Comment devient-on addict ?
01 novembre 2010

-

ROTH Thierry
Textes
Addictions



Au fil des années, le nombre de personnes souffrant, à des degrés divers, d’addiction, est devenu tel que certains ne les remarquent même plus… Ils envahissent pourtant les cabinets médicaux comme ceux des psychanalystes ou des comportementalistes. Ils sont présents dans les hôpitaux psychiatriques, mais aussi à la télévision. Ils se multiplient au sein des familles mais peuvent passer inaperçus – sans doute parce que chaque membre de ladite famille est pris par son propre objet. On parle avec justesse de nouvelles pathologies, soulignant leur lien avec notre fonctionnement social moderne. Tout le monde cependant ne devient pas pathologiquement addict.

Une société du pousse à l’addiction

Les sociétés occidentales fonctionnent toutes au diapason, plus précisément au diapason scientiste et capitaliste. La science, produisant sans cesse de nouveaux objets de consommation, entretient à merveille l’idéologie capitaliste dont le fonctionnement nécessite une croissance permanente, sans faille. Chaque marque cherche à rendre ses clients accrocs en même temps qu’elle renouvelle toujours plus ses produits – pour cela la technologie ou, à défaut, la mode fonctionnent très bien. Songeons à titre d’exemple aux fameuses mesures mensuelles du « moral des ménages » : il s’agit précisément de mesurer leurs projets de consommation ! Il serait sans doute encore plus intéressant d’un point de vue économique de trouver une mesure du taux d’addiction desdits ménages…

Tout cela a bien sûr été possible grâce, d’une part, aux incroyables progrès scientifiques (le contrôle – révolutionnaire – de la fécondation, les progrès technologiques – Internet notamment – ou encore la marchandisation croissante du corps permise par les progrès de la médecine), et d’autre part au libéralisme économique et à un affranchissement vis-à-vis de la religion et de la morale qu’elle véhicule, qui auraient été un frein à cet incroyable développement.

Il résulte notamment de tous ces progrès la généralisation, au sein de notre société dite de consommation, d’une jouissance objectale que Charles Melman décrit fort bien dans La nouvelle économie psychique[1] comme étant centrée sur l’accès direct à un objet et non plus sur un semblant bordé par la dimension phallique. Cette jouissance concerne d’une manière égalitaire – enfin ! dirons certains – les deux sexes et ramène au passage la jouissance sexuelle au statut des autres, nombreuses, qui sont proposées aux individus. Toutes ces jouissances vantées par le discours moderne sont immédiatement populaires aux yeux de l’opinion, puisqu’elles suivent autant qu’elles provoquent les attentes et la crédulité du peuple. Elles séduisent autant les défenseurs de l’égalité – puisque ces jouissances cherchent à s’offrir à tous – que les chevaliers du développement économique.

Notre modernité vise donc à lever les inhibitions, les timidités, les « vieilles morales », pour assurer à la fois le développement de chacun – le fameux « développement personnel » proposé par les coachs visant à aider ceux qui peinent à se retrouver au milieu de cette course au plaisir – et le progrès économique de chaque Nation prise dans le grand marché mondialisé. Les récalcitrants – « réactionnaires » bien sûr ! – seront bien en peine de savoir à qui s’en prendre, puisque personne ne dirige ce fonctionnement globalisé, fruit des progrès de la science, de la mondialisation et du capitalisme qui les accompagne et dont personne, depuis un jour de 1989, ne songe sérieusement à proposer un véritable modèle de substitution.

La dimension phallique introduite par le Nom-du-Père, avec ce que cela implique de manque, d’asymétrie entre les sexes, de sacrifice et d’échec inhérent à la jouissance – c’est le « non rapport sexuel » dont a tant parlé Lacan[2], a pris fort logiquement un sérieux coup de plomb dans l’aile. La fameuse castration sur laquelle insiste tant la psychanalyse, que le Nom-du-Père ne fait que souligner puisqu’elle dépend en fait des lois du langage, plus personne n’en veut ! On propose mieux au sujet, sous la forme de cette jouissance objectale toujours renouvelée et qui ne repose plus sur la castration comme la jouissance phallique, mais sur l’offre permanente de stimuli que chacun attend, estimant de fait légitime d’en avoir sa part. On peut, pour tenter de spécifier ce qu’il en est d’une telle économie psychique, reprenant un terme proposé par Marcel Czermak[3] pour en élargir ici l’utilisation, parler de récusation Du Nom-du-Père. Ce terme nous paraît très adéquat, nous expliquerons en quoi un peu plus loin.

