1. L’incertain et les discours économiques
Pile ou Face. Ou pile ou face. Ou non face ou non pile…
Epistémologiquement, ce jeu sert depuis quatre siècles de prototype aux modélisations phinancières et à l’analyse des décisions économiques en avenir incertain. Son appréhension moderne fut articulée par Pascal avec le problème du chevalier de Méré, dans un registre d’analyse qui aboutira aux calculs phinanciers tels que nous les connaissons actuellement. Mais plus crucialement c’est avec le fameux pari que la topologie s’en révèle en ce qu’elle questionne la dimension de l’Autre. Il est notable, et bien sûr en aucun cas fortuit, qu’à la racine de ce qui fera la phinance pour les siècles à venir, car le problème du chevalier de Méré est question d’argent, on trouve simultanément l’interrogation sur Dieu, la Loi, ainsi que l’invention de la démarche probabiliste.
Ce qui fait l’intérêt de ce jeu est de mettre en œuvre un « non-encore advenu », cette advenue éventuelle étant à prendre selon la théorie néoclassique dans le sens d’un réel qui se réalisera, ou pas. En son cœur cette approche pose donc, avec sagesse et modestie, l’univers économique comme non-déterministe, non entièrement prévisible, non organisable globalement. En des termes positifs et relatifs à la place de l’homme, un tel discours lui reconnait sa liberté, et permet que ses initiatives soient pensées comme étant plutôt avantageuses. On laisse donc la place à l’inconnu. Le joueur se retrouve alors face à son « Je ne sais pas » et à son « Que vais-je faire ? », qui pourra aussi prendre la forme d’un « Que dois-je faire ? » Ce crédo néo-classique parait pertinent, d’autant que son central « Je ne sais pas » n’est pas sans faire tendre l’oreille de par son évocation métonymique de la question de l’inconscient. Il semble un peu plus au fait de la nature humaine qu’une affirmation marxiste hyper-organisationnelle qui laisse entendre dans son fond un souhait de déterminisme social, voire individuel.
Mais ce qui reste remarquable dans ces deux discours c’est qu’aucun d’eux n’intègre vraiment la question de l’inconscient et du désir. Or, en ce domaine, ce que l’on s’applique à faire sortir par la porte rentre inévitablement par la fenêtre, car pour la structure moëbienne du psychisme humain, l’« inside » et l’« outside » ne sont que des vœux. Ainsi dans l’exemple du discours néoclassique, l’affirmation pourtant prometteuse du « Je ne sais pas » portera essentiellement sur un réel, le complément d’objet grammatical, qu’il s’agira d’objectiver.
Arrivera alors le concept de risque. Les franges du sujet seront bien sur effleurées à cette occasion, car comment pourraient-elles ne pas l’être tellement le phénomène subjectif est massif?! Et c’est avec les notions de prime de risque et d’aversion au risque que sera alors traitée, recouverte et voilée, cette dimension. La notion de goût du risque se verra par contre refoulée dans les bas-fonds de la théorie… Il est en effet bien souvent clamé que « Jouer plus que de raison est mal[1]! » et, comme il se doit, la théorie économique promeut la vertu.
Les récents approfondissements comportementalistes introduits dans l’étude du rapport au risque n’y changeront rien, car sur leur fond épistémologique, au-delà de l’objectivation symbolique du résultat réel, cette approche porte en elle une velléité imaginaire d’objectivation du sujet… Le terme « complément d’objet » aurait pu mettre sur la voie. Qui se voudrait complété ? Le sujet! Et de quoi ? De son manque fondamental, du moins l’espère-t-il… Car c’est bien sur de castration qu’il s’agit.
Ainsi, traditionnellement, soit le discours social et le discours de la théorie économique acceptent que la question « Que vais-je faire ?» se pose ; au risque que certains, voire beaucoup, y répondent en actes par un: « Absolument n’importe quoi ! ». La succession des crises récentes en est un exemple. Soit, un discours d’objectivation s’impose. Et même si en apparence il peut laisser l’impression d’une liberté économique, il n’a finalement pas d’autre intention que de tenter de rectifier, donc de dissimuler et de cacher, ce qui n’est pas rectifiable : à savoir le désir. Car la vraie phrase a été tronquée, un peu à la manière d’une forclusion Schrebérienne. Ce n’est pas tant un « Je ne sais pas » en rapport avec un quelconque futur réel à deviner qui éclairerait l’Economie, mais plutôt un effrayant « Je ne sais pas … quel est mon désir ». L’objectivation psychologisante moderne de l’agent économique n’est finalement pas si différente dans son essence de l’approche planificatrice et omnisciente de la pensée matérialiste, en tant qu’elles font dériver le terme ambigu d’agent vers l’objet et non pas vers le sujet. La question est alors de savoir si l’élaboration analytique peut apporter quelques éléments à la théorie économique au regard de ces travers symptomatiques.
