Comme c'est terrible de savoir!
03 septembre 2023

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ROMAGNUOLO Gaetano
Billets
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Comme c’est terrible de savoir!

Gaetano Romagnuolo

 

La tragédie d’Œdipe

Célèbre dans le monde entier comme interprète infaillible du Dieu Apollon, le devin Tirésias, dès son arrivée en présence d’Œdipe, le roi de Thèbes qui a résolu les énigmes du Sphinx, se laisse aller à une surprenante exclamation :  » Ah, comme c’est terrible de savoir ! A la fin de la tragédie, Jocaste, épouse et mère d’Œdipe, lui fera écho : « malheureuse, puisses-tu ne jamais savoir qui tu es ».

Le thème de la connaissance est plus que jamais un lieu commun de la tragédie classique : mais chez Œdipe Roi, ce thème devient l’architrave du drame. De tout le mythe d’Œdipe, Œdipe Roi ne rapporte que la conclusion : la découverte de la vérité, le suicide de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe.

De toute la tragédie, Sophocle choisit de mettre en scène un seul aspect : le voyage pénible de la découverte de la vérité factuelle, qui conduit le protagoniste Œdipe à prendre progressivement conscience de sa vérité effective en tant qu’homme.

La connaissance n’est donc pas seulement posée sur le sujet, mais elle est elle-même le drame : Œdipe Roi est le drame de la connaissance de la vérité. L’accès à la vérité y est loin d’être libérateur ou harmonisant, mais est plutôt représenté comme une impuissance féroce. Dans cette tragédie, il s’agit de traduire et de transmettre la faiblesse désolante de l’homme, sa misère, dans l’expérience théâtrale.

C’est pour cette raison qu’Œdipe Roi est un paradigme de la condition humaine.

Il croit être sujet d’une autorité mais il est en vérité objet de cette autorité écrite qu’est la loi divine, qui fait de son destin quelque chose de déjà scellé. Sa puissance issue directement de son savoir, de sa supériorité intellectuelle qui lui fut accordée pour vaincre le Sphinx et lui ouvrir les portes du trône thébain, est en vain.

Castration d’Œdipe

Chez Œdipe la vérité est en effet sa castration, dans la mesure où le savoir se met en rapport avec la jouissance. La connaissance est une jouissance et c’est ce qui sous-tend l’effet tragique de la révélation. Si Œdipe ne pensait pas détenir le savoir, il ne s’étonnerait pas d’en subir l’incohérence en découvrant la vérité de ses actes.

Freud lit le mythe d’Œdipe comprenant le rapport à la jouissance comme essentiellement réglé par le meurtre du père. Du meurtre et non de la mort.

De cet acte serait instituée l’interdiction de jouissance, interdiction pour faute. Ce serait précisément ce sentiment éprouvé par la horde meurtrière, qui constituerait une fraternité d’enfants sous le nom du père. Il y aurait donc une culpabilité à la base de l’établissement de la loi au nom du père. Même dans la tragédie de Sophocle, il semblerait que les choses se passent ainsi : si Œdipe n’avait pas tué son père Laïos, il n’aurait pas pu profiter de Jocaste, sa mère.

Mais la jouissance d’Œdipe, est-elle au prix de ce meurtre qui l’obtient ?

En fait, il semblerait que non. La jouissance, comme le montre clairement la tragédie, Œdipe tire de sa connaissance. Il l’obtient essentiellement pour avoir réussi à libérer les habitants de Thèbes de la famine, en ayant résolu l’énigme du Sphinx grâce à son savoir. C’est en supprimant l’attente anxieuse du peuple qu’introduit la vérité, qu’il devient le roi, le άρίστος, le meilleur.

La question de la vérité semblerait donc ainsi réglée.

Mais comme on le sait, ce sera à l’origine même de son drame, en effet il anticipe sa fin à son insu, c’est le début.

La question du savoir par rapport à la vérité le place au centre de la question qui le mènera à connaître la vérité qui le mènera à sa fin.

