À propos de… La névrose obsessionnelle. Séminaire 1987-88 et 1988-89 de Charles Melman
C’est aux Éditions de l’Association freudienne internationale qu’est publiée, après son Retour à Schreber, la transcription soigneuse de deux années du séminaire de Charles Melman, consacrées en 1988 et 1989 à la lecture des deux textes de Freud sur l’Homme aux rats : les Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, et le Journal d’une analyse, où nous disposons des notes de Freud dans toute leur fraîcheur. Ce séminaire se présente au lecteur comme un questionnement étonnamment vif, qui ne laisse de côté ni ce que nous croyons comprendre intuitivement, ni les embarras de Freud devant les énigmes que lui posait son patient. Charles Melman s’engage ainsi dans une démarche qui rompt avec toute explication psychologique, et prend pour seul recours la référence à la structure du langage, telle qu’elle ordonne notre subjectivité et la pratique psychanalytique, ainsi que l’enseigne Jacques Lacan.
Ce mode d’approche, loin de faire tableau clinique pour le regard, « prend place dans un discours où c’est nous-mêmes sans cesse qui sommes sur la sellette », soutient l’auteur. « Ce que nous pouvons dire sur la névrose obsessionnelle concerne le fonctionnement de chacun, qu’il soit obsessionnel ou pas, chacun dans son organisation, dans sa subjectivité » (p. 38).
Freud, en effet, avait isolé cette névrose comme une organisation défensive contre des désirs inconscients, ayant ses manifestations exclusivement dans la pensée. Il avait lui-même noté que ses processus inconscients sont « apparentés à l’expression de notre pensée consciente », et appelait de ses vœux une avancée dans sa compréhension telle qu’elle «permette au mieux d’approcher les phénomènes de la pensée ».
Souvenons-nous ici que Freud pointait le goût que l’obsessionnel a pour l’exercice même de la pensée comme activité sexualisée, érotisée. Goût qui s’accompagne de certaines conditions que Melman résume par cette formule : Que cela reste sans conséquences ! Le sujet de la pensée, qui supporte aussi bien la fonction du désir, soutient ainsi la fiction d’une maîtrise qui le laisse dans le doute quant à son action, et dans l’absence de toute certitude subjective.
Si donc le fonctionnement de la pensée de l’obsessionnel est aussi bien le nôtre, dès lors, comment en parler d’une position qui ne soit pas elle-même prise dans ce processus ? Cette difficulté engage, selon Melman, l’éthique de la psychanalyse, puisque « si nous cherchons à maîtriser par la pensée ce qui ne peut se gouverner, le désir inconscient, nous restons pris dans un mode de jouissance qui fait obstacle à la vérité de la structure » (p. 28). Car le langage met en place un réel qui se présente pour la pensée comme ce qui se dérobe à sa saisie, et qui fait point de butée, énigme. C’est donc à ce qui fait énigme dans le texte de Freud que l’auteur s’intéresse.
Son élaboration consiste ainsi à rendre intelligible non seulement la symptomatologie de l’Homme aux rats, mais du même coup ce qui, pour chacun, est à l’œuvre quant au fonctionnement de sa pensée. Nous n’en reprendrons ici que quelques points qui s’organisent autour de trois thèmes cruciaux : Le lien entre la pensée obsessionnelle et la rationalité, la parenté entre son rapport au père et la religion, et la question du phallus et de la sexualité. Nous terminerons par l’examen de quelques-uns des idéaux contemporains tels qu’ils apparaissent à l’auteur comme en quelque sorte contaminés par cette névrose.
La rationalité comme symptôme
Prenons donc par exemple la question de la fonction de la cause dans la pensée, telle qu’elle est au principe même de la rationalité. Si nous en croyons l’assertion plaisante de Lacan dans les Écrits, la devise de la pensée causaliste est : cause toujours !
Or, quel est notre abord habituel de la clinique ? Il consiste justement à établir un lien de causalité avec ce qui a précédé. C’est le principe même de l’explication psychologique ou historique par laquelle le sujet rend compte habituellement de sa propre histoire. Ce que nous appelons habituellement la rationalité d’un propos repose sur un enchaînement d’énoncés, où la vérité d’une proposition s’appuie uniquement sur la précédente. Le repérage de la cause s’entend très bien dans l’énoncé de l’obsessionnel, mais il semble pareillement bouché, ne faire aucunement question. C’est ainsi qu’il est tenu de revenir sans cesse en arrière pour vérifier si toute la suite est bien conforme, la cause se trouvant rejetée de plus en plus loin en arrière, comme le notait Freud. Nous retrouvons là un des symptômes de l’obsessionnel, retourner sur ses pas, vérifier.
