Comment envisage-t-on l’interprétation dans le travail avec l’enfant ?
27 mai 2025

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Nazir HAMAD
Le Grand Séminaire

Présentation de Thierry Roth

Ce soir nous avons le plaisir d’écouter Nazir Hamad, psychologue psychanalyste, qui a écrit beaucoup de livres, et beaucoup sur la clinique des enfants. Ce soir il va nous parler de l’interprétation, puisque c’est le thème de l’année, mais particulièrement dans le travail avec les enfants. Moi qui ne travaille pas dans ce champ, ça m’intéresse particulièrement. Nazir, à toi.

                

Conférence de Nazir Hamad : De quelle interprétation s’agit-il quand on travaille avec l’enfant et sa famille ?

 

Notre dernier grand séminaire avait pour thème le barbare. J’ai eu l’occasion de citer Freud qui nous renvoie au barbare tapi dans chacun de nous. Il attend la moindre occasion pour surgir et nous surprendre par sa violence. Quand le civilisé autoproclamé désigne l’autre ennemisé de barbare, c’est notre propre division qui est en cause. Ce supposé barbare ainsi désigné nous épargne tout effort psychique ou intellectuel pour que nous regardions en face. Cette année j’ai la chance de parler dans ce séminaire qui me parait une suite logique du travail de l’année dernier. Il s’agit de l’interprétation. Y-a-t-il lieu d’interpréter quelque chose de ce qui a été évoqué déjà ? Oui, et c’est mon objet ce soir, c’est de parler de nos signifiants. Le barbare est un signifiant inventé par le civilisé autoproclamé. Chacun peut se proclamer civilisé et cela ne nécessite aucun effort. Beaucoup de signifiants sont normalement évoqués pour situer l’autre indésirable. Mais ces signifiants lancés de la sorte ont tendance à devenir des signifiants concrets, c’est-à-dire, ils se de-métaphorisent et de-métonymisent et finissent par contaminer tout groupe humain affaibli. Rien n’empêche un racisé par exemple d’employer les mêmes signifiants censés le représenter, pour raciser un autre groupe. Cela a fonctionné de tout le temps et continue à régir les rapports entre les peuples comme les rapports entre les divers membres de chaque famille. J’y reviendrai.

 

J’aborde dans mon intervention trois points :

 

L’enfant est le symptôme familial.

La psychanalyse de l’enfant est avant tout lacanienne.

Les différences entre le travail avec l’enfant et celui de l’adulte.

 

Le travail psychanalytique présente la particularité de n’avoir qu’un principe celui de parler. Et c’est justement le droit à la parole qui fait que la psychanalyse est l’envers de l’éducation. L’enfant est pris dans un discours qui n’est pas sans effet sur son destin de sujet. Dès avant sa naissance, les parents veulent qu’il soit ceci ou cela, qu’il ressemble à telle ou telle personne de son histoire familiale ou qu’il ne ressemble surtout pas à une autre. Ils veulent qu’il fasse de telles études, qu’il fasse un tel métier et que sais-je encore. Ainsi, le petit d’homme a à faire avec des commandements qui exigent de lui de se conformer, d’obéir et de penser selon ce qu’on estime son bien.

 

Les injonctions, les interdictions et les recommandations jalonnent la vie de l’enfant. Elles constituent, en principe, la base de son éducation. Tout principe éducatif a pour but de protéger l’enfant et de le préparer à vivre son destin d’individu singulier. Tout est fait pour son bien. Quelque chose de son bien est normalement facile à cerner. Il y va de son bien d’être suivi sur le plan médical, d’être bien nourri, d’être protégé et reconnu dans la spécificité de son histoire et de sa personne. Il y va aussi de son bien d’être scolarisé et formé afin d’occuper la place qui sera la sienne parmi les membres de sa génération. Si tout cela nous paraît clair et peu discutable, il se trouve que l’enfant reçoit plus que prévu car les parents lui transmettent plus qu’ils n’ont eu l’intention de faire. Ils lui transmettent un pan entier de leur névrose, de leur angoisse ainsi que de leur désir de le voir coller à l’image de l’enfant imaginaire qui était là bien avant sa naissance.