Être le champion de la vérité le rendra personnellement impliqué dans la révélation de cette vérité qui le révèle coupable de ses actes. Alors la question de la vérité, à partir de son amour pour elle, se pose à lui sous la forme la plus tragique, l’interrogeant à son insu précisément sur ses actes. Pour sortir de la malédiction qui frappe sa ville, Œdipe doit savoir qui a assassiné son père. Sa position par rapport à la vérité, comme celui qui sait la résoudre, le placera plus que quiconque par rapport à elle. Il devra révéler l’auteur du meurtre de son père, qu’il a lui-même commis et dont il n’a pas connaissance.

Ainsi la question œdipienne semble s’articuler dans la tragédie sur deux axes : la jouissance liée au savoir (et la castration qui en résulte) et la vérité qui est substantiellement la vérité de l’acte et donc inconsciente. On s’éloigne ici de la lecture freudienne du complexe d’Œdipe, entendu, comme nous l’avons dit, essentiellement comme une disposition de jouissance.

Le point central présent dans la tragédie nous montre que pour Œdipe la question de la vérité se renouvelle et qu’elle atteint ce que l’on peut identifier à quelque chose qui a au moins un rapport avec le prix payé pour une castration. Le rapport à la vérité qui se renouvelle pour Œdipe l’amène à devoir constater sa castration à la fin du parcours. C’est là le point clé de la tragédie de Sophocle : l‘hybris qui naît de l’illusion de détenir la vérité est la cause de l’aveuglement de l’homme qui l’empêche de vraiment la détecter.

Mais comme nous le savons, Œdipe ne subit pas seulement la castration, il est en tant que mythe la castration elle-même.

Il est ce qui reste lorsqu’il disparaît de lui sous la forme de ses yeux, l’un des supports privilégiés de l’objet a ; il est un misérable reste sans l’illusion de pouvoir parvenir à une connaissance qui ne soit pas déformée par ce que l’on veut voir.

Il paie le prix de son arrogance, qui l’a amené au trône, du fait qu’en résolvant l’énigme du Sphinx, il lui a fait croire qu’il pouvait annuler la question de la vérité.

Une vérité qui se révèle dans le mythe non seulement sous la forme des événements terribles dont le protagoniste s’est fait l’auteur, mais surtout parce qu’il s’est fait l’auteur à son insu.

Sa castration consistera en son atroce révélation, par laquelle, pour symboliser la position de départ, il deviendra aveugle en s’arrachant les yeux. Il deviendra aveugle pour pouvoir enfin voir ce que, à cause de sa cécité narcissique, il n’a pas pu voir malgré ses yeux. Sa castration est voilée par sa vue aveugle, par le fait qu’il voit ce qu’il voulait seulement voir.

D’une castration imaginaire à une castration symbolique

À partir de la lecture d’Œdipe Roi, Lacan recentre la question de la castration sur le savoir et la vérité, l’assignant ainsi non à un effet imaginaire mais symbolique. En fait, Lacan ne se limite pas à considérer la castration comme une impossibilité de révéler une vérité factuelle, mais comme quelque chose qui se rapporte structurellement à un impossible.

Si la vérité est quelque chose d’impossible à révéler et qu’elle repose sur le fait que son obstacle est le langage, alors la jouissance elle-même, qui surgit comme sa réalisation, le sera également.

Si nous comprenons que la révélation ultime d’une vérité à travers la parole est impossible, nous devons également supposer que nous ne pouvons y accéder qu’en surmontant la condition même de la parole. La jouissance est précisément ce dépassement, dépassement qui donne accès à la connaissance. Il s’agit du rêve du névrosé, c’est-à-dire de cet accès à un Tout Connaître et sans obstacles. Ce rêve, comme il est facile de le supposer, peut se matérialiser à une seule et unique condition : être mort.

Mais la mort est avant tout quelque chose qu’on ne peut pas connaître.