Mais avant de rentrer dans le détail de l’analyse des discours, tenus et tenables, sur le Pile ou Face il convient de discuter le parti-pris phinancier de cette réflexion, car dans l’histoire de la science des valeurs l’économie précède, temporellement et en gloire, la phinance. Celle-ci est souvent présentée comme un ensemble de techniques, les fameuses « diaboliques techniques phinancières », indignes d’un vrai savoir économique. Sa théorisation récente s’origine d’une branche de la microéconomie et l’on peut dater son irruption des travaux de Markowitz (1956), Black-Scholes-Merton (1973) ou Modigliani-Miller (1958). Que l’élaboration phinancière soit apparue dans une période historique marquée par une revendication sur la jouissance n’est pas une coïncidence. L’optique que nous retenons ici pose qu’au regard de la question du désir, la phinance est dans une situation plus favorable, plus pure, que ne l’est l’abord économique classique, probablement en raison de la matérialité aveuglante et obstruante des objets économiques. La réputation sulfureuse de la phinance et les condamnations morales qui s’y attachent en sont d’ailleurs une confirmation ; la brulure de la Chose est plus sensible en cette matière qu’elle ne l’est pour l’économie. L’argument peut être poussé plus loin encore, dans le sens où l’on peut se demander si ce n’est pas la question du désir, et donc la PHinance, qui est la causation de l’économie. Un des premiers en-jeux de l’échange n’était-il pas les femmes ? La hiérarchie, ou du moins le lien logique entre les savoirs est-il alors vraiment adéquat ? On pourrait objecter que tout n’est pas pari et que dans le simple achat il en va autrement. Mais ce serait regarder le phénomène avec de bien drôles lunettes, car n’y a-t-il pas aussi un avant l’acte d’achat, lieu du fantasme, et un après l’acte, lieu d’une certaine satisfaction hallucinatoire (Ce n’est que ca…) ou d’une désillusion (Ce n’est pas ca…), exactement comme il en va pour le pari ? Les gens du marketing le savent bien.
2. Le pile ou face dans la théorie néoclassique
La théorie
Le jeu ne comporte que deux participants, le joueur et la contre-partie, terme à entendre dans un sens juridique de partie contre/avec laquelle se déroule le jeu. Que ce soit un deuxième joueur, la Banque ou le Marché, elle semble plutôt désigner un Lieu qu’une entité… Dans ce discours économique traditionnellement le spectateur disparait. Cette théorisation refuse donc d’intégrer la dimension imaginaire du spectacle de la richesse. Son but est de trouver un équivalent monétaire à l’incertain. Si l’on prend l’exemple d’un billet de loterie rapportant 1000 euros dans 50% des cas et 0 euro sinon, la première étape consiste à calculer l’espérance de gain, soit ici 500euros. La question théorique que l’on se pose ensuite est de déterminer le prix de ce billet de loterie. Le risque étant vu comme une chose défavorable, il se traduit par une somme monétaire négative, par exemple -150 euros. Le prix du billet ressort à 500 – 150 = gain espéré – coût du risque = 350 euros. Les 350 euros sont qualifiés « d’équivalent certain de la loterie » et les 150 euros de « prime de risque ». Cette dernière dépendra de la plus ou moins grande aversion au risque[2] de l’agent économique ; en cas de tolérance au risque elle sera par exemple plus faible. Elle deviendra positive si l’investisseur aime le risque… le risque ou autre chose… L’idée centrale, Hégélienne, consiste à affirmer qu’il faut rémunérer celui qui accepte de prendre du risque, le Maitre, en lui octroyant la prime de risque.
Critique de la théorie : l’équivalent monétaire au risque et l’obsession du réel. Le premier voile
L’entourloupe porte ici sur la notion de risque et plus précisément sur la façon dont est théorisé le rapport du sujet au risque. Car derrière un traitement revendiqué comme objectif et finalement moral de ces notions, se cache le phallus imaginaire. Une zone d’ombre, paradoxalement en pleine lumière comme dans l’apologue de la Lettre volée, est ménagée pour pouvoir l’y dissimuler. A trop chercher le réel, le nombre réel, le cash-flow réel, à trop vouloir réaliser et monétariser le risque, la dialectique imaginaire du désir est ignorée, ayant ainsi pour effet d’assurer le fantasme. Un certain usage des mathématiques phinancières a donc pour fonction de préserver de la castration de par la couverture exhaustive qu’elle prétend réaliser de l’univers des possibles. Le vocable de marché complet est ainsi particulièrement savoureux : « Tout a été inclus. Circulez ! Il n’y a plus rien à voir.» Le point où ce discours achoppe est justement qu’il y a un au-delà de l’univers des possibles tel qu’il est entendu dans l’approche néo-classique. Il y a un immatériel, un irréel : ni réel / i réel.
Cet irréel se fonde d’abord sur un non-réel (ni réel), c\’est-à-dire un objet manquant, creux de la place en laquelle demeure l’objet a, cause du désir. C’est l’objet qui manquera éternellement, et comme il est dit manquant, il ressort du symbolique. C’est d’ailleurs l’objet même qui introduit au symbolique, à la Loi de l’Oedipe. Se restreindre au réel est donc en économie et en phinance une première erreur car le manque fondamental d’un certain réel est au cœur de la structure humaine. On aura beau tout recenser, on ne pourra être fiable qu’en posant le monde plus quelque chose qui n’est plus là, d’où le trou et la Loi qui l’institue, d’où les tores et les cross-caps.
Mais l’irréel a aussi une deuxième dimension (i réel[3]). Bien que l’objet manquant soit manquant, une image à savoir le phallus imaginaire, pourtant le reflète. Le manque de l’objet se spécularise en le manque du phallus imaginaire, -φ, mais il arrive souvent que ce dernier soit vu comme présent +φ, dissimulant ainsi le trou. Poser φ = i, le nombre imaginaire complexe dont le carré vaut -1, parait alors une voie prometteuse pour opérer avec ce phénomène. Ainsi, le « Tout a été vu. Circulez[4] ! Il n’y a plus rien à voir » doit donc s’effacer devant un « Tout n’a pas été inclus. Et il y a pourtant à voir ! J’erre »
Critique de la théorie : l’équivalent monétaire à l’information. Le second voile.