 

Cette intrication entre ce qu’on fait consciemment et ce qui échappe à notre intention dans l’éducation des enfants est présente dans chaque démarche qui conduit les parents à s’adresser à un analyste. Et c’est justement cette intrication qui donne au travail avec les enfants son caractère particulier. Il est particulier dans la mesure où le symptôme de l’enfant répond la plupart de temps à ce qu’il y a de problématique dans la structure familiale. Il vient représenter la vérité du couple. C’est en tout cas ce que Lacan nous dit dans :  Note sur l’enfant , un tout petit texte qui est apparu dans  Autres écrits . Il s’agit d’un petit texte certes, mais il m’paraît indispensable dans le travail clinique avec l’enfant.

 

Lacan fait un lien direct entre la problématique symptomatique d’un couple et son enfant. Ce lien se noue grâce à la transmission. Cette transmission est double puisqu’elle implique un père et une mère selon des modalités différentes tout en étant étroitement imbriquées. Le symptôme de l’enfant vient répondre à la jouissance de la mère d’autant plus quand « la médiation du père laisse l’enfant ouvert à toutes les prises fantasmatiques. » (p. 373.)

 

               Pour Freud, le travail clinique avec les enfants ne commence qu’avec l’Œdipe. Il jette la base théorique de sa position dans une lettre qu’il adresse à Joan Rivière le 9 octobre 1927. Il dit : « L’enfant est un être pulsionnel avec un moi fragile et un surmoi tout juste en voie de formation. Chez l’adulte, nous travaillons avec un moi raffermi. » Un peu plus loin, il ajoute : « chez l’enfant, le moi doit être soutenu contre un ça pulsionnel omnipotent. »

 

 Freud découvre l’infantile, les stades précoces chez le sujet dans son travail avec l’adulte, et développe des théories sexuelles infantiles à partir de cette expérience clinique. Il n’a de cesse d’inviter les psychanalystes, notamment les femmes, à analyser les enfants dans l’espoir de voir ce travail venir étayer son élaboration théorique. Il demande aux femmes de s’occuper de cette clinique parce qu’il estime que travailler avec les enfants relève de la fonction éducative des femmes qui n’étaient pas obligées d’être médecins. Il conseille l’éducation, mais à condition qu’elle soit assurée par un éducateur entraîné à la psychanalyse. (Voir : Œuvres complètes, T.XVII, PUF. p.326)

 

Quand on suit les cinq psychanalyses de Freud, il nous paraît clair qu’il écoute le discours de ses patients, analyse les formations de leur inconscient, interprète et construit, et cela dans le but de lever les refoulements des débuts du développement de chacun d’eux. A cet effet, il les pousse à se souvenir de certaines expériences et des motions affectives suscitées par elles. Un travail non sans difficultés car les unes et les autres se trouvent oubliées et échappent complètement à l’effort conscient du patient. Pis encore, si les symptômes et les inhibitions actuelles sont les suites de tel refoulement les substituts de ce qui a été oublié, ils n’ont plus rien à voir avec le refoulé. Freud construit pas à pas, communique le premier pas à ses patients, tout en sachant que le deuxième est en mouvement et de ce fait, susceptible d’annuler le premier. Cela n’a aucune importance à ses yeux car il sait qu’il peut se tromper mais se tromper de la sorte ne provoque pas des dommages de nature à mettre en danger le patient ou à faire échouer le travail entrepris. « Freud, construction en psychanalyse, 1937. »

 

L’infantile chez l’adulte est sous-jacent à la structure névrotique de l’adulte. Celle-ci vient se superposer sur une affection ancienne mais cela ne veut pas dire qu’on a affaire à une nouvelle structure nouvellement formée et transformée qui remplace la première. Les symptômes du malade perdent, en quelque sorte, leurs significations anciennes pour acquérir de nouvelles en rapport avec le transfert. Le transfert crée un royaume intermédiaire entre la maladie et la vie par lequel s’effectue le passage de la névrose ordinaire à la névrose de transfert, ou plus précisément à la création d’une maladie artificielle accessible aux interventions. Chez l’enfant, en revanche, la névrose de transfert ne se substitue pas à une névrose ordinaire. L’enfant incarne le symptôme dans la névrose familiale.

