Chinoiseries
Jean-Louis Chassaing 10 octobre 2019
Il y aurait pour les psychanalystes deux questions, parmi d’autres, les concernant : celle de tenir le discours psychanalytique d’une part, celle d’autre part de prendre en considération l’adresse.
« Tenir » le discours psychanalytique n’est pas une expression adéquate car elle supposerait alors quelque artifice, et une intentionnalité qui renverrait à une saisie, une possession, une maitrise. Toutefois ce discours est remarquable, et spécifié par une écriture qui met le savoir S2 en place de vérité et l’objet a, objet abject, en place d’agent. Il s’adresse justement au sujet qui doit son existence au langage, et il produit des signifiants premiers S1. C’est le discours privilégié de la cure analytique, espace de « l’expérience psychanalytique », Lacan évoque souvent la cure ainsi.
Ce discours n’est pas le seul. Lorsque le psychanalyste parle, à… la cantonade, tient-t-il (pour reprendre cette expression) le discours psychanalytique ?
Si oui, qu’est-ce qui le distingue ? Et le tient-il tout le temps ? Sinon et d’une autre façon, qu’est-ce qui le spécifie aussi en tant qu’analytique, s’il faut le distinguer ? Je parle de cela car il y a souvent, et aussi parmi nous, des réflexions, des interrogations si ce ne sont des jugements. Est-ce analytique ou pas ? Ah !
Nous pouvons penser que dans le second cas, lorsqu’on parle « en société », de même qu’il n’y a pas à défendre le symbolique mais à le mettre en œuvre, il n’y a pas à tenir le discours psychanalytique. Mais ce discours émerge, prend place, se met au travail, traverse et déplace les autres discours, les subvertissant dans ce passage. Sans doute, selon les moments et les adresses, les autres discours peuvent imposer plus intensément leur structure. Ici on rejoint, outre le contexte, la nécessité de sa propre cure, parler dans l’espace du cabinet où la structure de ce discours sera respectée plus à la lettre, sûrement.
On peut penser, analyse finie analyse infinie, qu’après une analyse devrait transparaître quelque chose de ce discours psychanalytique. Est-il remarquable, peu importe, mais il y a les jugements évoqués plus haut.
Lacan disait parler en analysant à son séminaire. Et dans Télévision il précise de façon intéressante : « Ce qu’il me faut bien accentuer, c’est qu’à s’offrir à l’enseignement, le discours psychanalytique amène le psychanalyste à la position du psychanalysant, c’est-à-dire à ne produire rien de maitrisable malgré l’apparence sinon au titre de symptôme ».Et encore la question de l’adresse : « Il n’y a pas de différence entre la télévision et le public devant lequel je parle depuis longtemps, ce qu’on appelle mon séminaire »[…] c’est un regard à qui je ne m’adresse dans aucun des deux casmais au nom de quoi […] je parle ».
C’est un positionnement qui est spécifié ici, congruent avec la structure du discours psychanalytique. Il interroge sur ceci. Le discours psychanalytique met l’objet a en place d’agent, et l’analyste s’y loge en semblant. Le semblant laisse entendre la métaphore, ce discours produit les S1 de l’histoire du sujet dans le cas de la cure, soit ceux qui sont liés au symptôme de chacun. Le symptôme, que ce soit au séminaire ou à la télévision, enseignement donc au sens large, tient au « maitrisable » de ce qui est produit. L’adresse n’est pas le regard, l’objet aen place d’Autre, de jouissance – ce n’est pas se faire voir, ce qui serait le cas du discours universitaire.
Qu’est-ce que « parler au nom du regard », si ce n’est en assumer la place, face au \ $ comme adresse ? Semblant de l’objet d’un côté, et division par le langage, de l’autre. Ceci interroge car le propos de Lacan est animé par le discours psychanalytique, que ce soit comme psychanalyste ou comme analysant, qu’il se situe dans l’enseignement du séminaire ou à la télévision. La place de l’objet a en définit les glissements éventuels dans les quarts de tour. En adresse (Autre, jouissance) c’est le discours universitaire ; en vérité, c’est le discours hystérique. En production ou perte c’est l’envers, soit le discours du maitre.