Un certain emploi de l’objectivation mathématique met ainsi en œuvre un voile. Il en va de même de la notion d’information, si cruciale dans la théorie moderne. Une des hypothèses liée à ce concept, hypothèse vécue finalement comme un axiome, consiste à affirmer que l’information s’accumule, qu’elle ne s’oublie pas, et donc que tangentiellement et à l’infini[5] le marché devient de plus en plus efficient, réalisant ainsi le savoir absolu ! Ce discours se corrèle temporellement du développement de l’industrie de l’information phinancière et économique (Reuters, Bloomberg, Moody’s…). L’information déversée recouvre 10 fois le monde dans une surjection équivoque qui amènerait presque à s’interroger sur le fait de savoir si ce qui importe est de décrire le monde (énoncé) ou de pouvoir affirmer qu’on l’a décrit (énonciation). Or, l’efficacité de la description informationnelle semble se contredire par exemple d’affirmations comme : « Les événements improbables et inattendus apparaissent régulièrement[6] » ou de proverbes qui circulent dans le monde de la phinance : « Acheter la rumeur, vendre la nouvelle[7] », indiquant qu’il ne faut pas écouter la bonne information (la nouvelle) mais plutôt la mauvaise (la rumeur). Bien évidemment courir après toutes les rumeurs serait l’assurance de la ruine et il ne s’agit pas ici de définir une nouvelle martingale de l’investissement fabuleux. L’intérêt de ces maximes est plutôt de pointer qu’il y a quelque chose qui cloche, par nature, dans l’information.
Si la fonction de synthèse informationnelle réalisée par le Marché, hors de portée de n’importe quelle individualité aussi qualifiée soit-elle, amenant à la découverte du prix de marché écrit par la Main Invisible, est une conceptualisation hautement pertinente, elle ne saurait pour autant décrire l’ensemble du phénomène. L’argent ne se réduit pas au seul signifiant de sa valeur Pile, il traîne avec lui les phallus imaginaires. Ainsi une information n’est pas seulement un prix monétaire, elle est aussi un miroitement ou une désillusion par rapport à φ, voire un effet de constitution de groupe par sa plus ou moins grande diffusion.
Pointer la présence/absence du phallus dans l’information permet donc de considérer le foisonnement informationnel sous sa deuxième dimension fantasmatique et imaginaire, qui n’enlève toutefois rien à la première : l’agrégation informative plus symbolique, voire réelle. Une brume de contradictions – matière première traitée par la main invisible – est en général un bon terreau pour l’inconscient. La contradiction des discours, les ritournelles énoncées massivement et collectivement, les ombres portées sont des lieux impossibles ou improbables que le furet phallique affectionne particulièrement et dans lesquels son oscillation lui permet de se loger. L’inconscient agit donc l’économie. Toutefois, parler d’un inconscient des marchés, comme on l’entend parfois pour un prétendu inconscient social, reste impropre car cette notion relève du sujet.
Qu’en est-il d’ailleurs de la notion d’information sur le jeu prototype de pile ou face ? Si la pièce est équilibrée, et en général elle est choisit pour cela, il n’y a pas plus de chance d’obtenir pile que face. L’information est ici d’une banalité affligeante et le jeu d’un ennui extrême. Pourquoi alors jouer ? L’argument indiquant que je suis plus à même, car informé, de deviner les résultats ne tient pas. Ce jeu, qui est pourtant la situation de référence absolument fondamentale, n’a donc en lui-même strictement aucun intérêt! Personne ne devrait y jouer. Et pourtant, non seulement il est joué, mais de plus il sert de base à toute la théorie… Le paradoxe est criant, il doit donc y avoir d’autres éléments. Ce paradoxe ne se lève que si l’on considère l’événement impossible, à savoir que la pièce puisse tomber merveilleusement sur la tranche… C’est là le seul moteur pouvant expliquer que l’action se déroule dans un tel jeu. Son statut de cas d’école hypothétique ne le dédouane pas de devoir être jouable et effectivement joué.
3. Le pile ou face dans la théorie matérialiste
La question ne se pose pas au sujet, pour lui
Si avec le concept d’incertain, favorisant la manifestation de l’oscillation phallique, le désir semble plus ou moins avoir son mot à dire dans l’approche néo-classique quitte à subir un refoulement et un travestissement, il semble en aller différemment dans la pensée matérialiste. Les marchés modernes présentent de nombreux défauts si l’on considère que la finalité de l’organisation économique réside dans la création d’environnements sereins. Citons : la promotion active du fantasme, l’hystérie, un rapport difficile à la castration, les effets de classe, l’ignorance des effets induits par le spectacle de la richesse… Ces phénomènes semblent être indépendants de toute réforme ou de tout ajustement réglementaire, de toute tentative d’approfondissement de l’objectivisation mathématique ou de tout essai d’amélioration de l’information. La chose parait être structurale au capitalisme et insensible aux corrections marginales, qui n’auront d’ailleurs parfois pour fonction que de préserver cette structure.