 

               En psychanalyse c’est l’analysant, aussi petit qu’il puisse être, qui parle, qui dessine ou qui joue et c’est l’analyste qui écoute, qui observe et qui construit. Il part toujours de l’hypothèse que l’enfant a quelque chose à lui dire et qu’il y a plusieurs façons de l’exprimer. Ce travail se fait avec l’accord des parents. L’enfant est écouté là où il était sommé de se taire et d’obéir. Dans un échange avec Martine Lerude, elle m’a fait remarquer qu’un tel enfant n’existe plus de nos jours. L’enfant n’est plus le même. Il parle trop, il s’agite trop et les parents ont du mal à le contrôler. Je crois quant à moi, que c’est plutôt la famille qui a changé. Beaucoup de parents qui travaillent, n’ont plus de temps pour s’occuper de leurs enfants. Ils les confient très tôt aux crèches, aux nourrices, aux baby-sitters et aux centres de loisirs se contentant souvent de les bousculer le matin pour les réveiller parce qu’ils sont au lit pressés pour aller au travail  et les bousculer le soir pour les mettre au lit parce qu’ils rentrent tard. Autrement dit, les enfants n’ont plus de repères stables qui donnent à leur éducation une continuité et une consistance.

 

 La première question qui risque de s’imposer à nous concerne la prise en charge de l’enfant tout petit et précisément l’enfant qui n’est pas encore dans la parole. Sur quoi l’analyste se fond-t-il pour écouter et construire ? L’enfant est normalement accompagné par ses parents et le travail en ce qui le concerne se fait avec les parents qui parlent d’eux, de leurs préoccupations, de leur angoisse et de leurs difficultés ainsi que de leur enfant. Il n’est pas rare de voir l’enfant réagir, faire des mimiques, s’agiter et pleurer parfois. Ces réactions au discours de ses parents est le signe qu’il est présent à ce qui se dit de lui ou de ses parents. Les psychanalystes qui prennent de tels enfants en charge s’intéressent comme moi d’ailleurs, aux signifiants qui reviennent souvent dans le récit des parents et semblent marquer la relation entre eux et leur enfant. Les signifiants marquants ont souvent tendance à figer l’enfant dans une signification induite par leur angoisse ou par un fantasme qui fait de l’enfant son objet. L’enfant objet de fantasme. C’est encore Lacan qui nous le suggère quand il dit : « le symptôme peut représenter la vérité du couple familial. Et c’est là le cas le plus complexe, mais aussi le plus ouvert à nos interventions.

 

 Normalement, quand les parents consultent, c’est qu’ils sont conscients de leurs difficultés d’assurer un rôle de médiation auprès de leurs enfants et cela a souvent des raisons diverses. On peut en citer entre autres, la réactualisation de l’histoire de chacun, la peur de ne pas arriver, la haine de l’enfant et souvent de l’autre partenaire qui surgit et qui les surprend désagréablement et enfin, la honte qu’ils éprouvent quand ils découvrent qu’ils ne sont pas les bons parents qu’ils   rêvaient d’être. L’analyste arrive-t-il en position de médiateur ? Je ne crois pas. L’analyste ouvre ce que l’angoisse, le sentiment de honte et le fantasme ont tendance à fermer. L’analyste, par son écoute des signifiants des parents ainsi que les divers éléments de leurs histoires individuelles, introduit le lieu de l’Autre comme adresse et comme ouverture susceptible de les libérer de l’emprise d’un discours figé en rendant aux signifiants leur caractère équivoque.

