« C’est sur moi »
04 février 2024

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FORGET Jean-Marie
Séminaire d'hiver
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Voici une formulation qui est courante chez les jeunes. C’est une manière de dire l’impasse subjective dans laquelle ils se trouvent souvent, à ne pouvoir se frayer un chemin singulier. Soit parce qu’ils se sentent chargés par le monde adulte, par leurs proches ou par leurs pairs d’exigences inappropriées; soit parce qu’ils endossent par substitution une responsabilité qui est celle de ceux-ci, dans un enjeu qui leur échappe.

 

Les proches des jeunes, les parents par exemple ou les responsables, les enseignants qu’ils rencontrent dans leurs diverses activités, semblent alors excessivement concernés dans leurs attentes ou dans la souffrance qu’ils ressentent, ou bien ils semblent au contraire indifférents de manière suspecte. La tonalité de cette sensibilité témoigne que les adultes confondent les enjeux des jeunes avec leurs enjeux personnels, dans une forme de substitution. Il peut en résulter de la part des jeunes des révoltes agressives, ou des vécus d’abattement et d’inertie, car ceux-ci se perçoivent privés de toute marge de manœuvre pour affirmer ou manifester une initiative singulière.

 

1 – Une inertie subjective.

 

Par exemple, un jeune fragile a souffert de harcèlement durant ses premières années de classe. Le constat que ses proches ont pu faire avec lui de cette situation l’a incité, avec ses parents à débuter un sport de combat, dans l’espoir qu’il puisse désormais se faire respecter. Il en a tiré une ambition d’être le meilleur dans ce domaine, de devenir un champion ; il s’est astreint dès lors avec sa mère à un rythme sportif régulier ; mais l’accompagnement de celle-ci, est devenu une surveillance sans relâche dans une forme de coaching très serré. C’est devenu une véritable préparation de champion, impactant le rythme de sa vie, entièrement centrée sur cette perspective ; son alimentation elle-même est devenue soigneusement calculée, très surveillée.

 

Or, contre toute attente, la constitution de cette armure n’a pas offert à ce jeune une assise qui lui aurait permis de se faire respecter. Il restait harcelé, malgré la jouissance physique qu’il tirait de son activité sportive, car sans trouver l’autorité pour se faire respecter de ses pairs. Progressivement il s’est épuisé du fait des exigences de son entrainement, qui de plus s’avérait vain pour l’aider à échapper au harcèlement ; il s’en est lassé, d’autant que l’émergence des velléités de l‘adolescence se trouvaient étouffées par les nécessités de cette préparation sportive intensive. Il se plaignait de même que sa mère était toujours « sur lui ». Il est alors progressivement devenu à l’inverse inerte, apathique à la maison, sans projet, sans perspective, au grand dam de ses parents et notamment de sa mère.

 

2 – Des instances psychiques étouffées par l’impératif du signe.

 

On peut bien identifier ainsi ce qui relève de différentes instances psychiques : C’est l’étayage narcissique qu’ont introduit les parents, sa mère notamment, qui a supposé pouvoir répondre à la vulnérabilité initiale de ce jeune dans sa vie sociale. Elle s’identifiait, comme mère, à la fragilité de son enfant, dans un étayage substitutif. Elle n’a donc pas pu prendre acte de cette fragilité chez lui et non chez elle, ce qui lui aurait permis d’anticiper ce dont il aurait eu besoin, lui, pour apprendre à compter sur lui dans son quotidien.

 

Elle n’a pas pu renoncer, ne serait-ce que temporairement à l’idéalisation qu’elle a voulu entretenir, coûte que coûte, à l’égard de son fils, comme S. Freud a pu mettre en évidement que les enfants sont porteurs des rêves des parents[1]. Mais cette idéalisation substitutive ne ménage pas l’écart nécessaire à l’enfant pour ébaucher et découvrir ses capacités propres. Elle a pu rêver de faire de son fils un champion, « son » champion personnel. Ce rêve s’est trouvé comme accéléré par la défaillance de sa progéniture. Elle n’a pu faire le travail de deuil de l’enjeu narcissique qu’elle pouvait y mettre pour pouvoir réellement aider son fils dans ce moment difficile pour lui .

