne prend plus ni les mots ni les concepts pour des choses. Un désir qui n’aurait plus besoin du fantasme et de son parfum pervers pour se soutenir ? Ou qui seulement en aurait vérifié l’artifice ? Qui n’y croirait plus comme réel ?

Sans préjuger de la possibilité d’une telle réussite, et ne serait-ce qu’à la prendre comme horizon, la sentence « se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir » est moins névrosante que la formulation en usage en d’autres lieux : il faut tuer le Père, formule qui amène l’obsessionnel à attendre sa mort. Lacan a montré comment ce mythe entretient la religion. Se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir pourrait également pacifier notre rapport à l’autorité.

D’ailleurs la formule de l’athéisme pour Lacan n’est pas « Dieu est mort » mais « Dieu est inconscient ». Se passer de Dieu, de la foi dans Un père, ce n’est pas croire en rien. Le titre même du séminaire Les non-dupes errent, en jouant sur une autre lecture de la même chaîne sonore lenõdyper, fait entendre que, pour un psychanalyste, à la différence du sujet contemporain qui admet volontiers l’existence d’un inconscient mais sans conséquence pour lui-même, il conviendrait, comme Lacan le proposait prudemment à la fin des Non-dupes errent, plutôt que d’aimer notre inconscient, d’en être la dupe (ce qui n’est pas la même chose, c’est l’ambiguïté du transfert), et dans cette erre « à retrouver un peu plus le réel dans la suite, à nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que, peut-être, il nous mène à un peu plus de ce réel qu’à ce très peu de réalité, qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà, au pur réel ».

Mais comment un sujet peut-il être amené au pur réel ?

Cette retrouvaille avec le réel, est-ce le vérifier ? Ce n’est pas sûr.

Pour vérifier le réel, au dire même de Lacan (leçon du 9 mars 1976), il n’y a que le phallus. Or le phallus est l’effet du Nom-du-père. Il faut donc s’en servir.

Mais ce phallus vérificateur ne vérifie pas un trou réel, il vérifie le faux-trou que font symbolique et sinthome. Ici, au sens de Lacan, vérifier le faux-trou, c’est le transformer en réel, en le coinçant d’une troisième consistance. Le phallus ferait donc tenir le sinthome mais aussi, en faisant du réel impur certes, mettrait le sujet à l’abri de la psychose. « C’est pourtant en tant que le sinthome fait un faux-trou avec le symbolique qu’il y a une praxis quelconque, i.e. quelque chose qui relève du dit, de ce que j’appellerai aussi bien à l’occasion art-dire, voire pour glisser vers l’ardeur ». (p. 154, 9 mars 1975)

Cette praxis ne peut consister à agiter le phallus, donc le bon sens, puisque c’est lui qui fait tenir le sinthome. Il ne peut s’agir de résorber non plus le sinthome dans le symbolique. Plutôt lire autrement, l’équivoque, réduire le sens qui nourrit le symptôme, mais aussi la jouissance. Il ne s’agit pas de détruire le sens mais de dégager le réel de tous les sens produits par nos savoir-faire, disait Charles Melman. C’est-à-dire vider la place de l’objet a en se servant du lieu vide de l’Autre de l’Autre. Comment ? En ne répondant pas de cette place où l’analysant m’interpelle. C’est déjà bien assez d’y avoir mis Freud et Lacan. Je ne les crois plus mais je leur fais confiance : ils n’en sont pas arrivés là sans y être amenés par la structure.

Reste la question de savoir si ça suffit pour lever le sinthome. Y a-t-il pour le sujet d’autre expérience du réel que celle du non-rapport sexuel, i.e. du sinthome ou encore de la rencontre avec une femme ? Sans doute mais ce qui pourrait se substituer au phallus dans ce rôle de vérifier le faux-trou, le rendre réel, ne me paraît pas meilleur : trauma non sexuel, maladie chronique grave, etc et pas moins irréversible.