Dans le capitalisme le joueur, de par le fait qu’il joue, accepte dans une certaine mesure de se confronter au trou, quitte à le faire en mettant en place des dynamiques psychiques un peu énervées, consistant essentiellement à croire qu’il peut reboucher ce trou en agissant. Par contre, il semble que dans l’abord marxiste de la chose, l’accent soit mis sur le refus du jeu lui-même, comme le laisse entendre l’inexistence significative de toute phinance marxiste. Dans la lutte à mort de pur prestige : « On ne joue pas ! » Seule une certitude, un peu obsessionnelle et relative à la réalité doit prévaloir. Il est affirmé qu’il n’y a pas de trou, donc φ n’a pas lieu d’être pour le sujet et pour sa grande question.
La question se pose au sujet, pour l’autre
Malheureusement, le trou est bien présent et ses effets sont inévitables. Le phallus imaginaire n’étant pas disponible pour occulter la béance, car passé à la trappe, un autre discours se met en place sur un registre imaginaire de persécution et de confiscation ; par exemple le discours de la domination de classe ou les théories modernes du complot. Cette persécution n’est d’ailleurs que l’image en miroir de la haine première éprouvée pour l’autre imaginaire. Cette haine s’origine dans la vision que l’autre, lui, l’a. Les effets réels du trou lui sont alors imputés. L’affirmation du sujet vis-à-vis de l’absence de trou n’est pas remise en question par ce mécanisme, mais elle s’accompagne inéluctablement d’un sentiment de vol. « Si l’autre l’a, pourquoi moi, ne l’ai-je pas ? » Car l’autre c’est moi. « C’est parce qu’il me l’a volé ! » Il s’agit ici exactement du même motif que l’histoire des deux frères, repérée par Saint-Augustin et reprise par Freud, en un mot la Jalousie. Le trou ne se voile donc pas du phallus mais de l’autre comme propriétaire du phallus, et c’est ce qui occupe alors les longues soirées d’hiver… Jouissance de l’Autre ou jouissance phallique tels semblent être les pôles économiques.
Il y a donc fort à parier que le jour putatif où le capitalisme disparaitrait, il en irait de même pour le marxisme, car il se soutient du spectacle de la richesse. L’inverse est aussi probable, car pouvoir se montrer en porteur de la plume phallique requière des spectateurs. On trouve donc au cœur de l’économie un curieux couple, plutôt indissociable, constitué d’un exhibitionniste et d’un voyeur : le premier cherchant à montrer à l’autre ce qu’il n’a pas pour se percevoir comme l’ayant dans les yeux du spectateur – le second voyant l’autre ayant ce que lui-même dit avoir renoncé à avoir et le qualifiant alors de voleur pour en expliquer sa douleur.
Critique de l’approche matérialiste
La dimension spéculaire est donc très forte dans ce discours tout à fait complexe. En témoigne la fameuse stigmatisation de « Spéculateur ! » en français, qui ressort plus d’un fantasme que d’un discours économique construit. Comment ne pas songer à un effet de miroir en l’entendant ? Il en va aussi de même de l’opposition naïve entre économie réelle et économie phinancière, entre l’Economie et la Chrématistique d’Aristote. C’est manquer le problème que de le poser en ces termes. Cette condamnation, très emportée, qu’elle soit marxiste ou catholique, sur l’argent qui crée ex-nihilo de l’argent sans lien avec une quelconque activité productive, porte une charge trop lourde pour ne pas être suspecte… On semble y percevoir une menace sur l’homéostase du sujet qui se sentirait déborder par le phallus imaginaire. Et plutôt que de s’y affronter, il préférerait alors ne pas se poser la question pour lui mais simplement pour l’autre. Ce faisant, il tenterait de se préserver de la castration symbolique.
Le jugement de « Voleurs ! » qui se présente dans cette théorisation explique sans doute pour beaucoup son avantage compétitif dans l’analyse des mécanismes de classe, par rapport aux porteurs du discours capitaliste. Mais si l’analyse marxiste a perçu la notion de classe et ses effets aliénants, c’est-à-dire en fait la problématique de l’identification, ainsi que la question du pouvoir qui s’y associe, elle n’a pas aussi bien traité la question de l’objet. Cet abord uniquement matérialiste – et voulu ici aussi comme étant objectif[8] – de la marchandise échangée, la question du partage des richesses, ménagent en effet une zone d’ombre propice à l’évitement de la grande question… Car l’objet qui s’échange, de par le fait qu’il se demande, ne saurait être uniquement matériel. Le désir et le phallus imaginaire l’accompagne bien souvent. Et la grande condamnation, qui ressemble finalement plus à une vaine tentative de conjuration ou d’exorcisme, que porte par exemple la critique de la « plus-value » n’y fera rien. La dimension désirante est résidante dans l’échange, elle ne saurait en être expulsée. La question des classes pourrait d’ailleurs y trouver un certain renouveau. Car la classe se définit-elle vraiment par rapport à une propriété réelle et matérielle ou par rapport à une propriété imaginaire et spéculaire?