 

De ce fait ce garçon se trouvait le support substitutif d’un trait idéal maternel, mais un trait d’identité qui n’était pas tempéré par le recours d’un tiers. Le père aurait pu être le représentant de ce tiers s’il n’était pas resté à l’écart, sans doute encore plus blessé narcissiquement qu’elle, par la vulnérabilité de son fils.

 

On peut faire l’hypothèse que ce jeune en désarroi s’était agrippé à un signe, à un signe de héros, à un signe de champion qu’on lui faisait miroiter, plutôt même à qu’un signifiant, qui aurait relevé d’un Idéal du Moi. De même sa détermination à suivre cet entrainement était un effort de survie et ne se rapportait pas à un Sur Moi à proprement parler, qui aurait pu correspondre à l’appropriation intime qu’il aurait pu accorder à l’autorité d’un entraineur, comme dans tout aboutissement d’un apprentissage.

 

De ce fait, un écart s’est entretenu pour lui entre son parcours déterminé de champion et son inefficience dans ses rapports aux autres. C’est là, dans cet écart, que nous pouvons identifier l’ébauche d’une dimension symptomatique à proprement parler. Elle ne résulte pas d’un conflit, ni d’une contradiction intime qu’aurait pu éprouver le sujet et pour lesquels il aurait pu chercher une solution. Elle correspond à un clivage, qui se révèle dans l’écart qui s’est poursuivi entre son efficience sportive dont il a pu reconnaitre les progrès et l’irrespect dont il souffrait toujours dans les rapports à ses camarades.

 

C’est ce type de manifestation que j’ai déjà proposé de nommer « symptôme-out ». Il s’agit d’une manifestation symptomatique, dont le sujet ne tient pas compte pour lui-même, mais qui est offerte au regard d’un autre qui pourrait prendre en compte cet écart, alors que par lui-même le sujet ne veut rien en savoir. Cet écart ainsi mis en scène, au titre du déni, témoigne de l’espace intime de la division subjective sur laquelle le sujet n’arrive pas à compter pour ébaucher une parole qui ferait autorité et qui aurait permis le développement d’un vrai symptôme.

 

3- Derrière le « hors de soi » du clivage, le « hors de soi » des propos des adultes.

 

Le jeune se révèle ainsi « coupé », au sens du déni, de la logique a priori rationnelle des adultes qui l’entourent, une logique qui consiste à apprendre à se défendre et à devenir un champion pour ne plus être harcelé. L’enfant se retrouve clivé lui-même, entre son acharnement à devenir champion, et le peu d’efficience qu’il en tire pour se faire respecter.

 

C’est bien le signe d’un clivage, à la différence d’un refoulement névrotique. Cet épisode de sa vie, par la violence du harcèlement, vient manifester en fait que le parcours de ce jeune a toujours été entretenu par des propos qui n’étaient pas structurés comme un discours. Des propos sans référence à une perte structurale, sans référence à la représentation d’une perte. Cela ne lui a pas permis de se frayer un chemin singulier et d’assumer une division intime nécessaire pour se faire respecter quelles que soient ses performances physiques.

 

Devenir un champion était pour ce jeune s’agripper à un signe, en désespoir de ne pas trouver de répondant dans le discours des adultes qui l’entouraient et de ne pas pouvoir compter sur un appui lors de son propre embarras. La radicalisation même de l’entrainement illustre le désarroi, voire le désespoir de tous ces protagonistes à ne pouvoir compter sur la décomplétude du discours de l’Autre. L’impasse qui en a résulté est un immobilisme de désespoir car le discours sans contradiction dans lequel il baignait n’admettait que le championnat ou l’immobilisme, et ne lui permettait pas de trouver sa propre mesure et d’en être fier.

 

Cet immobilisme est une manifestation symptomatique qui pourrait sembler assez discrète, mais qui n’en est pas moins violente pour le sujet. Elle relève du même mécanisme que celui des passages à l’acte bruyants que nous rencontrons souvent, où le sujet introduit dans le réel un écart qui fait allusion pour qui y prête attention, à une place subjective intime qui ne lui est pas ménagée dans les propos de l’Autre. On perçoit l’allusion à un tel écart, de fait plus discrète, entre la détermination de ce jeune à devenir champion, et l’impossibilité de faire cesser la harcellement.

