Se poser la question de l’identification de la petite fille à sa mère revient à se poser la question de sa féminité, c’est-à-dire de son identité sexuelle. Alors comment accède-t-elle à sa féminité ?
Si nous suivons Freud dans son texte de 1931 sur "la Sexualité féminine" (La vie Sexuelle), trois voies s’ouvrent à la petite fille à partir du moment où ayant vu le pénis du petit garçon elle reconnaît l’insuffisance de son petit clitoris :
Ces destins découlent de "la période pré-oedipienne de la petite fille qui nous surprend comme, dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minéo-mycénienne derrière celle des Grecs" même si nous dit Freud "ce lien a été blanchi par les ans, semblable à une ombre à peine capable de revivre, comme s’il avait été soumis à un refoulement particulièrement inexorable". Nous savons qu’il l’a été, c’est le refoulement originaire. Mais n’anticipons pas.
L’enfant fille ou garçon a eu à faire l’expérience d’un manque. C’est ce que nous relate Freud dans "Au-delà du principe de plaisir" (1920) avec le jeu du Fort-Da auquel jouait son petit-fils, le jeu de la bobin. Par le mouvement de disparition (Fort) et de réapparition (Da) que l’enfant verbalisait maladroitement dans une première opposition phonématique, il symbolisait l’absence et la présence de sa mère. Ces deux mots instituaient dans le langage une dimension symbolique.
C’est ainsi sur fond de perte, d’absence, de manque que l’enfant s’est inscrit dans l’ordre symbolique.
À la phase phallique, la petite fille se sentait identique au petit garçon : "elle est un petit homme". Comme le petit garçon, elle avait voulu faire un enfant à sa mère et le mettre au monde pour elle. C’était le sens de son jeu avec des poupées : "elle jouait la mère et la poupée était elle-même. Mais ce jeu n’était pas l’expression de la féminité, il servait plutôt à l’identification avec la mère pour remplacer l’activité par la passivité", écrit Freud, dans Féminité, texte de 1933. Elle avait emprunté à sa mère des traits identificatoires.
Puis sous l’effet de la perception de son infériorité organique par rapport au garçon, le manque de pénis dont elle rendait sa mère responsable, également sous l’effet de la jalousie qu’elle avait pu éprouver lors de soins donnés par sa mère à un autre enfant, de l’interdiction de l’onanisme, la petite fille peu à peu s’était détournée de sa mère pour s’orienter vers son père. Le désir du pénis dont la mère l’avait frustrée (Freud), privée (Lacan), s’était trouvée peu à peu remplacé par une équivalence symbolique pénis-enfant, c’est-à-dire un enfant du père. Et l’enfant-poupée était devenu ainsi un enfant du père.
Avec le transfert du désir de l’enfant-pénis sur le père la petite fille était entrée dans la situation du complexe d’Oedipe. Le passage à l’objet père lui ouvrait la voie du développement de la féminité "dans la mesure où ce développement n’est pas gêné par les restes du lien pré-oedipien à la mère, qui a été surmonté" ajoute Freud.
C’est ce cheminement qui peut conduire la petite fille à une identification à la mère. Voyons comment.
Cette présence-absence de la mère a permis à l’enfant de "s’interroger" sur les causes de son absence. Il ne lui suffisait pas, puisqu’elle partait. Où allait-elle ? Quel était son désir ? Et le lien fut ainsi fait entre le père et le manque de la mère que l’enfant s’était imaginé combler, en croyant être ce que Freud a appelé le phallus, puisqu’ "il n’existe pas un primat du génital mais un primat du phallus". Lacan a repris ce terme pour en faire un concept fondamental de la théorie psychanalytique. L’enfant s’était identifié au phallus.
C’est ainsi que la petite fille sait où aller le chercher, chez un homme. Elle doit ainsi découvrir la loi du père et par la symbolisation de cette loi qui attribue sa vraie place au désir de sa mère "dépasser la situation oedipienne pour trouver l’identification satisfaisante, celle à son propre sexe" nous dit Lacan dans les Formations de l’inconscient.