 

Beaucoup de familles évoquent ainsi des signifiants qui reviennent implacablement génération après génération pour élire un membre de la famille et répéter un même malheur, ou du moins une même épreuve. Je crois que chacun de nous a connu un tel cas que ce soit chez ses patients ou peut-être dans sa famille ou une famille de ses connaissances. Un suicide à chaque génération, un accident, une maladie ou plus heureux, un scientifique, un prix Nobel etc. sont de cet ordre. Pourquoi cela se renouvelle-t-il ? S’agit-il d’une malédiction, d’une élection et si oui, quel est ce pouvoir qui veille à ce que cela se reproduise si régulièrement ? Je n’ai aucune idée sur la nature de ce pouvoir ou de sa raison d’être, en revanche, j’ai rencontré des personnes qui croient ferme au destin et à un au-delà qui décide de leur sort, et pour eux, cela ne se questionne pas. C’est comme ça.  D’autres m’ont appris que dans la répétition qui se reproduit au sein d’une même famille, il y a un autre facteur qui joue et qui fonctionne comme un destin heureux ou malheureux, et cela s’appelle l’identification. Identification aux signifiants qui désignent un arrière-grand-père par exemple et qui lui donnent un caractère singulier aux yeux d’un ou plusieurs de ses descendants.

 

Peut-être pouvons-nous ici proposer une autre lecture de ce que Freud avance quand il associe le travail avec l’enfant à son éducation. Il s’agit de la nature des transmissions que l’enfant reçoit de ses parents. Il est pris dans un enjeu familial. L’enfant, notamment avant l’Œdipe, est le symptôme de ses parents.   L’enfant qu’on reçoit compte sur ses parents. C’est eux qui savent, c’est eux qu’il sollicite chaque fois qu’on s’adresse à lui. Dès que vous lui posez une question, il regarde son père et sa mère et attend qu’ils répondent à sa place. Quand il dessine, il le fait à l’intention de sa mère qui incarne toujours pour lui l’Autre. C’est plus tard que cette adresse se transfère sur l’analyste. Il se met alors à dessiner pour l’analyste et manifeste un grand attachement à sa personne. On est dans l’amour. Le transfert de l’enfant est de l’amour. La névrose infantile c’est le temps de l’Œdipe. C’est un temps où l’enfant est souvent exposé à l’angoisse. Cette angoisse a souvent un nom, le loup, le monstre, le noir, le fantôme et que sais-je encore. Nous ne sommes pas là dans la pathologie proprement dite. Mais le risque de le voir s’installer dans une névrose ordinaire est tout à fait possible comme on l’a vu chez Hans.  Le cas de Hans illustre parfaitement ce que Lacan nous dit au sujet du manque du père et de la prise de l’enfant comme objet a dans le fantasme maternel. La névrose infantile représente habituellement l’entrée de l’enfant dans un processus de névrotisation dont la structure est l’Œdipe et la modalité de s’en sortir qui diffère selon le sexe.

 

Pour Lacan l’enfant est prématuré et de ce fait il est dépendant de son entourage, dépendant de l’imago de son semblable, dépendant symboliquement de l’Autre du langage et de la parole. L’enfant est parlé par ses parents. Il baigne dans lalangue mais celle-ci ne s’instaure pas comme un patrimoine familial ou social. Cependant, il rajoute : « C’est dans la façon dont lalangue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toute sorte de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire. » Lacan, Bloc-notes 5, 85, p. 12.

 

Pour Lacan, le travail analytique avec l’adulte présente des différences majeures du travail avec l’enfant. Chez ce dernier, quelque chose n’est pas encore achevé ou précipité dans la structure. La psychanalyse opère sur le fantasme chez l’adulte, alors qu’il n’est pas installé chez l’enfant, ce qui veut dire qu’il n’est pas question de destitution subjective dans son cas. Si le sujet enfant ne déchoit pas de son fantasme, par contre, il déchoit en tant qu’objet a du fantasme maternel.   L’enfant n’est pas confronté au non rapport sexuel, comme c’est le cas chez l’adulte. Il s’y confrontera plus tard, mais cela n’empêche pas qu’il soit pris dans une préoccupation persistante au sujet de la différence des sexes.

 

L’enfant qui entre dans la parole, est souvent confronté aux « mots concrets » comme le dit Freud. « Les formations de mots dans le rêve ressemblent beaucoup aux formations dans la paranoïa, on en trouve d’ailleurs d’analogues dans l’hystérie et les obsessions. Les enfants traitent parfois les mots comme des objets. » Interprétation des rêves. p.262. Autrement dit, cela implique que les mots se de-métaphorisent chez l’adulte alors qu’ils restent aux bords du symbolique chez l’enfant. Lacan prend pour exemple le rêve de l’injection d’Irma et nous dit que la formule de la triméthylamine représente un moment particulier où le sujet Freud est hors langage ou plutôt dans la brutalité de réel.