L’auteur démontre que cette rationalité fonctionne entièrement sur une logique binaire, opposant le plus et le moins, le vrai et le faux, le permis et l’interdit, qui se passe de toute référence tierce. Logique bien nommée du tiers exclu, et qui exclut du même coup le sujet qui supporte ces énoncés. Cette logique bivalente implique aussi que toutes les propositions se valent. Rien ne peut alors assurer le sujet de la valeur de vérité de ce qu’il pense, ce qui le laisse dans le doute et dans l’impossibilité de décider de ce qu’il doit faire.
Ce type de rationalité apparaît ainsi comme notre symptôme, notre défense mais contre quoi ? Comment concevoir la cause, si pour l’analyse elle est radicalement ce qui est d’avant le sujet, ce qui justement le fait causer ?
Cette rationalité qui nous anime à notre insu est aussi bien celle du logicien ou du mathématicien, qu’il soit obsessionnel ou pas. Elle peut se réduire à une écriture, à un pur jeu de lettres dépourvues de sens. Nous en voyons la trace chez l’Homme aux rats, dans la façon dont il manipule les lettres, et là, il faut relire l’observation passionnante de Freud, jusqu’à cette énigme que son patient lui soumettra dans un rêve : WLK, pur jeu de lettres non phonétisées dans l’inconscient.
C’est évidemment l’ambition de l’obsessionnel que de « parvenir à une rationalité qui permettrait d’affranchir de toute subjectivité celui qui y procède ». Mais que devient le sujet rejeté de son propos ? C’est justement ce sujet, propose Melman, qui va ressurgir sous la forme des pensées parasites, abominables ou sacrilèges, celles qu’il ne faudrait pas énoncer. Freud faisait en effet remarquer que les pensées obsédantes de l’Homme aux rats pouvaient avoir « la signification des actes psychiques les plus variés : souhaits, tentations, impulsions, réflexions, doutes, ordres et défenses » (cité par Melman, p. 209). Elles apparaissent ainsi comme « l’ensemble des effets cliniques d’une subjectivité qui n’arrive pas à s’effacer ».
Mais pourquoi est-ce particulièrement « dans des circonstances symboliques qui appellent une perfection de l’énoncé excluant toute réserve : félicitations pour un mariage, condoléances lors d’un deuil, que fait irruption en lui le sujet aboli par son énoncé » ? Laissons pour l’instant cette question en suspens.
Les injonctions et la religion privée
Intéressons-nous plus précisément à l’épisode de perplexité anxieuse qui amène Ernst Lanzer, de son véritable patronyme, chez Freud : Pourquoi est-ce d’avoir abandonné son lorgnon, qui évoque la jouissance voyeuriste de son enfance, que s’inaugure pour lui la question de la dette et de l’impayé, avec l’embarras que l’on sait ? Et pourquoi sous cette forme obsédante, et injonctive ? D’où s’origine dans le psychisme cet impératif : « Tu dois rendre l’argent… », et d’où vient la réplique tout aussi impérieuse qui suit « Ne pas rendre l’argent, sinon cela arrivera » ? Qu’est-ce qui fait qu’aux injonctions venues de l’Autre, la réplique du sujet est un refus à l’infinitif, non assumé comme je ?
Freud déjà avait désigné le noyau de la névrose dans un ensemble fait de deux injonctions contradictoires, injonctions qui firent pour lui le nom de la névrose, Zwang neurose. L’auteur propose de la baptiser « névrose d’enfoiré » ! (p. 208) pour alléger le poids de cette contrainte ! D’où viennent ces injonctions ? De quoi relève le refus du sujet, sa protestation, et pourquoi sous cette forme grammaticale, qui élide tout sujet et toute adresse ?