Lacan lui-même semble avoir renoncé à réduire le sinthome : « L’analyse, dira-t-il dans Le moment de conclure, ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes, puisque c’est comme ça que je l’écris, symptôme. L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré. »

9. Et cela nous amène à quelques questions sur ce qui change l’invention du réel dans cette nouvelle topologie des nœuds.

a. Dans la présentation par les surfaces, S et I sont en continuité : ils font en quelque sorte les deux dimensions de la surface. R est d’une autre nature : il est coupure dans cette surface. Avec le nœud borroméen, S et I sont totalement disjoints et le R n’est pas coupure dans la surface mais dimension strictement homogénéisée aux deux autres. Les trois ont à la fois les « propriétés » R, S et I mais leur nom va les différencier.

b. Avec le nœud borroméen, Lacan produit un sujet qui ne serait pas tributaire du fantasme mais du pur réel, expression qui oblige à reconsidérer aussi bien le fantasme que le réel.

Voici la définition du fantasme que Lacan donnait dans son compte-rendu du séminaire La logique du fantasme :

«…Ainsi rendu au clavier logique, le fantasme ne lui [l’analyste] fera que mieux sentir la place qu’il tient pour le sujet. C’est la même que le clavier logique désigne et c’est la place du réel. » Certes ceci ne veut pas dire que le fantasme est le réel mais qu’il en indique la place. La formulation de Les non-dupes errent citée plus haut ne lui donne pas tant d’importance.

Lacan dit que le réel est sa réponse sinthomatique au sinthome freudien. Mais, contrairement à la théorie freudienne et à la religion, il ne vise pas à faire sens.

à S’il y a un réel, hors S et I, un réel qui forclot le sens, cela suppose possible qu’il y aitune séparation totale entre S et I.

En redéfinissant son invention, le réel, comme ce qui permet à S et I, dimensions parfaitement étrangères l’une à l’autre de tenir ensemble, Lacan suppose que S et I sont « naturellement » disjoints et le nœud borroméen fournit la solution du problème de leur lien.

Peut-on admettre cela sans réserves ?

Certes S et I « sont des choses très étrangères » l’une à l’autre mais cette étrangeté est largement méconnue du sujet et d’ailleurs est-elle totale ? Le symbolique en tant que dépourvu de tout imaginaire n’est-il pas un être de fiction ? Les mathématiques les plus pures ne font-elles pas appel à l’intuition ?

Ne faut-il pas du semblant dans le signifiant pour passionner le sujet ? Un sujet ne saurait être dupe de l’inconscient sans cette passion ?

Je pose cette hypothèse que la séparation totale de S et de I, et pas seulement leur nouage, c’est aussi le fait du réel.

Avec le réel défini comme invention d’écriture dans le nœud borroméen et comme un des noms du père, Lacanaffirmerait qu’il est contingent de disjoindre totalement S et I, d’arriver, au-delà de l’inconscient, au pur non sens.

Car l’invention du réel, comme ce qui noue S et I, est sans motif si S et I ne sont jamais complètement séparés, s’il y a toujours de la représentation dans le plus petit élément du symbolique, un minimum inéliminable de corps dans le signifiant, et même de la lettre.

Certes, il existe des phénomènes de déréalisation et de dépersonnalisation, à vrai dire transitoires, qui tendraient à prouver que cette soudure minimale entre S et I n’existe pas, qu’elle est pure illusion.

Pourtant à l’appui de mon idée, Lacan a pu faire l’hypothèse que cette soudure peut aller jusqu’à une parfaite continuité, qu’elle pourrait même être la structure de notre paranoïa commune.

D’autre part la solution du nœud borroméen est fondée sur le fait que chaque rond est supposé à la fois consistant (I) et troué (S). Le réel c’est qu’il y a quand même la possibilité de disjoindre ces deux consistances par une troisième qui les fait ex-sister l’une à l’autre en les liant. Seul le sens de leur nom les distingue.