4. Le pile ou face sous l’angle analytique
Eléments de légitimité externes
L’économique fait partie, avec le topique et la dynamique, de la pensée analytique depuis longtemps. Elle désigne l’étude, un peu hydraulicienne, des flux d’investissements de la libido. De ces trois optiques c’est peut-être celle qui est la moins mise en avant. Si la seule simultanéité du terme « économique » n’est bien sur pas suffisante pour légitimer une démarche, elle doit cependant être évoquée car elle amène à poser implicitement l’équation argent = libido. Cette équation, pour hardie et rapide qu’elle soit, a cependant pour elle le mérite d’être féconde. Ne serait-ce qu’en pensant à la prostitution qui, elle, posera cette équation. Ou bien en évoquant la religion, pour qui la sexualité et l’argent sont les principaux objets du discours, plus ou moins reprouvés suivant les cas. Les condamnations morales qui frappent parfois l’une ou l’autre se ressemblent trop pour que ce ne soit là que l’effet d’un hasard. Il paraitrait même que ce sont les deux seules choses à faire tourner le monde, comme aurait pu dire Galilée ou une conversation dans un café du commerce…
L’analyse des deux discours précédents, néoclassique et marxiste, justifie également un abord analytique de ce phénomène. L’économie est-elle une science ? Si elle l’est ce n’est certainement pas au même titre que les autres sciences turgescentes que l’on qualifie de dures. L’image d’unanimité et d’indiscutabilité habituellement associée à la science, à l’exception de quelques révolutions scientifiques majeures qui font les mythes des grands scientifiques, ne s’applique pas, et de très loin, à la matière économique. Le désaccord chez les économistes est la monnaie courante. Cette situation laisse pensif quant à l’ampleur du champ du non-accord… Pourquoi en est-il ainsi ? Une des raisons en est la nature de la question sous-jacente à l’économie : Que veux-je ? Les psychanalystes savent bien que cette question est compliquée, irradiante et impliquante subjectivement pour le scientifique. Et même si l’économiste la pose pour les autres dans ses recherches, il ne peut pas ne pas la poser simultanément au sujet qu’il est. Car il s’agit là finalement de la fameuse question du diable : Che vuoi ? Une part du désaccord massif des discours économiques est donc une question de symptômes, la chose est sensible[9]. Et si la question désirante se pose pour ceux qui étudient le phénomène économique, c’est qu’elle doit également se poser dans la matière même du phénomène. Enonçons donc, à titre d’exemples, quelques points susceptibles d’étayer le rapprochement que nous nous proposons ici d’effectuer, mais cette fois d’un point de vue interne au discours analytique.
Eléments de légitimité internes
Le pile ou face n’est pas sans rappeler le jeu de la symbolisation fondamentale que constitue le Fort-Da dans lequel, une fois la Bejahung éprouvée, le jeu symbolique de la présence/absence se met en place. Le Fort-Da présente une antériorité logique par rapport au pile ou face, il ne s’agit pas exactement de la même épreuve. La différence principale réside dans le fait que le joueur ne tire pas les ficelles[10], l’Œdipe est passé par là transformant le triplet {Mère, Enfant, Phallus} en le quadruplet {Mère, Enfant, Phallus, Nom-du-Père}. La mise en scène du jeu de pile ou face n’est d’ailleurs pas sans rappeler le schéma L ou le schéma R. Ainsi, le sujet S se trouve en face du croupier A. Ce rapprochement s’étaye de la neutralité aussi grande que possible du croupier[11], de sa fonction d’enregistrement du pari, d’annonce du résultat et de garant des règles du jeu/Je. Mais, transversalement le joueur et le spectateur, celui qui ne joue pas, établissent aussi dans le même temps une relation en miroir a-a’ avec l’ostentation de la richesse et le spectacle de la faillite.
L’interrogation de A dans le Pile ou Face n’est pas sans rappeler la situation de l’investisseur, de l’entrepreneur ou de l’acteur économique seul face au Marché. Le Marché est certes une abstraction de la théorie économique, mais dans le même temps il est fortement présentifié et personnalisé. Le Marché parle. Sa fonction a à voir avec le lieu dans lequel se tient une divinité. Il est l’interlocuteur qui énonce, sanctionne, garantit, juge… Le parallèle entre l’acte économique et l’ordalie, l’épreuve du jugement de Dieu, sans pour autant en faire un modèle car il ne s’agit pas strictement de la même chose, a néanmoins le mérite de mettre en lumière la communauté des positions entre le sujet et cet Autre fondamental. Ce rapprochement se légitime aussi par les effets d’identification qui résultent de ces deux épreuves : coupable ou innocent dans l’Ordalie, winner ou looser dans l’acte économique. S’affronter à un marché est par exemple un bon moyen de mettre en scène un échec si c’est ce que le sujet cherche : « Sur les marchés on trouve ce que l’on cherche[12]». Et l’on sait que l’effet d’identification est une conséquence de la question du désir.
Si le désir est bien impliqué, il doit aussi être possible de trouver la trace de l’oscillation exclusive du fantasme $◊a. Il n’y a pas à aller chercher très loin pour cela. Le jeu de pile ou face en lui-même en est une indication : soit perte et désespoir (pas de a mais $ est présent par sa plainte), soit gain et euphorie qui fait perdre la tête (présence de a mais sujet a-ssujetti). Il n’y a pas de neutre, comme si on s’appliquait à exclure le neutre des possibilités d’un jeu. Le proverbe de trader « La bourse aime le blanc ou le noir, pas le gris » le confirme. Ce qui importe c’est qu’il y ait une direction. A la hausse ou à la baisse, la chose est sans doute secondaire, pourvu qu’il y ait une direction : dans le rouge ou dans le vert, bearish ou bullish. Cette difficulté à tenir en place et à rester immobile ressemble beaucoup à la dynamique du fantasme et à la posture hystérique. L’augmentation du rythme du jeu boursier sur les dernières décades[13], le renforcement de la liquidité des marchés comme moyen de meilleures allocations, le basculement d’une pensée du stock à une pensée de flux, laisse quand même entendre la petite musique de l’hystérie.
