Charles Melman : Rassurez-vous, je vais seulement l’effleurer (rires), comme ça on restera dans la convivialité…voilà ! Il m’arrive souvent, ne serait-ce que pour le fun, de commencer comme ça un propos en m’adressant aux amis qui sont là en disant « mes chers camarades » évoquant par là, le fait que dans le meilleur des cas, nous sommes entrain de naviguer ensemble sur le même bateau et de ramer dans le même sens, ce qui n’est pas toujours le cas bien sûr ! Il m’arrive aussi de dire « mes chers amis » ce qui est souvent dit par antiphrase, je veux dire compte-tenu des sentiments contre-transférentiels qui sont ordinaires, je dirais, vis-à-vis desquels il ne faut aucunement s’insurger.
En tout cas le dire, quand je le dis c’est par provocation, le dire amène forcément à s’interroger sur la place du psychanalyste. Je veux dire, quelle est la place d’où il parle ? C’est la question que me posait Alain-Pierre Louis : « Quelle est la place du psychanalyste ? ». Elle est à la fois aussi bien, évidente que dissimulée, elle est la place qui est à la fois la plus proche et la plus éloignée, elle est une place qui est subjectivement fort bien connue puisqu’elle est celle qui fait que, dans la relation au monde ou à l’environnement, cette relation au monde ou à l’environnement n’est jamais duelle, dans les bons cas, mais passe toujours par cet intermédiaire avec lequel chacun d’entre nous dialogue.
Jeanne Wiltord : Nicole ! Ne sois pas anxieuse comme ça ! J’enregistre Charles Melman !
J. Wiltord : Oui ! Il est déjà arrivé que pendant tout un séminaire…la parole de Melman n’ait pas fait trace.
Quel est celui-là ? c’est un peu je dirai, l’opération miraculeuse – moi, elle me paraît toujours miraculeuse – qu’opère le divan, c’est-à-dire lorsque quelqu’un vient s’allonger dans ce dispositif génialement trouvé par Freud, par son intuition et qui est que, dès lors que je cesse de m’adresser à mon semblable, eh bien ma parole se trouve effectivement adressée à ce tiers, avec la tâche évidemment de déterminer quel est-ce tiers, qui pour moi, dans ma singularité commande ainsi mon destin, mon histoire, mon aventure. Et, si je suis amené à l’identifier ce tiers, serait-ce sous la forme de l’objet cause de mon désir, et en tant qu’il est effectivement l’élément tiers impliqué dans ce qui est mon rapport, mon rapport au monde, de savoir quel est à la fin de la cure, le mode de rapport que j’aurai avec lui.
Cette vacuité dont je me protège, justement par l’injection d’un au-moins-un qui va me servir de référent. Ça c’est le problème du lieu d’où parle l’analyste, c’est-à-dire, est-ce qu’il va parler depuis le Un, qui est par exemple celui de ses maîtres, de leur savoir, « hum ! Moi je suis lacanien » ! C’est indéniable ! Est-ce que je vous parle au nom du lacanisme, si ce mot a un sens, il n’en a aucun, ce n’est pas une doctrine ni un système ! Donc ça n’a pas de sens ! Mais ça n’a pas d’importance ! Est ce que je vous parle en lacanien hein ! Je me réfère au Un de mon maître. Est-ce que dans un souci de libéralisme, je vais quitter le monothéisme pour dire « après tout, les autorités, elles sont plurielles et qu’il y a du bon à prendre chez chacun »…du bon ou du mal peu importe ! Il y a à prendre chez chacun, comme ça au moins on se soulage, on se soulage du Un tout seul…hum ! Donc voilà ben ! Il y a toutes les écoles, il y a tous les maîtres, il y a tous les référents. Ils ne disent absolument pas la même chose. Ils ne disent absolument pas la même chose parce qu’il y a cette troisième instance qui risque d’occuper la place, c’est celle du symptôme de chacun, la place du symptôme, car chacun parle habituellement, ce qui est son référent c’est son symptôme, c’est-à-dire sa façon à lui de mal se débrouiller avec la jouissance. C’est ça le symptôme ! Symptôme dans lequel nous sommes tous, qui fait que nous nous débrouillons mal avec la jouissance! Le fait que la façon dont l’un se débrouille mal avec la jouissance peut faire école. Les diverses Écoles, après tout philosophiques, sont des écoles de modalité de jouissance. C’était tout à fait clair quand la philosophie avait un sens. C’étaient des Écoles, des façons d’organiser, de supporter la douleur, par exemple chez les stoïciens…je ne vais pas développer ça ! Enfin c’est ça !