Si la mort est inconnaissable, c’est seulement en étant vivant. Ne pas savoir qu’il était mort (qui est le noyau logique du rêve « il ne savait pas qu’il était mort », que Freud réalise à la mort de son père) est le rêve qui place cette question au centre pour Freud.

Le mythe freudien, tel qu’il s’exprime au niveau du Totem et du Tabou et non plus au niveau du tragique, est l’équivalence entre le père mort et la jouissance. C’est dans le réel de sa mort que le père a la garde de la jouissance. De là découle effectivement l’interdit de la jouissance, c’est-à-dire qu’on ne peut l’obtenir qu’à la condition d’être mort.

«Le réel est l’impossible. Non pas comme un simple obstacle auquel on se heurte, mais comme un obstacle logique à ce qui est déclaré impossible dans le symbolique. C’est de là que surgit la réalité ».

L’exception à la castration est ce qui la voile

A ce niveau, nous reconnaissons un opérateur logique très spécifique dans la théorie de Freud : le père réel. Cet opérateur met un terme d’impossible au centre de l’énoncé de Freud.

Le meurtre du père par rapport à cette question (d’où part Freud), résonnerait alors non pas tant comme accès à la jouissance, mais plutôt comme dispositif pour voiler ce problème.

Le meurtre du père ferait en effet penser à la possibilité de disposer de sa jouissance, là où – comme nous l’avons mentionné – c’est une impossibilité.

Le meurtre du père s’inscrit alors dans une logique qui place son agent au centre du problème : le père réel.

L’agent de castration est le père réel et précisément dans le sens où il est supposé avoir le phallus au sens imaginaire. Mais il est agent non pas dans le sens d’opérer la castration en termes factuels, mais dans le sens d’accomplir le travail de maître d’agence. Le vrai père n’est pas, comme on pourrait le croire, le père en chair et en os. C’en est une autre, elle est l’agent de castration à partir de sa supposée toute-puissance. C’est justement cette prétendue toute-puissance (supposée du sujet bien sûr) qui détermine logiquement sa conséquence : la castration du sujet. Si tel est le cas, il est vrai que pour cet opérateur il ne s’agit pas de détenir toutes les femmes et donc de jouir. Ce n’est donc pas avec son meurtre que la jouissance peut s’accomplir.

On comprend de là qu’avec le père réel nous avons essentiellement affaire à un opérateur logique. La question de la jouissance est donc contournée par le fait qu’en assumant le sujet comme signifiant maître, la castration est effectivement voilée. Poser une idéalité de figure maîtresse permet d’étayer l’idée que sa place pourrait un jour être occupée par nous, qui nous sentons actuellement soumis à elle comme castrés. Mais nous sommes castrés structurellement, pas à cause de cela.

Par rapport à la jouissance, il s’agit du fait que la castration est placée au début du signifiant maître. Autrement dit, le signifiant maîtrise la voile. C’est pourquoi il n’est pas tout-puissant et tôt ou tard chacun de nous s’en rend compte, à moins qu’il ne soit trop amoureux de la vérité.

Le père réel dont on parle ici en termes d’impossible est le père qui est réel en tant que construction du langage. Il n’est rien d’autre qu’un effet du langage et n’a d’autre réel que celui-là.

Lacan y arrive à partir du mythe d’Œdipe dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, à savoir que le signifiant maître, le Père, loin d’être une réalisation, est en vérité un fantasme nécessaire pour voiler la castration du sujet. Cela viendrait en aide au sujet, par rapport au fait que la vérité est inconnaissable. Le père ne serait donc pas le problème, mais la tentative de solution dans la mesure où il la voilerait.

Le discours du maître est l’envers du discours de l’analyste

Il est évident que la figure du psychanalyste se prête bien à occuper cette position dominante. Alors pourquoi ce père réel ne pourrait-il pas être le psychanalyste ? Ne serait-ce pas souhaitable si c’était le cas ? Cela correspond d’ailleurs à la fin de l’analyse pour certaines écoles.

