Comment finir avec la haine ?
05 juin 2024

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Maria RONEIDE CARDOSO
Cartel franco-brésilien de psychanalyse

Pour ma part, j’aimerais vous proposer une lecture de cette problématique de la haine dans nos sociétés actuelles. D’après l’enseignement de Lacan, lecture et écriture sont des approches différents du Réel. L’écriture passe par une nomination, elle nomme et fixe quelque chose du Réel, alors que la lecture est plutôt une façon approximative d’apprivoiser quelque chose qui échappe toujours, aussi bien à l’entendement qu’à la prise par le sujet. Ceci n’est pas sans rapport avec la lecture que je vous propose sur la haine à partir de « l’objet voix », l’un des objets(a) le plus énigmatique et à la fois mis au centre de l’enseignement de Lacan.

 

         Nous sommes souvent pris aux dépourvu par des tempêtes, par ces vents de l’histoire qui se retournent en tornade, en tourbillon, comme c’est le cas avec  l’arrivée de l’extrême-droite en politique, un peu partout dans le monde : Bolsonaro, Trump, Milei, Meloni, et d’autres. Nous avons fait l’hypothèse au début de ce cycle que cela n’est pas sans lien avec leurs « discours de haine ». Ils pointent l’ennemi soit à l’intérieur, comme « les communistes » de gauche dans nos pays latino-américains, soit à extérieur, comme « les migrants » qui arrivent nombreux vers les pays développés, en Europe et en Amérique du Nord.

 

         Donc, comment concevoir ces phénomènes « nouveaux » des discours haineux et radicaux qui émergent sur internet et qui envahissent ensuite les rues, les institutions et les familles ? Pourquoi ces discours sont-ils à la fois tellement dominants et clivants ?

 

          Cyrille nous a parlé aujourd’hui des effets du discours du capitalisme. Dans l’ouverture de notre cycle, Angela Jesuino nous a également rappelé que Charles Melman mettait en avant que, dans le discours du capitaliste, le rapport à l’objet(a) est transformé : accessible au sujet, sans médiation, il est en prise direct avec sa jouissance et son emballement pulsionnel.

 

         Je m’excuse de devoir être trop schématique à cause du manque de temps, mais il me semble que « l’objet voix » nous permet de saisir un point particulier de cette « objectivation de l’objet(a) » dans les phénomènes de haine, comme effet probablement de la prédominance de ce discours néo-libéral et capitaliste d’aujourd’hui.

 

         D’après Lacan, dans le champ scopique, à cause de l’objet regard et de la pulsion scopophilique, le sujet est indéterminé et pris dans la capture imaginaire de son fantasme, mais il est aussi schize, coupure opérée entre l’œil et son regard. Contrairement à ce qui se passe dans le champ invoquant, évocatoire, où le sujet est déterminé par la séparation, par la coupure au niveau de l’objet voix qui le divise, en fonction de son entrée dans le champ et dans le mouvement des signifiants. L’oreille, c’est ce seul trou du corps qui ne se referme jamais, selon Lacan.

 

Néanmoins, comme tout sujet a à se constituer tout d’abord au lieu de l’Autre, comme disait Lacan, dans un temps primitif de sa constitution « l’objet voix », avant d’être entamé par la séparation, fonctionne comme une demande, un commandement venant de l’Autre.

 

         Lacan disait que, dans le fantasme, le sujet est commandé par l’objet(a) mais il a dit également qu’avant d’être sujet, nous avons été objet(a), livrés à la demande d’un Autre primordial, en occurrence, le maternel. C’est sur cet aspect que je voudrais attirer votre attention. Dans ce temps premier, « l’objet voix » n’est pas assimilé par le sujet, ce prématuré du langage est plutôt soumit à l’identification première dont parlait Freud, dans laquelle le mécanisme en œuvre est l’incorporation du langage.

 

         Donc, si la jouissance est supposée dans le champ de l’Autre en fonction de la place qui y est accordée au désir, nous pouvons imaginer le rôle que va jouer le sacrifice dans l’économie pulsionnelle du sujet. Comment envisager l’importance de « l’objet voix » dans les discours des leaders populistes actuels, et chez les dictateurs de tout bord ? Comment se fait-il qu’ils arrivent à produire ces mouvements régressifs des masses ? Qu’est-ce qu’il y a de constitutionnel dans la structure du sujet qui le rend vulnérable et apte à adhérer à ce type d’emprise d’une « voix réel » venant d’un leader comme une demande du champ de l’Autre ?

 

         Il s’agit probablement d’une capture exercée à travers sa « voix » par le biais de laquelle, d’une façon régressive, presque primitive, par incorporation, les sujets « s’identifient » à la place de la « victime » qu’ils veulent sacrifier à l’Autre.

 

            Voici une citation de Lacan : «… Le sacrifice est destiné (…) à la capture de l’Autre, comme tel, dans le réseau du désir… Il est d’expérience commune que nous ne vivons pas notre vie … sans offrir sans cesse à je ne sais quelle divinité inconnue, le sacrifice de quelque petite mutilation que nous imposons, valable ou non, au champ de nos désirs… Qu’il s’agisse de quelque chose qui se rapporte à petit(a) comme le pôle de notre désir, ceci n’est pas douteux »[1]

 

            Seraient-elles autre chose ces voix qui commandent les chants de guerre ? Ou encore l’appropriation effrénée des biens ou des corps des victimes par les tortionnaires en montrant l’aveuglement d’une identification primitive à la voix impérieuse qui objectalise le sujet dans sa propre « position d’objet » à sacrifier à l’Autre.

 

         Donc, s’agit-il d’un discours qui vise « l’être du sujet » ou son « être d’objet » ? Rappelons-nous que, dans le fantasme pervers, la formule est inversée : a◊$, pour la bonne raison que le sujet est visé dans son « objectalité », dans son « être d’objet » et, si haine il y a, elle est recouverte par l’angoisse et la détresse suscitées par le pervers chez l’autre. Freud parlait du fantasme du « névrosé comme le négatif de la perversion », serait-ce en raison du fait que tout sujet se constitue d’abord dans le champ de l’Autre en position d’objet face à sa demande ? Le sujet se constitue d’abord comme objet pour ensuite devenir l’effet du jeu des signifiants, quand il y a séparation d’avec cet objet voix.

 

         Pour finir, je vous rappelle ce qu’a dit Lacan sur la « voix de Yahvé » entendue par le peuple juif, mais perçue comme associée à « sa propre rumeur ». Et il en est de même pour le surmoi. Cette rumeur que le sujet entend de lui-même ne peut être que la résonance du vide dans le champ de l’Autre. Tout discours de haine peut potentiellement résonner dans le vide, à condition, comme a souligné Lacan, que la parole fasse taire la voix, la voix impérieuse du surmoi.

 

Merci de votre attention.

 

 

[1]Séminaire de l’Angoisse, p. 172, Staferla.