Cette logique de jouissance proposée et même imposée sans limite aux individus, encouragés à coups d’images et de slogans à entrer toujours plus dans la libre consommation – des objets et aussi bien du même coup de l’autre ou de soi –, pousse bien sûr au comportement addictif… L’addiction est ainsi au cœur de notre fonctionnement économique moderne. L’addict, c’est à dire le sujet pris dans les affres de la dépendance la plus radicale, pourrait être celui qui n’a pas reculé, qui a poussé cette logique du plus-de-jouir à son terme, y sacrifiant son existence là où d’autres ont reculé. Il y a une vingtaine d’années déjà, Charles Melman présentait le toxicomane comme celui qui « dérange le succès de l’économie de marché, en en disant la vérité »[4]

 

Une nouvelle manière de lutter contre le sexe – hors castration.

Notons ici que perdure dans cette nouvelle économie psychique, suscitée par ce que certains appellent la postmodernité, l’éternel souci humain de lutter contre les problèmes du sexe. Pendant longtemps, la figure de Dieu et la morale religieuse ont joué ce rôle. Basé sur le patriarcat, le rôle de la religion a été de mettre la jouissance sexuelle dans les bornes de la loi et du sacrifice, soulignant la nécessaire castration et poussant au refoulement de ses désirs les plus intimes. La religion a fixé des rôles assez immuables aux hommes et aux femmes, les condamnant souvent à la culpabilité et à la frustration. Ainsi, les dangers du sexe, la confrontation au non rapport sexuel – c’est à dire au fait que la jouissance de la femme et celle de l’homme ne sont ni identiques ni symétriques et que chacun n’a de rapport que depuis son positionnement vis-à-vis du phallus –, sans oublier l’angoisse que les femmes – par l’altérité mystérieuse qu’elles représentent – ont toujours suscitée, tout cela a été pris en charge pendant très longtemps par la religion.

Ce qui est amusant, c’est de constater que l’affranchissement vis-à-vis de l’autorité religieuse et la libéralisation des jouissances ont eu un effet paradoxal concernant la sexualité. Bien sûr mai 68, la pilule, le droit à l’avortement ont contribué à rendre la sexualité plus facile – notamment pour les femmes – et plus précoce, mais cela n’a guère résolu le problème – structurel – de la relation entre les sexes.

Ces changements ont eu un double effet sur le rapport des individus au sexe : d’une part, ils ont rendu l’exercice de leur sexualité plus aisé, augmentant en général le nombre de partenaires dans une vie ou la variété des pratiques, mais, d’autre part, ils ont fait rentrer le sexe dans la foire aux jouissances sans tabou et sans complexe. Ainsi, nous pouvons régulièrement constater chez des patients jeunes (20-35ans) une pratique sexuelle moins angoissante et le plus souvent non culpabilisante, une sexualité très libre mais qui, en même temps, n’occupe plus une place prépondérante, centrale dans leur économie psychique. Ils se sentent libres d’avoir des rapports sexuels comme ils veulent, mais se trouvent, en même temps, pris par d’autres types de jouissances, solitaires et plus faciles, parfois addictives, qui peuvent rendre leur sexualité finalement assez pauvre – à moins que celle-ci ne soit elle-même pervertie en consommation d’objets. Prenons un petit exemple clinique parmi tant d’autres : celui d’une très jolie jeune femme vivant en couple depuis un an et se plaignant que son charmant compagnon passe ses soirées et ses nuits à télécharger des films et de la musique sur Internet. Ils avaient de rares rapports sexuels, qui se passaient « très bien » selon elle, mais uniquement lorsque d’autres jouissances – notamment télécharger un film une semaine avant sa sortie en DVD ! – avaient été éprouvées.

Ainsi, après la morale religieuse, c’est l’objet plus-de-jouir qui, occupant une place centrale dans l’économie psychique de nos contemporains, vient se substituer aux angoissantes difficultés liées au sexe et à l’altérité. L’addict est, là encore, particulièrement représentatif. Il n’y a qu’à pointer ce qu’il en est de la sexualité des grands héroïnomanes ou des grands alcooliques… Quant à l’addict au casino pour prendre un autre exemple, il est davantage attiré, happé par à ses machines à sous ou ses tables de poker que par les charmes de sa bien aimée…

 

Des disparités individuelles

Avoir souligné le lien entre le fonctionnement de nos sociétés contemporaines et les problématiques addictives ne doit pas nous faire oublier, d’une part que la psychanalyse est toujours une clinique du cas par cas – même si le sujet de l’inconscient est social – et, d’autre part, que tout le monde aujourd’hui n’est pas addict au sens pathologique du terme… En effet, il existe incontestablement des différences individuelles qui font que des jeunes élevés au cœur d’une société où règne la récusation du Nom-du-Père et de la dimension phallique, s’ils en ont tous quelques effets dans leur économie psychique, ne sont pas pour autant tous toxicomanes, alcooliques, addicts aux jeux, à Internet, au sexe, à la nourriture, etc.