Mais pour les distinguer, encore aura-t-il fallu que le sujet ait été confronté réellement à une parole où des effets de sens aient pu être entendus sur fond de réel. Ce déjà là, ce réel dans le symbolique, ce père dont personne ne peut dire finalement ce que c’est, c’est l’énigme du désir en tant que sexuel, c’est la fonction du phallus.

Ce pédicule, ce « nom du père », Lacan n’a pas pensé devoir le supprimer car il n’est pas sûr, semble-t-il, qu’il y ait autre chose que le phallus contingent pour faire du réel défini comme Autre du sens, au prix de privilégier le désir sexuel, la jouissance de la métaphore et le sinthome.

P.S.

Je n’ai fait, semble-t-il, dans ce dernier paragraphe que réagir à la réponse (par moi oubliée) de Lacan à deux autres questions qui suivaient celle qu’il m’était proposé de traiter.

Dans l’une, Lacan note que le nœud borroméen suppose qu’il n’y ait aucun Y dans son écriture (aucun point commun entre deux consistances) et que le réel ne comporte donc pas le point (tel qu’il est défini comme intersection de deux droites).

Dans l’autre, il faut « un troisième terme, qui ces deux ronds (S et le sinthome S) les maintiennent séparés. » Or il s’agit apparemment de les faire tenir ensemble et non de les séparer.

Enfin il propose que si S, le sinthome, « est considéré comme étant l’équivalent du réel, ce troisième terme ne peut être que l’Imaginaire ; et après tout, on peut faire la théorie de Freud en faisant de cet imaginaire, à savoir du corps, tout ce qui tient séparés les deux… l’ensemble que j’ai constitué ici par le nœud du sinthome et du symbolique ».

Si c’est le cas on peut donc se passer du phallus (au profit du corps) mais pas du sinthome.

Conférence au Centre culturel Français du 29 octobre 1974.

Je fais ici allusion à la leçon VII où Lacan évoque le rapport du nœud fautif au sinthome qui le corrige avec une figure qui évoque le nœud du fantasme du séminaire Encore. Il ne peut y avoir rapport sexuel, dit-il, si nœud et sinthome sont dans une pure réciprocité d’équivalence.

Si les religions qualifient souvent le dieu principal de père sans idée de génération (Jup-piter ; Zeus pater), la religion chrétienne est la seule à s’adresser au Dieu unique et créateur en l’appelant Notre Père et à articuler dans une même formule le père au nom. Cependant c’est aussi comme nom que l’islam et le judaïsme appellent à louer le créateur. Au nom de… est une formule de l’Eglise reprise de la tradition sémitique. Cette formule s’est laïcisée dans le Droit : « Au nom de la Loi… ».

On peut voir dans ce redoublement une anticipation de la division du S2 en symptôme et symbole sous l’effet du S1 soit du phallus.

Passage difficile en raison de plusieurs ambiguïtés.

a) Il semble que Lacan ait commis un lapsus en disant que le phallus est le seul réel qui vérifie quoi que ce soit. Disons qu’il participe aussi du réel.

b) Le phallus est le support de la fonction du signifiant en tant qu’elle crée tout signifié. » Expression difficile car pour faire du sens il faut une réponse du corps au signifiant. Le signifiant ne crée pas tout seul le signifié. D’autre part cela met en question la totale séparation du signifiant et du signifié.

c) « Encore faut-il qu’il n’y ait que lui pour le vérifier, ce réel. »

Phrase ambigüe qui peut vouloir dire au sens fort : il ne faut pas qu’il y ait autre chose qui vérifie le réel (par exemple un trauma non sexuel). Dans ce cas le phallus perdrait sa fonction, comme on peut le vérifier cliniquement.

Mais on peut entendre au sens faible qu’il y a peut-être autre chose que le phallus pour vérifier le faux-trou.