 

Enfin, si l’enfant représente le symptôme de sa vérité familiale et cela veut dire qu’il n’a pas encore son symptôme propre.

 

Le travail analytique implique un sujet, le sujet de l’inconscient. Le sujet représenté par ce qu’un signifiant renvoie à un autre. Alors qu’en est-il pour l’enfant tout petit ? Pour qu’il y ait un sujet, il faut qu’un signifiant renvoie à un autre signifiant. Peut-on alors dire que le sujet est toujours déjà là ne serait-ce que dans l’hypothèse de l’Autre maternel ?  Lacan nous dit que : « Le sujet, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait qu’on s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien. Mais ce rien se soutient de son avènement, maintenant produit par l’appel fait dans l’Autre au deuxième signifiant. » Lacan Écrits, Position de l’Inconscient, p. 835

 

 Il me semble possible de lire ce que Lacan nous dit là en revenant à ce que lalangue nous apprend.  Son caractère n’est ni le sens, ni la communication mais la jouissance. Une jouissance au cours de laquelle le sujet humain est entièrement dans sa voix et son signifiant. Le signifiant est d’abord une jouissance. Le couplage de l’objet a voix au signifiant S1 jette la base du rapport de la parole à l’être. Si le signifiant est jouissance, il ne fait pas sens, il est lalangue qui fonctionne comme S1. S1 tout seul ne fait pas sens. Il faut un S2 pour le faire. Cela fait sens certes, mais pas seulement. Le couplage avec S2 vient arrêter la jouissance. S1 comme S2 d’ailleurs, viennent de l’Autre qui, chez le tout petit, est incarné par la mère, ou l’Autre maternel comme le dit Lacan. Donc, il faut qu’il y a de l’Un pour que ça commence avec le S2. L’un et l’autre viennent de l’Autre, et du fait que cela lui vient de son Autre, ça donne aux pulsions de l’enfant leur caractère signifiant. Les pulsions parlent dans les diverses manifestations de l’enfant tout petit. Les pulsions ne sont pas sans objet de besoin, objet de satisfaction, mais elles ne se réduisent pas à cela. Dès que l’enfant est entendu par son Autre qui lui répond, on peut croire que le besoin de l’enfant trouve son objet de satisfaction. Mais dès que l’autre maternel s’organise pour satisfaire le besoin l’objet perd   son caractère purement nourricier. L’homme ne vit pas que du pain. L’Autre maternel donne quelque chose de plus qui transcende l’objet de besoin. Le lait que le bébé absorbe en suçant le sein maternel devient autant regard, touché, parole, chaleur et musique. L’objet n’est plus si facile à situer. Ainsi, l’objet de satisfaction lait, si nécessaire à sa survie, se transforme, se complexifie et s’enrichit de nuances. C’est ça qu’on appelle le retour de son propre message. Ce retour introduit l’objet de la demande. Dès que l’Autre maternel répond, il transforme les pulsions en un trésor de signifiants.

 