Il y a, par exemple, des personnes qui peuvent prendre de la cocaïne de temps en temps, d’une manière festive, alors que d’autres vont devenir très rapidement complètement accros à ce produit. De même, certains vont se faire quelques sensations au casino deux fois par an, alors que d’autres vont être condamnés à y passer presque toutes leurs soirées. Que dire aussi des différents types de rapports que chacun peut avoir avec l’alcool ?

Pour prendre un dernier exemple assez récent, nous rencontrons parfois des jeunes – filles comme garçons – complètement addicts aux sites de rencontres sur Internet, passant d’un partenaire à l’autre, mais sans qu’aucune rencontre véritable ne soit possible car le sujet reste finalement scotché aux dizaines de milliers de profils, de photos de partenaires – et donc de tant d’autres rencontres possibles. Ainsi, à l’affût du moindre mail, du moindre signe, des gens se retrouvent sur la brèche vingt-quatre heures sur vingt-quatre, passant des heures interminables devant leur écran d’ordinateur ou leur smartphone, aucune rencontre ne faisant le poids devant l’illusion de trouver l’objet parfait, ce qui ne fait qu’accroître le caractère jetable de chaque rencontre. Tout cela correspond à un zapping permanent où chacun est tour à tour jaugé, observé, comparé, jugé, aimé, traqué, blacklisté,… Pourtant, d’autres se sont aussi inscrits sur ces sites, pendant quelques mois, puis désinscrits soit après une bonne rencontre soit parce que cela ne donnait rien. Presque tous, cependant, ont au moins senti la dimension addictive que cela pouvait prendre…

Il nous apparaît ainsi que dans notre société où l’objet est roi, où le sacrifice et le manque ne sont absolument plus prônés, l’addiction est logiquement devenu un problème massif : si les addicts véritablement malades ne sont tout de même pas – encore ? – la majorité, ils pourraient bien être le versant pathologique de l’addiction normale commune. Qui n’a jamais, par exemple, éprouvé une certaine angoisse en ayant oublié son téléphone portable à la maison ? Qui n’a jamais été à l’affût de nouvelles collections vestimentaires ou d’une nouveauté technologique ? Si des sensations addictives ont sans doute touché tout le monde à minima, certains seulement tombent dans la dépendance radicale, certes assez nombreux et pas toujours repérés… Il faut dire qu’ils ne demandent de l’aide que lorsque le coût de leur addiction – coût social, familial, sexuel, financier, physique – est devenu vraiment insupportable.

 

Récusation du Nom-du-Père

Il y aurait donc une perméabilité, plus ou moins importante, entre ce que nous avons appelé le pousse à l’addiction de notre société et des nouveaux symptômes individuels. Il nous semble que, pour spécifier ce qui est en jeu pour de nombreux patients, ceux qu’on appelle souvent borderlines et dont les addicts sont de très fidèles représentants, il serait adéquat de parler de récusation du Nom-du-Père. En effet, il s’agit alors d’entendre dans ce terme à la fois la reconnaissance du Nom-du-Père, donc de cette instance impliquant un sacrifice nécessaire et source du désir, et en même temps une forme de rejet de cette reconnaissance, sur le mode d’un « j’en ai rien à fiche », dérobade du sujet signifiant ainsi sa capacité à reconnaître cette instance mais pour la délégitimer, estimer que lui n’a aucune raison de s’y soumettre. Il y a ainsi une certaine économie de refoulement dans cette opération.

Evidemment, la prise massive de toxiques écartant le sujet de ses désirs comme de ses devoirs et visant une jouissance immédiate et directe, ne passant pas par la dimension de la perte, du manque, de l’échec et de l’altérité, ce type de jouissance est une bonne manière de rejeter les conséquences de l’opération du Nom-du-Père, et notamment d’éviter les contraintes de la dimension phallique que celle-ci implique.