Mais aussi qu’en est-il aujourd’hui de la métaphore (soit du semblant) d’un côté, de la divisionde l’autre ? Et comment alors peut être entendu ce discours psychanalytique, si ce n’est « à plat », dans la crudité des signifiants, alors interprétables selon les données de l’époque ? De même la dévalorisation – au sens boursier du terme ! – du phallus parmi les « objets » renforce la crudité qui est donnée alors comme un étalement sympathique, sans chichis, ou au contraire renvoyée dans une volte-face cinglante. On peut y reconnaître la susceptibilité de certains jeunes gens…
Dans ces questions, ne risque-t-on pas de voir des chinoiseries, des complexifications inutiles ? Et inversement les divergences d’écoles parfois ne donnent-elles pas lieu elles-mêmes à des tracas, à des égarements, à des empêchements par recherche de subtilité qui ne seraient… que des paravents chinois ?
Ces questions cependant se posent d’autant plus aujourd’hui que le social est prégnant, que l’inconscient, l’énonciation, sont sujets à caution[1]. Le discours psychanalytique sera alors incompris en sa spécificité, choquant, ramené à un énoncé sans autre étage pourrait-on dire en référence au graphe. De même que parfois dans les cures un signifiant qui vaut interprétation tombera à plat ou sera validé sans plus (« je suis d’accord avec vous »), ou fera scandale au cabinet. Mais là le travail en cours permettra sans doute de nuancer cet effet.
Par ailleurs l’extension de la psychanalyse à d’autres pays, voire à d’autres cultures y compris en France, peut interroger quant aux modalités de son application. Au début du séminaire L’éthique de la psychanalyse Lacan pose bien qu’il ne s’agit ni de psychogénèse ni de sociogenèse, et qu’il s’agit de distinguer de « l’ordre des besoins », ou de « l’instant de la pure et simple nécessité sociale », « ce qui s’impose dans le registre du rapport au signifiant, de la loi, du discours ». Il reprend aussi cette distinction qu’il a faite auparavant dans un autre séminaire entre culture, et civilisation, société.
Ces questions se sont posées pour moi, pour nous, à plusieurs reprises. Et actuellement. Avec ces deux questions : le discours psychanalytique est-il tenable, dans certaines conditions, hors de notre cercle ? J’ai proposé une réponse : il infiltre les autres discours, s’y substituant et tournant avec eux. De ce fait il ne se choisit pas. Et, même question mais sous une autre forme, en quoi ce discours tenu par un psychanalyste est-il spécifique, et non simples propos sociaux ou sociétaux ? Nous pourrions dire également le psychanalyste à l’écoute de la division entre énoncé et énonciation.
Lorsque Charles Melman est venu il y a des années à Clermont-Ferrand pour donner ce bel exposé Aimons-nous encore les femmes ?, son propos, fine analyse psychanalytique qui laissait justement la place aux femmes par le féminin-Autre, avec ses spécificités, qu’elles plaisent ou déplaisent mais établies selon la logique conceptuelle qui est la nôtre, eh bien ce propos a été pris dans un sens opposé, ramené à son expression la plus simple, celle d’un énoncé d’où avait disparu toute l’élaboration, sans doute difficile à entendre pour le public même cultivé. Que risquait-il d’en retenir ? Tout d’abord des a priori, puis des signifiants sans doute choquants, à l’état brut, un manque d’approfondissement, un manque de connaissance des concepts etc. Ceci s’est reproduit à propos d’un autre thème. Charles Melman posait alors la question de l’adresse, et la question lui était renvoyée du groupe clermontois : jusqu’où légaliser (normaliser, expliquer, justifier, abandonner ?) le discours psychanalytique afin qu’il soit entendu et néanmoins reste discours psychanalytique ? Paradoxe qui conduirait sur la pente de s’en débarrasser… Bien sûr le produire sans tenir compte de l’adresse, sociale cette fois, aurait sans doute le même risque de le faire disparaître.
Lacan parlait dans les deux cas du regard, qu’en est-il des autres objetsa, voix, fèces, rien… ?
