Avant de s’interroger sur l’identité de " ces " enfants et par écho et en miroir sur la nôtre en insistant sur les guillemets, reprenons la position de C. Melman à la fin de ces journées très vivantes : ces enfants ne relèvent pas de problèmes " psys ". Il faut donc penser d’autres lieux même si ce sont des " psys " qui organisent ces journées (journées, aux dires du Commandant de police Romeu, très attendues), cela permet notamment de prendre la question de l’identité par " le cône de la reconnaissance " (S. Thibierge) et non par la catégorisation sociologique qui éthnicise (1) un peu rapidement la question sociale.
Prenons tout de suite un exemple de renversement, le conseil : " si tu ne sais pas où aller, reviens d’où tu viens " peut être compris comme une invitation voire une reconduite à la frontière ! Revenons donc aux mots puisque le titre même de ces journées a pu poser problème : qu’est-ce que " … des banlieues " veut dire, est-ce une holophrase ? Ces lieux sont mis au ban sont comme chacun sait à la fois stigmatisés et revendiqués, identifiant et discriminant. D’autant plus que les journées ont commencé par une mise en scène du langage codé et étiqueté : " jeune des banlieues ".
Probablement pour cause de coupe du monde, le film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche n’a pu être diffusé à l’ouverture de ces journées. Il met en scène une parole devenue impossible parce qu’infiltrée de violence qui n’est pas sans rapport avec le mode d’intonation et l’usage d’un sabir maniant les codes et les interjections de différentes cultures que " les jeunes " peuvent avoir. Ce à quoi on peut rajouter qu’avant d’être excluante parce que codifiée, cette parole, lorsque elle vient de l’autre (ici la police) sur un mode identique et en miroir, redouble la violence et laisse le spectateur pantois et sans voix (2). Il n’est pas exclu mais spectateur d’une scène muette et sans parole où le marivaudage est impossible : comment prendre la place de l’autre si la parole et le désir ne les distinguent pas ?
Voilà donc une des difficultés majeures qui a été relevée : il faut inventer un espace où leur énonciation, leur parole puisse émerger, sans que ce lieu soit porteur d’une volonté thérapeutique qui interviendrait sur leurs symptômes : sont-ils malades de l’immigration ? Ce qui encore une fois déplace la question de l’identité dans la mesure où il est difficile de distinguer qui est l’indigène de l’allogène dans un modèle qui intègre et assimile un étranger pas si étranger lorsqu’il est un ex-colonisé alors qu’en adoptant je me définis (M. Gauchet) et je choisis mon modèle. Mais pour un enfant adopté, ne le compare-t-on pas aux problématiques de filiation pour un enfant des banlieues ? quels sont mes vrais parents ?
Enfin, peut-on reprendre sur le plan social l’exemple de ce jeune patient qui vole à son père du haschich ? Or cet objet réel de la jouissance du père est-il subtilisé pour faire acte, en l’occurrence, appel à la légitimité d’un père ou pour rechercher de la limite sans risque puisque la sanction (3) devient logiquement empêchée. Comment rétablir la confiance pour reprendre les termes de J.-M. Forget ? En effet, la parole n’est-elle pas ici le seul moyen de sortir de ce sorite tel que le cornu (4) ? En outre cette impasse logique n’est pas sans rapport avec la position dégradée (5) du père, auquel cas comment l’idéal peut advenir du côté du père ? Notamment quand cette dégradation structurelle vient s’enkyster dans les parcours de migration où la figure du père humilié n’est pas loin.
Mais pour revenir à cet effet de double boucle, si nous insistons sur le lien qu’il peut y avoir entre " voler ce qui est interdit ", " brûler ce qui m’éduque ou me transporte " (6), c’est non seulement parce que cet effet logique dépasse le simple constat de scier la branche sur laquelle on est assis mais surtout parce qu’il interroge aussi bien singulièrement que collectivement l’identité de chacun : " qui suis-je " et " qu’est-ce qu’un père ? et sur deux registres. Registres ternaires que l’on trouve une nouvelle fois liés et présentifiés dans un " je brûle " ; du coup dans un tel complexe de circonstances on ne voit pas qui met le feu !
Notes :
(1) Cf. à titre informatif, D. et E. Fassin (sous la direction de), De la question sociale à la question raciale ? : Représenter la société française (La Découverte, 2006) et récemment R. Castel La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? (Seuil / La République des idées).
(2) Il s’agit de la scène d’interpellation musclée où les protagonistes se trouvent menottés par une brigade de policier sans autre motif qu’un contrôle d’identité.
(3) Un représentant de la police, de la PJJ et un juge des enfants nous rappellent de conserve leur difficulté à poser une sanction qui fasse lien : quand punir n’est plus lier !
(4) " As-tu des cornes ? " comme équivalent de " Est-il interdit de fumer ? ".
(5) Cf. Lacan J., " … une valeur symbolique essentielle – mais ce, vous allez le voir, toujours en fonction d’une certaine dégradation concrète, peut-être liée à des circonstances sociales spéciales ", (Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, Conférence donnée au Collège philosophique de Jean Wahl, le 4 mars 1953).
(6) Cf. certaines cibles choisies durant les émeutes de 2005. Rappelons que si le feu n’a pas pris à Champigny-sur-Marne, c’est justement parce que des " interlocuteurs de confiance " ont pu se faire entendre des jeunes…