Oscillation du fantasme, interlocution du grand Autre, évocation de l’antérieur Fort-Da, tous ces éléments indiquent que poser la question du désir dans le Pile ou Face est légitime.
De la difficulté à tenir les comptes
Que le désir soit en jeu dans le Pile ou Face n’est donc pas douteux. On aurait d’ailleurs pu s’épargner ces arguments formels car il suffit simplement d’être dans la proximité d’un joueur ou d’un investisseur pour s’en convaincre. Et pour qui sait le percevoir, la gestion de son propre patrimoine embraye facilement sur l’envie fantasmatique de posséder ou l’aigreur de ne pas avoir. L’expérience personnelle du boursicotage suscitera quant à elle très souvent émoi et effroi. L’argument indiquant que ces « aléas émotionnels » ne sont le fait que de non-professionnels ne tient pas. Les motivations intimes des banquiers, investisseurs ou traders, leur rapport à l’argent sont aussi clairement en jeu que pour les particuliers, car la radioactivité de l’argent ne peut qu’enclencher la problématique de son désir pour quiconque. Cette question semblerait même peut-être plus aigue pour les personnes qui choisissent les métiers de l’argent… On peut éventuellement leur faire crédit d’une plus grande expérience et d’une capacité à ne pas tomber dans certaines petites ornières. Cependant les questions fondamentales restent les mêmes, et sur ce plan il n’y a que de minces raisons pour que le professionnel soit plus aguerri que le quidam. Si la question se pose plus fortement, si le signifiant monétaire est pour eux plus vif, la dialectique n’en est pas pour autant moins désirante.
Comment donc se repérer dans ces questions tout à fait complexes ? Les schémas L et R de Lacan, ainsi que sur le graphe du désir, sont certainement des outils précieux. Toutefois, il convient de garder à l’esprit qu’une telle réflexion ne s’inscrit pas uniquement dans le champ de la psychanalyse mais également dans celui de l’économie et de la phinance. Le calcul économique ne peut donc en être exclu. Car même si le positionnement épistémologique est proche de celui de la psychanalyse, il ne lui est pas entièrement identique, et ce point est d’importance. L’idée d’un calcul économique analytique n’est pas une mince affaire ; la tâche en parait même assez démesurée. Le but du présent article n’est que de débroussaillage. Il ne s’agit ici que d’un exercice de recensement de quelques points de repères, déjà bien identifiés par la psychanalyse, dans l’approche lacanienne notamment, pour en souligner la portée dans le champ économique et les interpellations que ces notions adressent à la science de l’échange.
Comment donc compter ? Très probablement en trois dimensions: réelle, symbolique et imaginaire. Ce qui revient en fait à s’interroger sur le verbe Avoir dans ces trois registres, car cet auxiliaire ne se réduit pas au seul droit de propriété, symbolique.
i. Le compte réel
Dans le réel, plus qu’un compte il s’agit d’un décompte. L’Avoir dans le réel n’est affecté que d’un signe moins, dans le sens où il signale le trou d’un réel, source somatique de la pulsion et de l’état de tension déplaisant alors engendré. Le principe de plaisir en tant que cherchant à revenir à un état d’homéostase le plus bas possible agit ici. Il est question du besoin et de la résorption du besoin. Le compte se creuse continûment et dans une perspective de modélisation économique on peut le représenter par une fonction continue, décroissante et négative. La conséquence de ce creusement en est la motilité, la poussée de la pulsion. La métaphore est ici électrique : la tension se crée d’une différence de potentiel entre un point affecté d’une valeur négative et un second point affecté de la valeur nulle. Un avoir avec un signe + ne correspond pas à un besoin, il relève d’un autre ordre (imaginaire ou symbolique).
ii. Le compte symbolique
Avec l’Avoir symbolique nous sommes dans le domaine du droit de propriété. Ce qui s’échange et se compte ici ne sont que des reconnaissances de dette, tels les titres de propriété ou les signifiants monétaires[14]. Rappelons que l’entrée dans le symbolique se fonde d’une part sur la délinéation de la Chose : Fort-Da, petite girafe et grande girafe chez le petit Hans. Et d’autre part sur la métaphore paternelle qui s’institue Loi : interdiction de l’inceste, dette symbolique, c’est-à-dire le Trou, et droit métonymique à quelque chose d’autre. En renonçant au proto-signifiant de la Chose, le défilé signifiant s’ouvre. Le terme « proto-signifiant » a ici pour fonction de marquer qu’un signifiant ne valant que par ses rapports aux autres signifiants, le représentant de la Chose n’est pas au sens strict un signifiant puisqu’il est encore le seul. La métaphore pour s’opérer a au moins besoin de deux termes et d’une signification interrogative x, c’est avec le Nom-du-Père que l’opération devient possible. En coupant, en délinéant le proto-signifiant de la Chose, celui-ci devient un signifiant à part entière en même temps qu’il se perd et crée le Trou fondamental dans le symbolique. Cette action de coupure s’exerce dans le domaine du langage, qui existe bien sur auparavant, mais elle semble en changer la nature en le sexualisant et en y matérialisant la Loi. Tout signifiant devient alors quelque chose qui a à voir avec le phallus symbolique Φ. Coupé et coupant il se différencie et il s’oppose, donc il s’échange.