Il ne peut s’agir de forclusion puisqu’il y a reconnaissance, introjection – à minima tout au moins – du pouvoir symbolique lié à la métaphore paternelle, et d’ailleurs ces sujets dits borderlines, notamment de nombreux addicts, ne sont pas psychotiques.[5] Il ne s’agit pas non plus du déni propre à la perversion, puisque la castration mise en place par le Nom-du-Père n’est pas reconnue et en même temps niée, elle est reconnue puis dénoncée – ce qui n’est pas du tout pareil puisqu’on ne peut pas dénoncer ce qu’on dénie. Il ne s’agit pas non plus du mécanisme névrotique classique du refoulement, avec formation de compromis – le symptôme – car le névrosé justement se plaint et se heurte à cette loi symbolique qu’il a reconnu et à laquelle il ne peut que se soumettre. Ses symptômes sont la trace – formation de compromis – de ses désirs pris dans la loi.

C’est pour cela qu’il nous semble que le concept de récusation est intéressant, car il se distingue des trois grands modes de défense – refoulement, déni, forclusion – et semble bien spécifier ce dont il est question pour de nombreux patients. Ceux-ci sont écartelés, clivés entre une reconnaissance du Nom-du-Père – d’où un refoulement à minima – et le rejet de celui-ci, dans une sorte d’auto exclusion du sujet de cette dimension, véritable dédouanement vis-à-vis d’une instance qu’il accepte néanmoins de reconnaître, ce qui distingue donc ces cas du névrosé « classique » comme du pervers ou du psychotique. Notons au passage que ce terme de récusation est emprunté, comme celui de forclusion, à la terminologie juridique, signifiant bien le fait de « ne pas admettre l’autorité de quelqu’un », notamment de « refuser, par soupçon de partialité, un juge, un juré, un arbitre, un expert »[6]. La chute progressive et continue du patriarcat et la promotion permanente du plus-de-jouir impliquent bien évidemment que de nombreux sujets soient poussés à récuser ce Nom-du-Père rendu si peu attrayant et si peu soutenu dans le social.

 

La castration « pour rire »

Ces sujets – ou plutôt ces individus, figures moïques, puisque la division subjective basée sur la perte de l’objet semble faire défaut – sont appelés par beaucoup borderlines ou états-limites. Cette terminologie a longtemps été refusée par la majorité des lacaniens, arc-boutés sur leurs trois types de structures et leurs trois grands mécanismes de défense, mais la clinique oblige à réfléchir d’avantage sur ce type de patients ne semblant pas correspondre à un type de structure bien défini : en récusant le Nom-du-Père – et donc la dimension phallique et la castration – ils le reconnaissent certes mais pour mieux, lors de moments de difficultés, de frustrations, de contraintes subjectives, s’exclure de cette contrainte et se déclarer libres… Libres, comme on le constate souvent, de s’aliéner de manière addictive à un objet bien réel, de s’effacer subjectivement dans des passages à l’acte ou encore de s’effondrer dans une dépression chronique, faute d’inscription, d’aiguillage.

Sans reprendre directement le terme de récusation, Charles Melman définit dans un article récent lesdits borderlines d’une manière qui nous semble expliciter ce que nous essayons de déployer à partir de cette notion : « Qu’est-ce que le borderline ? (…) C’est la position d’un sujet qui peut tantôt venir à ce domicile, à cette assignation à résidence qui fait référence au père, et qui peut tantôt aussi bien dire : « Salut, je suis ailleurs, je voyage, je suis libéré de toute contrainte, de toute limite, je parle d’où je veux, je fais ce que je veux,  je ne sais plus très bien ce que je pense, j’en éprouve éventuellement une certaine confusion, voire une angoisse, un malaise, que suis-je devenu, où vais-je, qu’est-ce que je fabrique ? ». Je passe sur le fait que vous retrouvez dans cette évocation l’un des effets de nos drogues, un effet recherché comme affranchissement de cette assignation à résidence »[7]. La récusation implique, nous semble-t-il, cette oscillation possible chez un même individu, puisqu’il peut tour à tour estimer avoir un refuge subjectif intéressant dans la référence au Nom-du-Père qu’il a reconnu, puis aussi bien décider de s’enfuir de ce domicile, de cet appel au sacrifice en vue d’un désir et d’une jouissance toujours décevants, et se retrouver ainsi libre de toutes contraintes puisque, dès lors, non concerné par une instance qu’il s’estime capable et en droit de récuser. Bien évidemment, tout cela est permis par le mouvement social massif que nous avons rappelé, qui rejette l’autorité, le pouvoir du symbolique et la dimension de la castration. Bref, pour ces nouveaux sujets récusant, la castration, comme disent les enfants, c’est pour rire !