Voici une vignette clinique tirée de mon travail avec un bébé de quatre mois qui était accueilli dans une pouponnière de la région parisienne afin de mieux vous illustrer ce que je viens de vous dire : Ce bébé est né sous x et l’équipe de l’ASE travaillait sur le projet de son adoption. Il était un beau bébé qui a fait craquer la gynécologue-obstétricienne, une femme seule et sans enfants, qui avait exprimé le souhait de l’adopter. Mais comme elle n’était pas agréée pour l’adoption, on lui a demandé de déposer une demande en vue de son agréement. Cette dame avait renoncé à l’adoption parce qu’elle trouvait la procédure pénible et longue. Trois mois plus tard, on lui présente un couple et on lui fait entendre que ce couple souhaitait l’adopter et devenir ses parents. Le couple n’avait pas donné suite à sa démarche et le bébé se trouvait encore une fois confronter à l’inconséquence des adultes qui l’avaient approché. La vie ne prend pas en compte l’âge des vivants. Quand on est né on est confronté aux aléas de la vie sans la moindre pitié. Il n’avait que quatre mois, et le voilà soumis à l’arbitraire d’un sort pénible. Ce bébé qui avait un bon rapport avec sa maternante avait soudainement changé d’attitude. Il continuait à prendre son biberon qu’elle lui donnait, mais il ne voulait plus la voir. Il buvait en fermant les yeux. Il adoptait la même attitude avec les autres membres de l’équipe. Il ne regardait plus personne. Cette attitude avait fini par inquiéter l’équipe qui avait pensé à un signe autistique et avait pris la décision de l’envoyer me consulter. Je l’ai reçu avec sa maternante. Il ne m’avait pas regardé non plus. La maternante m’a raconté son histoire alors qu’il était sur ses genoux. Il était calme, mais nous suivait apparemment les yeux fermés même quand elle lui avait donné le biberon. Alors, je décidais de m’adresser à lui. Je lui ai dit qu’il ne faisait plus confiance à son entourage, qu’on l’avait déçu. Les adultes qu’il avait connus n’avaient pas respecté leurs engagements et qu’il le faisait savoir. Il ne voulait plus faire confiance et fermant ainsi les yeux, il tendait à rejeter tous ceux qui étaient proches de lui et il ne voulait plus avoir un lien privilégié avec quiconque. Pendant que je lui parlais de la sorte, il a fini par ouvrir un œil et me regarder avec un certain intérêt. Je continuais de la sorte, et au bout d’un quart d’heure, il avait consenti à ouvrir les deux yeux et à nous faire un joli sourire.

 

               Le sourire de cet enfant nous rappelle « les frétillements » de Lacan quand il nous dit, quelque chose de l’enfant, ses frétillements dans son adresse à l’adulte, modifie son rapport au monde. Si dans le cas que je vous ai présenté, le bébé nous avait fait comprendre qu’il avait reçu le message et avait rectifié son attitude vis-à-vis de son entourage par la suite, on peut postuler qu’il avait posé un acte, et l’acte nous dit Lacan n’est pas sans signifiance, et c’est pour cela qu’il nous faut considérer tout ce qui se passe dans une séance comme des formations de l’inconscient.

 

               Nous avons là une petite idée de ce qu’on appelle la castration. C’est la parole, celle de la mère qui introduit la médiation. Autant la mère partage la jouissance de la voix avec son bébé, autant elle la suscite en se faisant l’adresse. Mère et enfant sont ainsi pris dans une jouissance commune susceptible de laisser des traces qui marquent profondément les deux partenaires. Ces lallations, ces gazouillis bien accueillis dans un premier temps par l’Autre maternel ne suffisent plus par la suite. La mère et l’entourage familial vont insister pour s’engager et l’engager dans la parole et cette parole va jouer « le rôle essentiel de médiation. A partir du moment où elle a été réalisée, la médiation change les deux partenaires en présence. » Lacan, Des noms-du-père, p.35

 

Lacan n’aborde pas le travail analytique à la manière de Freud. Si pour ce dernier la cure mène le sujet vers le roc de castration, le premier met en exergue la métaphore paternelle et les noms-du-père à partir desquels l’interprétation ne s’appuie plus sur le sens mais sur la parole, le langage, la lettre et lalangue comme véhicule de la jouissance. L’interprétation chez Lacan a pour objet de faire coupure avec la jouissance en dénichant les S1 tous seuls qui continuent à marquer le corps propre par leur jouissance. A situer cette jouissance qui affecte le corps du sujet, la cure vise sa lecture par l’équivoque. Ce n’est donc pas le sens qui l’intéresse mais la lecture de la séance à partir de la syntaxe, de la grammaire, de l’homophonie et de l’équivoque. Mais cette lecture, pour revenir au travail de Christiane Lacôte-Destribats au début de ce grand séminaire, n’est pas celle de l’analyste, c’est plutôt l’effort de l’enfant au cours duquel il découvre qu’il est lecteur.