 

4 – Une manifestation symptomatique du quoi, ou de qui ?

 

Ici, le sujet est réduit par son entourage et par lui-même à un signe : le signe d’être un « champion ». Il est un signe pour l’Autre, à défaut de trouver l’assise du signifiant de sa division subjective pour être représenté, comme signifiant, à l’égard d’un Autre, lui-même signifiant.

 

C’est une illustration de ce qui peut se manifester dans certains cas de la clinique. A l’adolescence, le sujet peut ressentir la charge d’une responsabilité qui n’est pas la sienne propre, alors que celle-ci est sur ses épaules depuis la naissance. Si cette charge correspond à un défaut de rigueur de ses proches dans leur rapport au symbolique, c’est à l’adolescence, quand des exigences de choix se révèlent à lui que ce poids lourd se fait plus clairement sentir et que le « symptôme-out » se manifeste.

 

Si le sujet était dans le champ de la névrose et du refoulement, ses symptômes seraient classiques et structurés, ce qui permettrait une dialectisation de la souffrance avec le discours de ses proches. Par exemple, le sujet pourrait être le symptôme de la logique du couple des parents, et c’est en partie ce qu’a développé Jacques Lacan dans ses remarques à Jenny Aubry[2].

 

Mais ici, de ce fait, nous ne sommes pas tout à fait dans le cas de figure où l’enfant représenterait le lien du couple de parents, et où il serait le symptôme du couple des parents. Le jeune est ici la présentification de la perte que le couple des parents récuse, et que chacun récuse dans sa singularité Et il représente d’autant plus cette perte qu’il s’y confronte pour son compte et vient démontrer sa difficulté à y faire face.

 

Or, dans ce cas, on peut plutôt considérer, vu la complexité des manifestations de l’adolescent, que celles-ci ne sont, certes,  pas sans rapport avec la logique du couple des parents. Mais au sens que le sujet est exclu, du fait du clivage, de la logique des propos des parents, qui se révèlent inconséquents.

 

Ainsi les parents n’ont pas pu rester attentifs à ce qui se jouait pour leur enfant. C’est que leur faisait défaut l’articulation entre eux comme parents. Chacun d’entre eux aurait pu faire le constat de ce qui se jouait pour son fils, dans une altérité qui aurait permis d’introduire l’autre comme un tiers, si le rapport duel entre les parents et de chacun avec l’adolescent, n’était pas entretenu dans cet exemple. Il semble plutôt qu’ils aient entretenu entre eux une solidarité d’exclusivité à s’entendre certes, mais à s’entendre pour ne pas tenir compte de ce qu’aurait éprouvé chacun différemment.

 

A la suite de l’échec à résoudre le harcèlement par le sport de combat, cet enfant a connu une longue période d’absentéisme scolaire, tolérée par des parents qui n’arrivaient pas à trouver une position d’autorité qui aurait pris appui sur leur altérité de couple. Le jeune s’est alors progressivement enfermé chez lui, absorbé par ses écrans.

 

On pourrait reconnaitre dans ce cas clinique l’impossibilité d’un sujet à boucler autour d’un vide langagier la pulsion motrice. Le sujet se précipite vers l’Autre pour cerner l’évidement de l’objet pulsionnel, comme objet a, qui est ici « l’équilibre », comme j’ai pu le mettre en évidence dans mon travail sur les pulsions[3]. C’est ce qu’a fait ce garçon dans sa détermination sportive, pour chercher une assise symbolique pour se faire respecter. Et à défaut de trouver son « équilibre » dans le rapport au discours de l’Autre, il s’est réfugié dans un immobilisme qui le prive de l’élan pulsionnel.

 

5 – L’enfant présentifie la perte récusée par les propos inconséquents.

 

Le sujet ne peut donc structurer un symptôme qui serait le sien dans une structuration névrotique, ni qui serait celui du couple des parents s’ils étaient eux-mêmes inscrits dans la circulation des discours, de maître, universitaire, hystérique. Leurs propos relèvent du pseudo discours qui est le discours capitaliste, dont nous constatons cliniquement les effets dans l’inconséquences des propos du sujet.