Surgit cette autre énigme tout aussi passionnante : Qu’est-ce qui fait qu’à aucun moment l’Homme aux rats ne doute du fait que les pensées criminelles ou sacrilèges sont bien de lui ? Qu’est-ce qui fait que la question de leur xénopathie ne se pose même pas, et qu’il les reconnaît bien comme ses pensées, même s’il les subit ? Cette question de la xénopathie suffit-elle à distinguer une injonction obsessionnelle d’une injonction hallucinatoire relevant de la psychose ? (p. 153 ; 452) En tous cas, pour chacun de nous, quand par hasard nous avons une idée, ce qui nous vient dans la tête nous vient de l’Autre, que ce soit en rêve ou en plein éveil. Mais habituellement, le message qui nous vient de l’Autre, par exemple « Tu dois payer », nous le reprenons sous une forme inversée, en notre nom, au titre du je. Qu’est-ce qui fait que pour l’obsessionnel c’est une contre-diction, une « reprise en négation » qui s’opère, « ne pas payer », à l’infinitif, « comme s’il maintenait dissimulée la place de sa propre subjectivité, mais sans l’assumer aucunement » ? (p. 417)
D’où vient ce vœu chez lui de se débarrasser de sa subjectivité, alors que l’hystérique la revendique au contraire, interroge l’auteur. Il y a là, sans doute en filigrane, toute la question des conséquences psychiques de la différence des sexes, mais ici, Melman nous propose de suivre le chemin que trace Freud et qu’impose le réel de la clinique : Pour Freud, c’est la relation au père qui commande l’intelligence de la cure de l’Homme aux rats. Relation éminemment douloureuse, conflictuelle, marquée d’un fort sentiment de culpabilité, et même de cette impression étrange d’être un criminel. Toutes choses que le vœu de mort le plus cru ne suffit pas à expliquer, affirme Melman : Impossible de comprendre cela sans se référer à un fait de structure qui dépasse les contingences de l’histoire privée, et qui tient à la complexité de l’instance paternelle. Sur cette question, il est intéressant de suivre son argumentation. Il nous dit tirer ici les conséquences du fait que, dans l’enseignement de Lacan, il n’y a pas de père symbolique comme agent de la castration (cf. par exemple, Les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, leçon du 3 mars 1965).
En effet, si la castration est ce qui rend compte du fait que nous sommes déterminés comme sujet par notre prise dans le langage, elle peut être conçue comme un simple effet du signifiant en ce qu’il nous barre l’accès à la Chose, désormais perdue. Le sujet de la parole n’a désormais accès qu’à des représentations, des substituts de l’objet premier de la satisfaction et il est du même coup marqué d’un manque. Mais le fonctionnement du signifiant implique aussi un dispositif qui opère une coupure dans l’Autre et détermine en un certain point un lieu vide que Lacan appelle le Réel, en tant que non symbolisable, point où l’Autre défaille comme garant de la vérité de mon être. C’est notre religion monothéiste qui nous fait postuler l’existence d’Un père en ce lieu, qui de ce fait s’imagine comme père mort, car non castré. Nul besoin que le père meure pour que cette instance du père mort fonctionne dans l’Autre. Le sujet vivant, lui, du simple fait qu’il parle, ne doit dès lors son existence d’être parlant, de « parlêtre » selon le mot de Lacan, qu’à la présence de ce père mort dans l’Autre. Mais du même coup, il est responsable de cette mort, il doit la vie à cette mort, et pèse désormais sur lui le poids insupportable de la faute.
D’autant que c’est pour se retrouver dans un autre paradoxe, qui est que cette instance paternelle dans l’Autre l’invite à la jouissance sexuelle, et en même temps la lui interdit. Cette instance dans l’Autre invite le sujet à aller au terme de sa jouissance et l’oblige en même temps à y renoncer, pour se contenter d’un substitut. Voilà l’exigence contradictoire à l’œuvre pour chacun dans l’inconscient, et qui ouvre d’ailleurs sur l’énigme du désir de l’Autre. Mais elle se manifeste chez l’obsessionnel à ciel ouvert, dans le conscient, comme l’articule expressément Freud, sous la forme de commandements immédiatement suivis d’interdits.
L’auteur souligne que ce n’est pas pour rien que Freud compare la névrose obsessionnelle à une « religion privée » : l’obsessionnel tente en réponse de se faire mort pour que le père vive, pour affirmer qu’il y a un père Idéal dans l’Autre, à l’image duquel il puisse soutenir sa propre identité comme Un, au prix du sacrifice de son désir.