 

Voici l’exemple de cette petite fille de 9 ans qui rencontrait de sérieux problèmes dans l’apprentissage du français. La mère qui l’avait accompagnée pour son premier rendez-vous paraissait très déçue d’elle. La mère s’était mise à parler d’elle à la troisième personne sans me la présenter ou l’appeler par son prénom. La mère parlait de la boulimie de sa fille, de son obésité et de son manque d’intérêt pour tout ce qui était scolaire ou activités sportives. Elle me donnait l’impression de souffrir d’elle beaucoup plus qu’elle ne souffrait pour elle. Pendant que la mère déversait ainsi sa colère contre sa fille, celle-ci, n’ayant pas eu la moindre occasion de s’exprimer, s’était levée pour aller vers le tableau qui se trouvait dans mon bureau, pour dessiner et pour écrire quelque chose. Le résultat n’était qu’une écriture en attachée d’un groupe de lettres :  ELAFIN.

 

               J’ai interrompu l’entretien avec la mère et je me suis adressé à elle pour lui demander de me lire ce qu’elle venait d’écrire. Elle m’a répondu qu’elle ne savait pas lire. Je lui ai demandé à nouveau, en précisant que si elle ne savait pas lire le tout, de couper ce qu’elle avait écrit comme elle voulait et d’essayer de lire si cela lui était possible. Elle a coupé le groupe de lettres pour en constituer deux petits groupes qui étaient les suivants :  ELA FIN. Elle a lu ELA FIN en insistant sur les lettres encore une fois.

 

Je me suis adressé encore à elle, l’invitant à couper à nouveau si elle le souhaitait et d’essayer de lire le résultat. Elle a procédé de la même façon. Elle s’est mise à examiner le premier groupe, et pendant qu’elle lisait ELA, la coupure s’est imposée d’elle-même et elle a lu : El A fin, et puis excitée, elle a rajouté : « Je sais lire, alors ! »

 

 Je lui ai répondu : « Vous voyez Tania, vous avez écrit la phrase que votre mère vous a dictée. C’est comme à l’école, on vous dicte plein de savoir, et vous, vous répondez tout le temps que vous ne savez pas lire. C’est l’ogre qui ne sait pas lire. Votre mère dit que vous mangez comme un ogre et l’ogre n’a pas de nom, on l’appelle ogre c’est tout. Votre mère a oublié de me dire comment vous vous appelez, alors vous avez écrit ce qui est devenu pour vous votre nom : ELAFIN. » Cette petite fille nous apprend quelque chose sur la manière qu’elle porte le discours de sa mère. Elle le porte à la manière de James Joyce, un texte sans ponctuation et surtout en continue. Des signifiants qui revenaient souvent gelaient la parole dans le symptôme tout en restant sourd au travail de l’inconscient dont le « ELAFIN » serait une de ses formations. La lecture à laquelle cette fille accède est la coupure qu’elle opère dans le corps de ce texte maternel gelé dans le symptôme qu’elle représente et qu’elle offre à sa mère. Elle ne sait pas lire, serait donc à entendre comme un manque de savoir-faire avec la jouissance qui la maintenait à l’endroit désignait dans le fantasme et les signifiants maternels.

 

Je termine mon intervention en introduisant la fonction de la lettre dans l’interprétation analytique avec l’enfant. Je vous donne encore une petite vignette d’un enfant qui sait déjà lire pour vous illustrer l’exemple d’une lettre qui, par la place qu’elle occupe, suscite l’embarras et en même temps l’intérêt de cet enfant confronté à ses jeux inattendus.

 

Il s’agit d’un enfant de sept ans qui n’arrivait pas à dormir hanté par sa peur du loup. Il était déjà lecteur et commençait à s’intéresser aux livres et au monde de contes. Nuit après nuit, il refusait d’aller au lit, exigeait qu’on garde la lampe de sa chambre allumée et malgré toutes ces précautions prises par ses parents pour le rassurer, il se levait la nuit pour aller dormir dans leur lit. Il s’est engagé dans le travail très vite. Le loup le hantait toujours. Il dessinait des loups, des grands, des petits avec des grandes gueules pour les grands et des petites pour les petits. Les loups mangent les enfants. Un jour, je lui demande de m’écrire le mot loup. Il l’écrit sans hésitations. Il l’écrit en lettres majuscules. A l’époque, le verlan fascinait beaucoup d’enfants. Je lui suggère de l’écrire en verlan. Il écrit LOUP à l’envers et cela fait POUL. Je ris et je lui dis le pauvre loup, tu le fais devenir une poule mouillée. Il rit en répétant poule mouillée, poule mouillée. Il s’arrête, il examine le mot POUL et me dit, ce n’est pas une poule, celle-ci n’a pas d’E. La poule s’écrit avec la lette e à la fin.