 Le problème est bien sûr que ladite castration, que le Nom-du-Père ne fait – ne faisait ? – que mettre en forme, est inhérente aux lois du langage ! Le fonctionnement du langage implique de fait la dimension de la perte – l’objet petit a –, la dissymétrie des places et le hiatus, le quiproquo, la déception permanente dans les rapports entre parlêtres et plus spécifiquement encore entre les sexes. En récusant, en refusant toute autorité et toute castration, ce n’est donc pas seulement telle ou telle figure paternelle, agent de cette castration, que le sujet risque de rejeter, mais bien la branche même sur laquelle il est assis, à savoir la branche du langage ! C’est pour cela que beaucoup, face au malaise et à l’angoisse de leur effacement subjectif, finissent dans les cabinets des psychanalystes ou divers lieux de soins (y compris les hôpitaux psychiatriques). Le problème que pose, dans de tels cas, le traitement cognitivo-comportemental, est qu’il ne vise qu’à une relation à l’objet apaisée et gérée au mieux, se refusant ainsi à toute remise en question de la problématique de fond et à toute dimension aussi bien éthique que thérapeutique – au sens fort du terme, laissant de côté la dimension du sujet dans son rapport à l’objet de son propre fantasme pour ne s’intéresser qu’aux liens qu’il a avec les objets proposés par la société. Le problème ne peut qu’en être relancé à plus ou moins court terme.

Le drame de ces nouveaux sujets est que s’ils ont bien réussi à se passer du Nom-du-Père, ils n’ont pas saisi que cela impliquait de pouvoir s’en servir, ainsi que le spécifiait bien Jacques Lacan, c’est à dire de prendre en compte les contraintes qu’il vient présentifier, mettre en forme autour de la dimension phallique, et qui sont celles, in fine, des lois du langage[8].

 

Des sensibilités particulières

Qu’est ce qui fait, pour conclure, que certains sujets, pris comme les autres dans le fonctionnement socio-économique libéral, ne sont pas dans un tel fonctionnement psychique, addict, état-limite – c’est à dire sans limite ? On ne peut bien sûr répondre qu’au cas par cas. Il nous semble que dans leur histoire personnelle, dans leur confrontation notamment au discours de leurs proches et à l’exemple parental, certains jeunes ont pu mieux que d’autres trouver appui sur la dimension inexorable du manque. Leur fantasme ($<>a) a ainsi pu se constituer d’une manière plus opérationnelle, permettant de prendre appui sur cet objet a manquant et de se trouver du même coup mieux outillés, un peu plus distanciés pour faire face à la profusion d’objets accompagnant la chute des autorités.

Ces sujets auront alors davantage les moyens de ne pas se laisser aspirer par le pousse à l’addiction et l’illusion d’une liberté sans contrainte. Les autres, dont le manque n’aura pas pu s’ancrer aussi bien sur l’objet a perdu de leur fantasme, vont aller rechercher ce manque, le re-créer dans des oscillations de gavage et de manque réel permises par toutes sortes de produits et d’objets divers.

Sans doute certains individus apparaissant mieux structurés ont aussi été davantage sensibles, dans leur enfance, à la jouissance de l’entrée dans le langage – inscription subjective n’allant pas sans contrainte –, renonçant mieux que d’autres aux jouissances corporelles du « commerce sexuel » (Freud) avec la mère. Les différents sujets dans leur construction psychique auront ainsi été différemment adoptés par le pouvoir et les lois du symbolique, et plus ou moins captés par le monde des sensations. Certains arrivent alors mieux disposés à faire avec la contrainte que d’autres, sans pour autant avoir obligatoirement besoin de se référer en permanence à un Père. Ils se laissent moins facilement enfermés dans le monde des sensations, du fait de leur inscription dans le langage et ses lois, où la perte a sa place. On peut dire que pour ces sujets, la récusation n’aura sans doute pas été un mécanisme de défense très utile.

 

Toutes ces questions sont bien sûr à poursuivre, les différentes pistes à préciser et à confronter aux thèses d’autres cliniciens. La moindre des choses en tout cas que ces patients contemporains sont en droit d’attendre d’un psychanalyste est qu’il accepte d’être questionné et bousculé par leur problématique nouvelle. En bref, qu’il n’en vienne pas, par angoisse ou souci du confort, à récuser à son tour les questions qu’ils posent…