L’avoir symbolique est un ensemble de signifiants résultant de l’Œdipe. Ils autorisent un droit à jouir, sous la condition formelle que la Loi soit respectée, cette Loi étant écrite dans la nature même des signifiants et au lieu de l’Autre. Les signifiants de l’Avoir symbolique sont associés à des signifiés réels ou imaginaires. De par leur nature de signifiants ils sont discrets, au sens mathématique du terme. Ils peuvent être le support de la rivalité imaginaire de classe et ressortent plus de l’ordinal que du cardinal. Leur lien avec l’ordre de naissance et le droit d’ainesse n’est pas insignifiant.
iii. Le compte imaginaire
Le compte imaginaire n’est pas non plus exempt de difficultés. On peut considérer qu’il prend pour base le phallus imaginaire φ, assimilable au nombre complexe i, qui présente de bien curieuses propriétés. Ainsi l’absence du phallus -φ est aussi une présence. Car l’absence d’une image reste une image, l’image de l’absence en l’occurrence ; mais ceci est bien, positivement, une image. Ceci s’illustre par exemple d’une photographie et de son négatif, qui pour négatif qu’il soit n’en est pas moins une image.
Inversement le +φ est immédiatement un –φ, car il ne saura y avoir d’objet comblant ; d’où la notation +/-φ. La dissociation de ces deux versants ne semble être possible que dans les impossibilités logiques ou les positionnements inatteignables : passé ou futur, ailleurs géographique[15]. Ce + et ce – relèvent plus de l’attribut, de la conation, d’un type de marquage, que d’une vraie présence/absence ; l’algèbre du phallus imaginaire reste à préciser.
iv. Identification
Mais le compte et le décompte ne sauraient être simplement une question de jugements d’attribution. Les verbes Etre et Avoir ne sont pas aussi polaires et dissociés que ce que peut suggérer un certain discours. La dépendance de ces deux questions est par exemple claire dans l’identification où apparaissent des phrases, éventuellement interrogatives, comme :
« Je suis celui qui a / Je suis celui qui n’a pas / Je ne suis pas celui qui a »
La question fondamentale du désir « Que veux-tu ? », si elle articule le phallus et l’objet a, a comme avoir, articule simultanément les identifications imaginaires et symboliques : Moi Idéal et Idéal du Moi. Traiter l’un indépendamment de l’autre est donc une erreur. A titre d’illustration on peut par exemple évoquer le passage fréquent du « Etre phallus » au « Avoir phallus » lors de l’Œdipe, pour l’homme. Comment se pourrait-il qu’il n’en subsiste pas de traces dans la chose économique? Et sur un plan plus immédiatement appréhendable, cette interaction évoque aussi le spectacle ostentatoire de la richesse, ou de la pauvreté – pauvreté qui peut parfois être montrée et exhibée à des fins de culpabilisation. Si la notion de classe sociale est un discours sur l’Etre au regard de l’Avoir, de quel Avoir s’agit-il ? Dans le jeu ou dans les métiers de l’argent, la savoureuse expression qui parfois se fait entendre après une perte : « Je vais me refaire », confirme la grande proximité de ces questions.
En résumé, non seulement le calcul économique possède trois dimensions et trois types de nombres : continus et réels, discrets, imaginaires, mais de plus l’indépendance entre les notions d’Etre et d’Avoir semble faible et tout à fait mal assurée.
5. Jouer ou ne pas jouer : To bet or not to bet?
Les deux populations
Dans un investissement, le rendement de l’actif, que l’on qualifie de total, se divise traditionnellement en deux composantes : les rendements intermédiaires (dividendes, coupons, loyers…), perçus tout le long de la détention du bien de capital, et la plus-value/moins-value finale qui se réalise entièrement en un instant. Cette décomposition du rendement total se reformule en les deux situations polaires que constituent les valeurs de rendement : versement régulier de cash-flows intermédiaires, sans trop d’espérance de plus-value à la revente ; et les valeurs de croissance : peu ou pas de versements intermédiaires, espérance importante d’une plus-value finale, en un instant, mais pouvant amener également à une perte importante. Ou dans une traduction imagée : valeur de bon père de famille, valeur de la nouvelle économie. Il n’est pas difficile de percevoir ici que les situations psychiques sous-jacentes ne sont pas identiques.
Sur un plan économique, et uniquement pour ce paradigme car il ne s’agit pas là d’une théorisation analytique mais uniquement d’une visée et d’une intuition économique, seront posées deux populations, en radicalisant encore un peu la distinction présentée ci-dessus : les joueurs et les non-joueurs. Nous affirmons ici que le phénomène économique n’est pas seulement le fait des joueurs, des participants au marché dans le sens le plus usuel de ce terme, mais qu’il ressort également des non-joueurs et de l’interaction qui en résulte. Le point haut d’une bulle semble par exemple correspondre au basculement vers le jeu, des non-joueurs, qui n’en tenant plus du spectacle insolent de la richesse cèdent, signant ainsi le début de la fin. Mais sans aller jusqu’à se positionner d’emblée au niveau macroéconomique, le simple pari ne peut pas s’analyser isolément comme le suggère la théorie néoclassique. Car il est aussi un spectacle et met donc en scène un spectateur. En s’appuyant sur le graphe du désir notamment, il pourrait être opportun de tenter de repérer les phénomènes majeurs pour ces deux populations et d’essayer de les intégrer dans le calcul économique du Pile ou Face. Un joueur aurait par exemple maille à partir avec la satisfaction hallucinatoire et le fantasme, tandis que le non-joueur serait plutôt dans le court-circuit imaginaire de la question.