 

Voilà comment ça fonctionne, la poule s’écrit avec « E » et c’est pour cela qu’elle fait des œufs. Cela ne se discute pas, une poule prend un e et cela fait la particularité de cet oiseau en français. Personne ne conteste ce fait, c’est un réel et cela revient toujours à la même place d’une génération d’élèves à une autre. Le loup ne mange pas que les enfants, il mange aussi des poules. L’homophonie marche très bien, les deux se prononcent poul (e) et ce garçon malin comme il était, a fini par découvrir le faux dans cette affaire de poul « e » s. Il sait distinguer le vrai de faux, alors que le loup lui, est bête, jamais il ne saura qu’une poule sans e ne se mange pas.

 

Si la lettre renvoie au réel comme impossible, sa chute fait le lecteur, c’est-à-dire l’enfant n’a plus besoin de la voir, pour composer le mot. Elle se résorbe dans le son, la syllabe pour structurer les mots. Si cela représente le B A, ba de l’apprentissage de la lecture, il se trouve que la lettre peut aussi se désolidariser de la syllabe pour offrir une nouvelle lecture à ce qui paraît ou s’entend comme étant du même. La lettre peut aussi fonctionner seule en dehors de toute logique langagière pour offrir un trait d’identification qui permet à l’enfant de se situer comme autre. La lettre P par exemple, affichée sur une case dans la classe de petits écoliers désigne Paul, qui devient de ce fait son trait identificatoire singulier même si un autre Paul partage la même classe. P échappe à l’ordre de la parole, elle n’est pas une simple transcription du son, elle intervient comme bord, comme littoral, qui fait que le P de Paul ne se confond pas avec une autre lettre P même si elle désigne un autre Paul.

 

L’interprétation ne s’intéresse pas donc à donner sens à tout ce que l’enfant produit ou dit à l’analyste. Elle n’est pas non plus un effort de compléter un discours incomplet qui serait incompréhensible et insaisissable en dehors du compliment de ce savoir que l’analyste lui apporte. L’analyse s’intéresse à un au-delà, l’au-delà du principe du plaisir de Freud. Et cet au-delà, c’est l’au-delà de la signification. Autrement dit, à cette inadéquation définitive entre le signifiant et la chose qu’aucun sens ne vient plus dire et avec lequel le parlêtre a à faire..

 

                Les analystes parlent aux bébés et tiennent ainsi l’hypothèse que s’engager langagièrement dans son adresse à l’enfant fait trois. Le lieu de l’Autre est dans cette adresse. L’analyste est susceptible d’incarner l’Autre pour le bébé au moment où il s’adresse à lui. Mais cette adresse à l’enfant tend aussi à évider ce lieu grâce au langage qui leur Ek-siste. Dans cette adresse au bébé la parole fait médiation mais si le message qui s’y engage désigne deux sujets, rien ne nous dit qu’il engage une signification que ce message fixe d’avance. Le message est toujours plurivoque dont plusieurs aspects échappent aux interlocuteurs. Dans cette adresse langagière : « il y a concurrence, superposition de symbole, aussi complexe que l’est une phrase poétique qui vaut à la fois par son ton, sa structure, ses calembours, ses rythmes, sa sonorité. Tout se passe sur plusieurs plans, et c’est de l’ordre et du registre du langage. » J. Lacan, Des noms-du-père, seuil, 2005, P.27.

 

Le langage est donc déjà là pour le bébé humain, il est « émergeant » comme le dit Lacan, mais comment cela émerge chez le tout-petit, comment cela commence, c’est ce que j’appelle le miracle qui se réalise chaque fois qu’un tout petit accède à son statut de parlêtre.