Cela ne pourrait pas être simplement parce qu’il serait de connivence avec le rêve de celui qui a besoin de l’instituer avec ces caractéristiques, c’est-à-dire l’hystérique. C’est l’analysant dans la position de l’hystérique qui l’institue comme tel pour ne pas avoir à faire face à sa propre castration. En effet, ce que veut l’hystérique, c’est un maître. « Il veut un maître qui connaisse beaucoup de choses, mais pas au point de croire qu’il (le sujet) est le prix suprême de toutes ses connaissances. En d’autres termes, il veut qu’un maître règne. Lui (l’hystérique) règne et lui (l’analyste) ne gouverne pas ».

De là apparaît évidente une première considération importante, à savoir que comprendre le psychanalyste comme le lieu d’une vérité est plutôt une résistance dans l’analyse plutôt que sa conclusion. S’identifier à l’analyste comme supposé savoir est en fait une autre manière de voiler la castration.

Chaque fois qu’on demande à quelqu’un ce qu’il veut, la seule réponse possible est un signifiant maître. Un signifiant maître, c’est ce qu’on aime, pas ce qu’on tue. Un père est censé être aimé, pas tué. C’est ce qui voile la vérité comme une impossibilité, c’est ce qui voile la castration. Freud se trompe à ce niveau, le père n’est pas assassiné pour accéder à la jouissance, il est aimé parce qu’il le représente (la jouissance) comme déjà mort.

En ce sens, le discours du maître est à l’envers de la psychanalyse, puisqu’en assumant un agent comme une idéalité par rapport à la jouissance, il voile effectivement la castration. La castration qui est un dépassement nécessaire à l’issue d’une analyse.

Son revers est le discours de l’analyste.« En manifestant la jouissance comme opérateur de son acte, elle sépare le signifiant maître, dans la mesure où on voudrait l’attribuer au père, du savoir de la vérité. L’obstacle qui se détermine, s’établit – par le biais de la jouissance – entre le signifiant maître et le champ dont dispose le savoir en tant qu’il se pose comme vérité. C’est ce qui nous permet d’articuler ce qu’est réellement la castration : le fait que personne ne sait rien de la vérité».

Lacan au séminaire Encore révisera légèrement sa position par rapport à la vérité et à la connaissance. En ce qui concerne le premier, même s’il reste substantiellement considéré comme impossible, il dira que c’est quelque chose de réalisable. On peut l’atteindre comme Œdipe dans la tragédie de Sophocle, mais dans les termes d’une rencontre tragique avec la misère de notre être, avec cet objet de nous-mêmes qui, comme les yeux d’Œdipe, est ce qui tombe misérablement. Cette vérité est visible, mais elle ne nous dit que de l’angoisse.

Ceci, dans la tragédie de Sophocle, est quelque chose qui, si l’on veut, est pris comme un avertissement pour assurer l’obéissance aux lois. Œdipe et sa lignée sont justement l’évidence maudite de l’extraordinaire. Ils sont la défaite répétée de ceux qui voulaient quitter les rangs d’une écriture qui précède le sujet comme destin. La rencontre avec la vérité – qu’il faut éviter – a une valeur pédagogique : elle répond au besoin de consolider les lois de la polis.

Œdipe voulait voir et son entêtement à voir lui donnait accès à ce qui ne pouvait être vu.

Mais la vérité – comme nous le savons grâce au séminaire XVII et aux suivants – est aussi un mi-dire. Un dire qui dépasse son contenu manifeste, qui comme les formations de l’inconscient et le mythe, dit en disant autre chose.

Le savoir ne sera donc pas la connaissance de la vérité, mais sera le savoir inconscient. C’est-à-dire une manière d’écrire comme bord du réel et en même temps comme création répétitive, spécifique de ce sujet. Écrire non pas la vérité, mais le non-rapport avec ce réel inconnaissable qui est au cœur de nous-mêmes.