Mais, alors, direz-vous, en ce qui concerne l’Homme aux rats, comment rendre compte par exemple de ce symptôme qui a tant tourmenté Freud : Il craignait qu’il arrive quelque chose de terrible à son père « dans l’au-delà », alors que son père était réellement mort depuis plusieurs années. Que craignait-il exactement ? Il craignait littéralement de tuer le père mort, de porter atteinte à sa place, à sa tombe. C’est, selon Melman, la place même du grand Autre qui est visée, c’est cette place « qu’il s’agit d’abolir sans cependant jamais y consentir ». N’est-ce pas à cet endroit que prend sens la haine du père, comme haine, non pas tant de sa personne que de l’altérité radicale qui soutient sa fonction ? Quel est alors pour lui le statut de ce père ? Est-il mort ? Est-il vivant ? Qu’est-ce qui fait que chaque fois qu’il en est parlé, cela s’accompagne du sentiment de sa présence, de sorte qu’on ne sait jamais s’il est vivant ou s’il est mort ?
C. Melman rapporte cette spécificité du rapport au père chez l’obsessionnel au fait que dans son cas la position paternelle n’est soutenue que d’une place (p. 326), il est l’antécédant, celui qui était là avant. Alors, qu’est-ce qui normalement soutient la position paternelle ?
Cette notation se redouble de ce que la seule intervention que Melman situe dans le registre historique est celle du Nom du père, en tant que « par la mise en place du Phallus, du symbole qui va servir de support aux représentations aimées, il nous sépare, non pas de la mère, mais de l’objet qu’elle recèle en tant qu’il fait l’attirance du père pour elle. Cet objet est désormais remplacé par le phallus » (p. 115) qui va régler notre sexualité en accordant le désir à la loi, au prix de se contenter du semblant. La « loi symbolique » institue ainsi le désir sur le fond d’une perte réelle, mais désormais symbolisée.
Le phallus et le sexuel
Mais quel est, à son insu, le rapport de l’Homme aux rats à ce symbole ? Qu’est-ce qui fait que ce qui est présenté par Freud comme le refoulé a cette caractéristique d’être systématiquement sacrilège, de viser le phallus dans sa représentation sublimée, le père, ou la dame aimée ? (p. 137). Qu’est-ce qui fait que son persiflage ironique, comme dit Freud, portera systématiquement sur ce qui touche à la génération, au mariage, sur ce qui relève de l’intervention de ce symbole et donc du pacte avec le père ?
C’est justement parce qu’il est « en bisbille » avec le père symbolique, nous dit l’auteur, qu’il refuse, dénie cette intervention du symbole (p. 98) C’est pourquoi il s’en tient à une perte réelle, et non symbolique. D’ailleurs, il aime la Dame pour ce qu’elle n’a pas, pour ce dont elle est à ses yeux privée, et non castrée. Il est volontiers prêt à lui donner ce dont il l’estime dépossédée, et attend qu’elle lui donne en retour ce dont il la crédite. Il institue ainsi une économie du don réciproque et de l’amour, qui n’est pas celle de l’échange qu’impliquerait le pacte symbolique avec l’Autre. Pourquoi refuse-t-il ce pacte ? Pourquoi faut-il que les comptes tombent juste, qu’il n’y ait aucune perte, aucun reste ? Et d’ailleurs, la dette à l’égard du père est-elle une dette réelle, suffirait-il de payer les trois couronnes quatre-vingt ou plus, et à qui ?
Quoi qu’il en soit, la religion, elle, commande le sacrifice du désir, et elle commande aussi l’amour du père, ce qui ne manque pas de provoquer en retour chez l’obsessionnel une haine mortelle, (p. 193) Mais pourquoi cet amour, quand il s’adresse à la dame aimée, est-il assorti de cette mise à distance qui manifestement protège et l’Homme aux rats, et la dame, mais de quoi ? Et, même s’il est selon Freud lui-même, « le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », qu’est-ce qui motive ce clivage entre un objet d’amour idéalisé et des pratiques sexuelles perverses soumises au rabaissement de l’objet ? Ce type de ravalement de la vie amoureuse relève-t-il de la névrose, d’une organisation défensive, mais contre quoi ?
Précisons ici, lorsque nous parlons d’organisation défensive, que l’auteur nous propose des repères pour distinguer des défenses obsessionnelles (rituels, obsessions, doute) de la névrose proprement dite, avec son noyau, son phénomène élémentaire (p. 464).