En est-il toujours ainsi ?
L’article de Freud de 1921 sur l’Identification (Psychologie collective et analyse du moi) bien qu’antérieur aux précédents textes cités , nous éclaire-t-il ?
Freud y présente ses trois identifications :
C’est la deuxième identification, celle du complexe d’Oedipe, qui donnera des pistes de compréhension :
Et cette distinction entre choix d’objet et identification est importante car dans le choix d’objet c’est avoir le père, dans l’identification c’est être le père.
Le moi s’approprie les qualités de l’objet. C’est une identification partielle limitée à un trait de la personne-objet. Dans ce cas Freud parle de cette identification comme "la forme la plus précoce et la plus originaire du lien affectif".
C’est ce qui arrive à Dora (Fragment d’une analyse d’hystérie). "Elle imite la toux de son père" nous dit Freud.
Dans l’analyse de Dora que fait Lacan, l’article "Intervention sur le transfert" (les Écrits), "la relation oedipienne se révèle constituée chez Dora par une identification au père, qu’a favorisée l’impuissance sexuelle de celui-ci….. Cette identification transparaît en effet dans tous les symptômes de conversion présentés par Dora". Ses symptômes sont les insignes du père, les insignes de la masculinité, puisqu’ils sont identiques à ceux du père.
Elle n’en ressent pas moins un "attachement fasciné pour Mme K ("la blancheur ravissante de son corps") qui représente le mystère de sa propre féminité qu’elle tente de résoudre". De même "l’aphonie lors des absences de M. K. exprime le violent appel de la pulsion érotique orale dans le "seule à seule" avec Mme K". Son corps est en effet morcelé en autant de symptômes hystériques.
Un souvenir d’enfant de Dora nous permet de comprendre ce que signifient pour elle l’homme et la femme : "c’est Dora en train de suçoter son pouce gauche, cependant que de la main droite elle tiraille l’oreille de son frère, plus âgé qu’elle d’un an et demi". Pour elle "la femme c’est l’objet impossible à détacher d’un primitif désir oral et où il faut pourtant qu’elle apprenne à reconnaître sa propre nature génitale".
Lacan poursuit "pour accéder à la reconnaissance de sa féminité il faudrait que Dora réalise l’assomption de son propre corps". c’est-à-dire accepter d’être l’objet du désir d’un homme. Ce qu’elle ne pourra faire que lorsqu’elle aura épuisé le sens de ce qu’elle cherche en Mme K. à laquelle la rattache assurément un lien homosexuel. Elle a cependant pu s’identifier à M. K., identification imaginaire, comme elle est en train de s’identifier à Freud. M. K. par sa différence d’âge, a été pour elle l’imago originelle qui lui a ouvert la voie vers l’objet, le partenaire masculin. Mais le retour à la revendication passionnelle envers son père, l’identification à son catarrhe, montre bel et bien une régression par rapport aux relations ébauchées avec M. K.
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En ce qui concerne l’identification régressive à un trait unique que Freud a spécifiée, elle a été reprise par Lacan comme trait unaire. Elle déborde cependant largement le cadre de l’identification puisqu’il y fonde sa conception du UN , support de la différence, elle-même fondement de l’identité.
Ce développement montre, me semble-t-il, combien l’issue vers une féminité assumée est pleine d’embûches. La distance entre féminité et hystérie n’est pas grande. De même de ce que la mère peut transmettre à sa fille. Car ce que nous en savons nous est révélé par l’importance des conflits mère-fille. La position féminine que Lacan a relevée dans son tableau des formules de la sexuation (séminaire Encore) où la femme ne fait pas partie d’un ensemble Femme, est un indice de ce que les femmes ne sont pas toutes soumises à la loi de la castration.