Alors ceci en préambule, étant justement pour vous amener à ouvrir l’oreille sur la place où chacun peut être amené à vous parler quand il est psychanalyste et de repérer là ce qui l’anime. La place de Lacan était très claire ! Dans la mesure où, tout son abord de la topologie était justement pour témoigner, que là où en dernier ressort nous attendons tout du verbe, d’un verbe, d’une parole…la bonne, ben ! Il n’y a en dernier ressort que du dispositif topologique…ça je dois dire que c’est radical ! ça il faut le supporter ! ça ne va pas de soi ! Penser que finalement, nous serions en dernier ressort les enfants, non pas d’un verbe bon ou mauvais, d’une langue bonne ou mauvaise, d’un patois ou d’un dialecte, de ce que l’on voudra non! Non! Non! Nous sommes les enfants de dispositions topologiques, qui sont les produits de l’organisation d’une langue. Enfin ça se ramène à ça ! Il n’y a pas de traitement plus radical du transfert que cette façon de procéder.
J’avais tout à l’heure averti Jean Bernabé, que dans le propos que j’allais vous tenir, je serai radical et que j’allais être tranchant. J’espère que ce n’est pas cet avertissement qui a fait qu’il n’est pas là, mais que c’est le repas dominical qui…
C. Melman : Mais bien sûr ! Je n’en doute pas un instant ! Nous sommes tous dans des contraintes ! Alors, Je dirai que, pour aller très très vite…j’annonçais tout a l’heure que je ferai un expresso bien serré. Je vais y aller !
Le processus d’envahissement d’un territoire par un autre, ce processus abominable qui s’appelle la colonisation, c’est de l’un de ces processus-là que la population martiniquaise est l’enfant. Le problème du traumatisme est rencontré dès le départ par Freud dans son expérience, à propos de ses patientes. Et il a longtemps obtenu le fait que le traumatisme était la cause de leurs névroses. Le problème c’est qu’il y de vrais traumatismes comme celui-là, celui du colonialisme. Une névrose traumatique, c’est très difficile pour celui qui la vit. Pourquoi? parce qu’il est très difficile de s’en sortir. Il y a comme l’évoquait Jeanne, ce que l’on appelle de façon étrange, le devoir de mémoire. Est-ce que c’est la bonne façon ? On commémore quoi ? On se débarrasse de quoi ? On devient effectivement l’enfant de cette douleur-là, attaché à cette douleur. Le devoir de mémoire devient l’entretien de cette douleur. On devient le sujet non plus d’un désir mais un individu dont la jouissance est attachée à cette douleur. Ça c’est abominable! C’est le pire effet du colonialisme. Ça c’est abominable ! Se sortir de ça? Tous ceux qui ont dans leur pratique à traiter ce problème, celui des névroses traumatiques, c’est extrêmement difficile! Mais il y a déjà un point, qui est celui de le savoir. C’est déjà quelque chose !
Il y a une assertion à laquelle pour ma part je me tiens, bien que j’aie des progrès à faire, et en particulier dans l’étude de la langue créole, mais qui est la reprise de thèses établies par des linguistes qui ne sont pas martiniquais, qui sont réunionnais et qui font du créole ce qu’à mon sens il est! Un dialecte du français ! C’est du français dialectal! Le français est lui-même un dialecte! Un dialecte du français, de même qu’il y a des créoles qui sont des dialectes de l’espagnol, du portugais, du hollandais, de l’anglais… le fait que le créole mauricien par exemple, viendra y mêler des mots de la langue indienne.
J. WiltordJean Bernabé a fait sa thèse de grammairien qu’il a intitulé Fondal natal. Elle est publiée, il y a de quoi travailler même pour la critiquer.
La grammaire du créole, le peu que j’en connaisse, ne serait-ce que dans son indistinction du nombre. Le nombre ? ça implique la référence au comptage. Dans le comptage, il faut qu’il y ait un au moins un. Là-dessus, il faut suivre Frege, il faut qu’il y ait un zéro initial qui puisse se compter comme un. Mais lorsqu’une population est en difficulté pour venir se réclamer d’un zéro initial, pour l’organisation de sa communauté, on voit bien comment le comptage vient faire problème. Mais aussi, le genre ! Le genre suppose que la langue sait séparer l’un et l’autre. Ce n’est pas le propre de toute langue, en particulier d’une langue où il y a aura en quelque sorte une collusion des même, avec la difficulté à la fois de supporter aussi bien la ressemblance que la différence. Ne pas supporter ni la ressemblance ni la différence…ça ne rend pas évident le lien social! ça c’est clair! Tout devient insupportable !
Bon ! Et puis, comme je l’évoquais il y a quelques instants, la place du verbe dans la grammaire du créole…la référence au premier moteur immobile, pour parler comme Aristote, celui à partir duquel peuvent se déterminer les diverses actions. Ce premier moteur semble manquer, faire défaut dans une communauté. On voit bien le problème de l’action, de l’entreprise d’une action, de l’initiative, on voit bien comment tout ceci devient difficile.
Et puis, de la part de celui qui est l’héritier de cette situation impossible, et qui peut bien entendu chercher à affirmer sa propre spécificité, sa propre identité, sa propre fierté de ne pas avoir honte. Egalement du même coup on peut parfaitement comprendre, en même temps que Césaire, ce que seront aussi bien Fanon que les auteurs de l’éloge de la créolité.