Quant à la question classique de l’homosexualité latente de l’obsessionnel elle soulève le problème de sa position comme être sexué. Qu’est-ce qui alimente ses craintes et ses fantasmes d’homosexualité, le plus souvent d’ailleurs fixés sur le rapport au père ? Melman fait remarquer que l’identification sexuelle, comme tout choix, implique forcément une perte, et c’est justement ce que refuse l’obsessionnel. Tout son art consiste à se maintenir dans une position ambisexuée où il serait et l’un, et l’autre (p. 445).
Si les injonctions venues de l’Autre évoquent constamment la coupure, le tranchement, avec cette dimension de pousser à l’acte ultime, l’auteur propose d’y lire que c’est ainsi que se rappelle au sujet la coupure qui n’a pas eu lieu, le renoncement à la jouissance d’un objet dont la présence fantasmatique marque tout le texte de Freud, cet objet immonde, le rat, la crotte, jusque dans les yeux de la fille présumée de Freud. Objet de « l’horreur d’une jouissance ignorée ».
Quelle est la spécificité de cet objet dans la pensée, et le type de dialectique qu’il commande dans le rapport à l’Autre pour qu’il fasse ainsi bouchon à ce qui serait une réalisation sexuelle proprement dite ? Le problème est que ce qui est offert au sujet pour la jouissance sexuelle, le Phallus, est aussi ce qui fait échec à tout accomplissement possible. Et « ce que l’obsessionnel est amené à refouler, c’est ce qui en lui-même témoigne de cet échec du sexuel » (p. 194-5). D’où vient cette haine destructrice qui transpire par tous ses pores ? Son agressivité foncière est « contre l’existence subjective, contre la sienne propre aussi bien, car c’est elle qui ouvre une plaie dans le champ de l’Autre, plaie qu’il essaie de suturer avec sa demande d’amour» (p. 178).
Cette haine de l’existence est peut-être ce qui fait parfois apparaître à tort l’obsessionnel comme un déprimé, si on s’en tient aux signes cliniques. Mais elle relève de la névrose, qui est refus de la castration, refus de prendre en compte le côté foncièrement décevant de l’ordre symbolique, à quoi la névrose essaie de parer, mais en ne faisant que redoubler la difficulté.
Melman tente ainsi de formaliser une topologie de la névrose obsessionnelle qui s’appuie sur un espace psychique imaginaire fermé, clos. C’est sans doute pourquoi les interventions de Freud donnent l’impression d’un forçage, d’une effraction dans ce système. Dans cet espace sans dehors, pas d’autres recours pour l’obsessionnel que la mise à distance, et les mécanismes psychiques qui consistent à couper les liens entre les représentations, isolation, annulation. Reste le problème du refoulement dans cette névrose, que l’auteur interroge : Devons-nous le concevoir comme une simple mise à l’écart, une mise de côté ?
Une obsessionnalité généralisée ?
À suivre ainsi l’élaboration de Melman, qui prend pour guide la structure du langage telle qu’elle est à la fois exposée et déniée dans la névrose obsessionnelle, le lecteur est frappé, chemin faisant, par le fait que sa démarche souligne du même coup la façon nous sommes pris aujourd’hui dans un ensemble d’idéaux qui relèvent d’une sorte d’obsessionnalité généralisée. Bien évidemment, les idéaux de maîtrise et d’autonomie, qui ont contaminé jusqu’à l’enseignement de la psychopathologie, relèvent d’une pensée obsessionnelle. Mais aussi des idéaux qui sont inscrits dans notre système social : l’égalité, car il faut que personne ne soit lésé, l’éclectisme, car toutes les opinions se valent, toutes doivent être également vraies. Et jusqu’à notre conception du citoyen comme simple usager, et de la vie comme un voyage où il s’agirait de payer le juste prix. Idéaux à quoi s’oppose radicalement l’éthique de l’analyse, qui, elle, se fonde sur le réel d’une pratique, celle de « la dénaturation de l’homme par le signifiant », et sur une théorie qui s’organise autour d’un défaut radical.
Le travail de C. Melman mérite l’attention de qui s’intéresse à la façon dont la psychanalyse peut rendre compte de la névrose obsessionnelle et de la subjectivité moderne. Il donne un relief saisissant aux questions freudiennes et instaure un mode d’interrogation et de réponse qui est nourri de sa pratique d’analyste et qui témoigne de la consistance de sa démarche.
NB : Ce texte est paru sous le titre « Comment lire l’Homme aux rats » dans la revue L’Évolution psychiatrique, 2002 ; 67, 199-206.