ChatGPT : un crime contre la subjectivité ?
10 septembre 2025

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Aurore HOANG-DI RUZZA
Textes
Contemporanéité

Un adolescent traité par Quasym  pour des troubles de l’attention affirme lors d’une séance  :  « Je parle à Chatgpt ! » . À la maison, il croise des parents absorbés par leur activité professionnelle, ne dit rien (de lui ?) à sa mère et les seuls mots qu’il échange avec son père sont ce qu’il nomme « des blagues ».

 

C’est un jeune homme contemporain en défaut d’un lieu d’adresse.

 

Embarrassée face au vide de ses propos affirmatifs excluant l’altérité, je lui demande : «  C’est qui chatgpt ? » Cette vive interrogation  a eu un effet car dans le fil de notre dialogue il a pris acte, d’une manière inattendue, de cette différence radicale entre écrire et parler et du fait que chatgpt est un robot et non un interlocuteur humain.

 

C’est un pas de côté précieux qui lui permet à présent de mettre en parole ses questions, de mettre en « je » sa voix avec la mise en place d’un sujet supposé savoir, et de sortir de l’impasse de son assujettissement à un système  de réponses directes et symétriques avec ses conséquences implacables de fermeture et d’isolement.

 

La parole, insistait Lacan, implique un je et un tu et la mise en jeu de la subjectivité est conditionnée par un écart. C’est aussi dans ce lieu entre S1 et S2 que s’origine un je de l’énonciation. À défaut d’un tel espace ce je en devenir ne peut advenir et reste à l’état d’ « un cri sans parole » en deçà d’une articulation. C’est l’enjeu du graphe de Lacan de nous transmettre que pour certains sujets les « choses peuvent en rester là ».

 

Lorsque les conditions familiales manquent leur devoir de faire advenir un sujet de l’énonciation, c’est souvent par le biais des nouvelles technologies que les adolescents tentent de trouver un lieu d’adresse.

 

Avec Chatgpt, nous avons, me semble-t-il, franchi un autre seuil  puisque les autres virtuels présentifiés dans les jeux en réseaux sont remplacés par un agent conversationnel  anonyme. De fait nos jeunes sont seuls face aux réponses stimulantes en excès, avec une machine qui est remplie  de chiffrages juxtaposés, condensés à l’infini, ajustés, triés et ordonnés en fonction des questions posées et aussi (et c’est ici que je situe ce nouveau seuil  franchi) en fonction de ce que ce robot recueille des autres utilisateurs. Les réponses ainsi fournies sont artificielles, au sens d’un artifice, et nourries par tous ceux qui utilisent ce système. Chacun participe, à son insu ou non. Marcel Czermak avait bien repéré que dans certains cas ce sont les employés qui paient leur emploi.

 

Aux Etats-Unis, suite au suicide de leur adolescent de 16 ans, un père et une mère ont déposé une plainte à l’encontre d’OPEN AI. Ils accusent l’IA d’avoir encouragé leur fils à passer à l’acte. Cet adolescent « conversait » durant des heures avec ce qui est nommé un agent conversationnel en lui faisant part de son mal-être et de ses idées noires. Puis contournant les systèmes de sécurité ce jeune a obtenu des informations précises pour mettre à exécution sa pendaison.

 

Nous pouvons nous référer à ce que nous enseigne  Jean-Marie Forget et notamment à son texte « Violences et dangerosité ordinaires à l’adolescence »  dans le Journal Français de psychiatrie numéro 23  : « La technologie présente en regard de l’adresse de l’adolescent en désarroi le néant du monde virtuel(…)construit les conditions d’un suicide. L’absence structurale de prise en compte de cette adresse, le vide, le néant (…) poussent au passage à l’acte( …) » Il ajoute que « cette congruence de la technologie et de la manifestation symptomatique est la marque d’une société perverse ».