La solution, alors ça je dois dire, ça n’a jamais été dit, mais il faut la dire, elle ne se situera pas dans l’écrit ni dans le verbe qui sont également insupportables. Je voulais commencer mon propos en disant…j’aurais dû le faire…ça aurait simplifié les choses, que si quelqu’un, dans notre petit auditoire trouvait ce que je raconte insupportable, je comprendrais parfaitement qu’il se lève et qu’il claque la porte…
C. Melman : Oui ! Il y a des contraintes…mais oui ! Les p’tites filles ça existe ! Et donc je ne lui en voudrais absolument pas ! Vraiment ce n’est pas mon problème! On m’a demandé de venir, je dis ce que je peux dire, je crois que je le dois ! Maintenant, on en fait strictement ce que l’on veut !
La solution ne sera pas dans le hareng ! La solution, elle sera dans la topologie !
Jeanne a évoqué très très bien, elle nous a fait un très bel exposé sur les questions de la nomination ! Mais, elle n’a pas évoqué le problème de la nomination aux États-Unis ! C’est intéressant, parce que là, on ne vous impose pas un nom ! On vous demande quand vous arrivez et que vous portez le nom tordu d’une origine, …on ne sait même pas où c’est le coin d’où vous venez. L\'éminent fonctionnaire de l’état civil qui vous reçoit ne sait même pas qu’est-ce que c’est que ce pays d’où vous venez, avec un ce nom complètement tordu, qui est un nom très noble et très riche dans votre population. Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?
Personne ne dira que c’est du colonialisme ! On dira que c’est la générosité de la nation américaine, qui va d’emblée reconnaître comme ses enfants des gens venus de partout. C’est sa force !
J’ai eu sur mon divan des enfants de ce processus, des enfants qui venaient en Europe à la recherche, du bled, du coin, dont leur famille pouvait être issue. C’est aussi un cas de figure des modalités de cette affaire.
J. Wiltord : Je marmonne…excusez-moi !
J. Wiltord : Il était bon en tout cas !
J. WiltordVous n’étiez pas un chaman !
J. Wiltord : Il ne vous a pas vu mais il vous a écouté !
J. Wiltord : Ce n’était pas du hareng ! Ce n’était pas du hareng ! (Rires)
J. Wiltord : Ce n’était pas du hareng!
Mais, si l’on veut accorder quelque intérêt à ce que cogitent les psychanalystes, il se trouve qu’à partir de leur démarche, et de l’enseignement de quelqu’un qui a particulièrement veillé à ne pas laisser une œuvre, c’est-à-dire, Lacan… Il a veillé à ça, à ne pas laisser un système, une doctrine, mais justement par ses références à la topologie à opérer la plus radicale des solutions sur ce qui est inévitable chez chacun d’entre nous, c’est-à-dire le transfert, pour témoigner que la solution, elle est dans le traitement fait par les psychanalystes du rapport de chacun au langage, et que ce rapport est construit, décidé non pas par la volonté, le talent, le génie de tel ou tel, mais par la topologie.
Nous sommes évidemment pour les raisons politiques, historiques et scientifiques hélas que nous savons, en ce fait qu’ici, sur cette île il n’y a pas de discours qui fasse lien social. Le lien social est sans cesse en question. Y compris, ce que vous évoquez si bien, la façon de faire semblant, faire semblant de lien social.
C’est également la seule façon de rendre possible ce qu’il en serait d’un lien social, enfin détaché du traumatisme, c’est-à-dire, un mode de traitement du traumatisme.
J. WiltordJe remercie Charles Melman ! Sur la diglossie français-créole qui pérennise le clivage…j’ai été sollicitée par le Président de l’Association « Tous créoles » à faire partie des personnalités pour travailler à la nouvelle définition. Ce que j’ai entendu dans ce « Tous créoles », c’est que ceux qui ne sont pas créoles sont à l’extérieur ! C’est exactement cette question du clivage qui se maintient dans ce projet et qui n’est absolument pas remise en question. Charles Melman, qu’est-ce qu’un dialecte?
Le dialecte, l’étymologie est très précise, c’est ce qui se parle entre soi. Il y a une situation qui est très intéressante et qui a des conséquences politiques importantes, celle de l’opposition dans les pays arabes, entre l’arabe dialectal et l’arabe classique. La différence est qu’ils se référent l’un et l’autre à la même autorité ancestrale, en l’occurrence à l’auteur du Coran.
Et puis, il y a l’arabe dialectal, ce qui permet au peuple de parler entre soi.
C. Melman : C’est la langue du lieu de naissance, c’est un créole !
C. Melman : Oui ! C’est la langue de la maison et ça a des conséquences politiques éminentes et culturelles. J’ai un ami que vous connaissez, un analyste d’origine égyptienne qui a publié en arabe dialectal aussi bien La Science des Rêves que des pièces de Shakespeare. Il s’est dit qu’il n’y a aucune raison que l’arabe dialectal, la langue que nous parlons dans le peuple, ne soit pas la langue que l’on élève à la dignité de langue de communication. Quelles sont les ventes qu’il a faites de Hamlet traduit en arabe dialectal ? Zéro il n’a pas vendu un seul exemplaire…c’est quand même épatant !
Charles Melman
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