 

L’enfant est donc en charge, à son insu, porte « sur lui », « sur Moi », l’autorité de l’instance symbolique qui suscite la rigueur de la parole chez le parle-être, et qui devrait servir de repère chez chacun de ses deux parents. C’est dire que c’est une tâche impossible pour lui, puisqu’il s’agirait de tenir la position de référence symbolique dont ne tiennent pas compte les adultes qui l’élèvent.

 

Cette clinique nous incite donc à prendre les choses en amont de notre approche traditionnelle de référence à un Sur Moi, ou à un Idéal du Moi chez le sujet. Ce qui est « Sur Moi » pourrait dire l’adolescent, c’est cette autorité symbolique que récusent mes proches, les adultes dont je dépends.

 

Dans ces cas, d’une part, l’enfant est privé d’une place singulière, ce qui génère des à-coups dépressifs ou de désespoir. Comme « Sur Moi », il présentifie une sorte d’instance symbolique et à ce titre il subit la violence alternativement de l’un puis de l’autre, parce qu’il rappelle à chacun, à son insu, son désistement à l’égard du symbolique ; alors que la violence qu’il suscite ainsi pourrait sembler de prime abord se rapporter aux désaccords entretenus entre les parents, et sembler être l’effet de leur symptôme. En fait la violence qui s’exerce sur l’enfant correspond à ce qu’il dénonce par sa présence même.

 

6 – Le travail psychanalytique.

 

De ce fait, le travail du psychanalyste est de constater que la manifestation symptomatique qui n’arrive pas à se structurer s’inscrit dans l’écart déjà repéré. Il s’agit de chercher à réintroduire la décomplétude du discours qui concerne le jeune. Ce qui nécessite un temps de mise en confiance des parents, car s’ils consultent c’est qu’ils ont l’intuition d’une véritable souffrance en jeu, même s’ils n’en tiennent pas vraiment compte. La prise en compte velléitaire mais réelle de ce réel de la souffrance est à respecter sous les modalités par lesquelles elle se présente ; elle offre au psychanalyste une place où accompagner les parents pour tenir compte de ce réel dans leurs propos, et leur permettre de structurer leur discours.

 

Ce qui permet un franchissement dans l’économie familiale, ou qui permet de différencier leur enjeu, et la rigueur symbolique pour chacun des adultes, ce qui diminue la charge qu’ils font peser sur leur enfant.

 

Ce n’est plus « sur moi », dirait le jeune, que repose le poids de l’inconséquence, mais plutôt celui de ma responsabilité de sujet qui me permet alors de me confronter aux aléas de ma vie avec les autres.

 

L’ouverture ainsi ménagée est précieuse pour tous et peut avoir des conséquences différentes : elle conduit parfois à ne pouvoir reprendre ces questions non résolues que lors d’une nouvelle crise ; ou d’amener un des adultes concernés à une démarche singulière pour trouver son assise propre ; ou d’amener le jeune à faire une démarche pour lui-même, ultérieurement, parce qu’il a pu percevoir l’appui qu’il peut trouver pour lui-même dans la rigueur de la position du psychanalyste ; et ce, parfois à distance, après quelques mois, quelques années….

 

Mais ce, uniquement si auparavant les proches ont pu prendre ou reprendre sur leurs épaules la responsabilité ou une part de la responsabilité qui est la leur. Car la rigueur de la parole ainsi instituée entre eux est la condition de l’ébauche d’un symptôme constitué pour l’un ou pour l’autre des protagonistes. Que le « sur moi », passe avant tout « sur eux ».

 

Et l’adolescent peut alors opérer pour lui-même ce « grand changement (qui) intervient dès le moment où l’autorité est intériorisée, en vertu de l’instauration d’un « Sur Moi » »[4], comme le dit Sigmund Freud dans son travail « Malaise dans la civilisation », un Surmoi, au sens freudien et non au sens des propos d’un adolescent…

 


[1] Freud S., « Pour introduire le narcissisme », in …………

[2] Lacan J., « Note sur l’enfant », in Autres Ecrits, Le Seuil, Paris, 2001, p.373-374.

[3] Forget J.M., « Les enjeux des pulsions », Eres, Toulouse, 2011.

[4] Freud S., « Malaise dans la civilisation », P.U.F., Paris,