Car il n’est pas, ce discours, inféodé au social, au bon peuple voire aux gouvernements, il n’est pas fait pour plaire, ni pour déplaire, il a sa logique propre.
Charles Melman est revenu, sur sa propre proposition, pour discuter en petit comité avec ses contradicteurs. Ceci a été publié sur le site de l’ALI. Je posais alors cela dans le cadre d’un transfert de travail. Pourquoi ? Afin de ne pas trop personnaliser justement les transferts, trop facilement établis dans les institutions y compris analytiques. On risque alors de ne pas entendre les signifiants voire les interrogations ou affirmations éventuellement choquants, afin de se débarrasser et des personnes et des questions gênantes. Mais ce terme, transfert de travail, essentiellement prononcé par Lacan dans la proposition de 67 et à propos de la composition des cartels, pousse au travail de chaque un en assurant une transmission de ce fait, et non à une confrontation narcissique ou fratricide.
Les collègues lyonnais ont souhaité poursuivre cette question, ceci est également sur le site de l’ALI, et nous la poursuivrons sans doute. Au travail !
Lequel ? La clinique contemporaine. Est-elle prise en compte suffisamment, justement ? Diversement ? Y a-t-il parmi nous les anciens et les modernes voire le futuristes, les novateurs ? Faut-il rester essentiellement lacaniens ? Nous entendons ces tentatives de s’arroger la primauté de la post post-modernité, parfois au prix de reniements. Que l’on se rappelle la réponse de Freud à ses compagnons et élèves en 1908, dans « La morale sexuelle civilisée ». Ces derniers lui faisaient part des descriptions et des effets de la civilisation nord-américaine à leur retour de voyage, (la neurasthénie de Beard), descriptions d’ailleurs étonnamment actuelles. Freud répond en analyste : « vous oubliez un concept analytique, la libido ». Retour au terrain !
Il me semble que nous travaillons avec des concepts opératoires (libido n’est pas le meilleur exemple sauf à l’actualiser, ce qu’a essayé Lacan). Ils ne sont pas immuables et la clinique impose ; mais avec quoi est-elle reçue ? Il me souvient de cet avertissement de Claude Dorgeuille, il y a bien longtemps, lorsque nous organisions le premier colloque sur les toxicomanies à l’ALI. « Méfiez-vous de ne pas trop vous laisser emballer par l’adéquation des concepts à la clinique » m’avait-il dit, l’air malicieux. Il avait raison pour cette clinique : jouissance, objet, réel etc… facile ! J’ai retenu ce conseil, ce qui m’a permis d’approfondir les concepts, c’est-à-dire selon une bonne tradition freudo-lacanienne d’être attentif au moment de leur venue et à leurs transformations. Autant que faire se peut.
Mais aussi un autre propos m’a semblé judicieux. Je le rapportais il y a peu lors de journées à Clermont-Ferrand pour l’association « Médecine et Psychanalyse ». Nous avions invité à l’ALI pour des journées sur le symbole un philosophe, un philosophe particulier, François Jullien, helléniste, que son idée d’étudier une autre culture très différente afin d’effectuer un retour sur la démarche des philosophe grecs a conduit à étudier longuement, en Chine, les textes chinois. Au cours d’un déjeuner avant son intervention il m’a dit avec beaucoup de perspicacité : « Vous avez de la chance, votre Chine à vous c’est la clinique ! ». S’appuyer ainsi sur les élaborations entamées, élaborées, posées par les prédécesseurs et poursuivre dans la praxis ce qui se présente comme différent. Être sensibles, ainsi que le disait Jones de Freud, au fait isolé, repéré et découvert comme universel. À la condition de se laisser surprendre, seule manière à mon sens d’entendre « abandonner son savoir ».
Satané transfert, positif, négatif ! Lacan en a donné une formule logique qui devait déprendre d’une personnalisation trop affective. L’affaire n’est pas jouée, poursuivons ce transfert de travailqui n’épuise pas l’autre, l’autre transfert, à condition comme nous le rappelait Charles Melman que tout ceci ne soit pas effectué essentiellement… pour un Père.
[1]Écouter la conférence de Charles Melman, Archélogie, du 8 octobre dernier.