 

Il est aussi à noter que les nouvelles versions GPT acquièrent des fonctionnalités proches d’un simulacre « émotionnel et empathique » qui invite à la confusion.  Nos adolescents en mal d’adresse et d’interlocuteurs qui leur octroient une place subjective et qui récusent leur initiatives se retrouvent piégés dans ce miroir aux alouettes et dans une dépendance (préméditée ?) qui  peut être absolue à défaut de trouver des appuis symboliques.

 

Lacan parlait de la perversion en ces termes :  « c’est du chiqué », et Charles Melman  nous alertait sur le fait qu’une société qui consomme ses enfants court à sa perte.

 

 Ainsi Chatgpt s’installe aussi entre les parents et les enfants. Une patiente rapportait le fait que sa fille, en classe de CM2, ne supportait pas les réponses hésitantes de sa mère à ses questions  au point de lui dire « laisse tomber je vais demander à Chatgpt ! ».

 

Bien entendu, il est envisageable de reconnaitre à cette Intelligence artificielle une vitesse de traitement des données et des compétences que l’humain ne peut égaler.

 

Certains adolescents vantent ses fonctionnalités : « Chatgpt, il sait tout ».

 

Une machine anonyme qui sait tout et qui a réponse à tout, ça peut faire rêver !

 

Néanmoins si nous rapprochons cela de ce que nous a transmis Jean Bergès au sujet des « mères savantes » et du naufrage d’une constitution subjective pour un enfant tout pris dans un tel rapport, ce serait plus juste d’évoquer un cauchemar !

 

Dans l’univers professionnel, les utilisateurs de différents corps de métiers se réjouissent d’avoir à portée de clics une machine qui, disent-ils , facilite leur travail et leur fait gagner du temps. C’est indéniable !

 

Néanmoins  les modalités singulières de son utilisation peuvent déterminer, à mon sens pour un sujet en devenir et/ou en précarité de lieux d’adresse et d énonciation, une bascule du côté d’une économie de jouissance sans limite, telle que Charles Melman l’a repérée, dont la particularité est d’être déconnectée de l’instance phallique.

 

Un jeune homme  exerçant dans le domaine de la finance utilisait frénétiquement Chatgpt tel un auxiliaire pour répondre à tous les impératifs de son entreprise. Sa manière de se présenter illimité et prêt à tout pour satisfaire les autres en excluant le fait de tenir compte de ses limites a produit le fait qu’il s’est retrouvé en position centrale et sommé de produire plus et toujours plus. Cette course quasi maniaque à la performance  l’a conduit à l’arrêt total et en arrêt maladie ! Il est à noter que c’est son corps qui a produit une limite réelle : « mon corps a lâché je ne peux plus bouger » disait-il . Pour lui la machine utilisée en « bras armé »  lui fournissait l’occasion de trouver auprès de son supérieur une brillance phallique (puisqu’il réussissait à répondre à tout et dans un temps record) qui lui avait été refusé dans l’enfance.

 

Ainsi face aux impératifs démesurés de nos sociétés, les nouvelles technologies toujours plus innovantes deviennent pour certains sujets un moyen de court-circuiter le trajet de  la parole et d’abolir l’Autre langagier. C’est une manière d’esquiver et/ou d’annuler  la subjectivité,  là où il serait attendu d’un sujet qu’il compte sur lui et tienne compte de ses embarras et de ses difficultés.

 

De fait, la valeur « d’outil » et la fonction utilitaire quasi indispensables à chacun  pour « rester dans le coup » et suivre quelque peu  le rythme effréné des changements de nos sociétés sont effacés au profit d’une utilisation perverse d’une machine mise  en position de complice …soit à une mise à mort de la subjectivité.

 

Nos adolescents y sont quotidiennement invités, nous autres aussi.

 

Je conclurai par cette proposition  de  Jean-Marie Forget au sujet des technologies : « la nécessité de limites à poser sur ce mode de communication, et d’une position éthique qui puisse fournir un contre-point possible à une jouissance sans limites »

 

Alors, à qui revient cette responsabilité ?