Les deux populations et le signifiant
Ces deux populations sont dans un mouvement dialectique entre elles, par l’intermédiaire du rapport au discours de la théorie économique. Prenons l’exemple d’une des hypothèses centrales de la phinance contemporaine, l’AOA : absence d’opportunités d’arbitrage, ou dans une version dérivée : la loi du prix unique. Celles-ci indiquent qu’il n’existe pas de rendement supérieur au rendement de base sans qu’il y ait du risque, et qu’un même objet économique ne peut avoir qu’un prix. Ce faisant elles fondent la notion de prix de marché, de prix d’équilibre, en tant que juste niveau d’une valorisation établie d’une manière bien plus savante que celle que peut mettre en place un acteur économique lambda. Il ne serait donc pas possible de « battre le marché ».
Or, ce qui est manifeste dans cet argument classique, c’est que cette vérité du marché n’est fondée que parce qu’elle est fausse, ou plus précisément pas encore accomplie, en devenir. En effet, elle ne tient que par le raisonnement par l’absurde suivant : si le prix n’est pas au niveau d’équilibre, des acteurs vont en profiter, et par leur action ils feront remonter les prix trop bas et baisser les prix trop haut. La notion d’équilibre s’inscrit donc dans une dynamique temporelle autour d’un point, mythique, mais rien ne la fonde statiquement à un instant donné. Il s’agit du centre d’une oscillation. Ceci n’est pas sans faire penser à la dialectique Hégélienne de convergence vers le savoir absolu, que l’on reformule dans les termes de la phinance moderne en parlant de : « découverte du prix de marché ». Découverte ou … révélation. C’est donc un mouvement qui à partir d’un certain En-soi du marché, posé comme véridique, va produire le Pour-soi de la cotation, sous l’effet du travail du savoir. Il convient ici d’indiquer que c’est la croyance en l’existence du Prix Vrai qui agit les acteurs économiques et que ce fameux prix de marché n’advient qu’en fonction de ce Crédo. Cette remarque n’a pas pour but un commentaire sur la plus ou moins grande véracité du prix, elle vient simplement pointer l’antériorité logique et nécessaire de la croyance sur la valorisation connue publiquement.
C’est au regard de ce mécanisme non instantané de création du signifiant de marché que les deux populations se différencient. Ainsi les non-joueurs vont s’appliquer à promouvoir cette voix du marché vécue comme raisonnable, réelle et surtout indiscutable : « A quoi bon ? ». La première partie de la dynamique est ignorée et l’accent est mis sur le résultat de la fixation, en un mot sur l’instinct de mort. Cette solidification du signifiant, parfois radicale, aboutit entre autres au phénomène de l’administration et aux mécanismes de l’organisation sociale, dont ceux de l’entreprise. Mais simultanément, la Loi et le désir étant strictement contemporains l’un de l’autre, un mouvement d’oscillation se crée avec les joueurs, première partie de la dialectique du marché. Comme pour le Witz dans lequel une certaine jouissance se produit lorsque la logique de l’Autre est prise en défaut, mise en scène de la faille inévitable du A barré, un certain gain, ici d’argent, s’obtient lorsque la structure morte des signifiants fixés est battue en brèche : c’est l’opportunité d’arbitrage. Mais celle-ci est vouée à disparaitre, dans un processus de resolidification signifiante, préservant ainsi une certaine homéostase économique. Ce mécanisme est un facteur d’adaptation et d’évolution, certainement, mais il est aussi à la source des hystéries monétaires. Une telle manière de lire l’organisation du marché semble se confirmer avec certains énoncés sur les traders : « Plus vous êtes intelligent et plus mauvais vous serez »[16]. L’ironique terme d’intelligent pointant ici une tendance à la réplication des cadres établis…
Ainsi le monde économique semble s’organiser sous l’effet d’une force sclérosante de solidification signifiante radicale et mortelle dont les non-joueurs sont les meilleurs représentants, et une force dissolvante permettant ponctuellement un écoulement monétaire non standard avec les joueurs. Sur ce deuxième point le parallèle entre flux d’argent et libido s’impose. Evoquons pour conclure un dernier point.
Légitimité de la fonction du grand Autre en économie
Au moment de prendre la décision et d’envoyer un ordre l’investisseur ou plus précisément le trader, qui pose la question d’une manière plus pure, est seul face au marché dans une interlocution qui n’est pas sans rappeler la divine ou l’analytique. Que le Marché soit mythique n’est pas doutable. Que l’investisseur l’interroge fondamentalement en y risquant une livre de chair (perte monétaire en cas de mauvais pari) ne l’est pas moins. Le Marché est donc un concept qui vient au lieu de l’Autre comme le laisse voir l’attitude du croupier dans un casino : distant, neutre, muet sauf dans l’annonce des résultats, dans l’énoncé des règles et l’établissement des scansions. Pour autant le Marché est-il l’Autre ? La réponse est négative. Il convient ici de bien garder une rigueur conceptuelle afin d’éviter des amalgames épistémologiquement problématiques. L’Autre est en effet un concept linguistique, un lieu du langage. En ce sens, personne n’est l’Autre, que ce soit le marché, Dieu ou le psychanalyste. D’autre part la structure des signifiants n’est pas topologiquement assimilable, homéomorphe, aux nombres réels qui font ce qu’est le marché c’est-à-dire essentiellement une cotation.
Dans le jeu de Pile ou Face tel que décrit ci-dessus, le croupier s’efface donc en principe devant sa fonction de A, à condition que la pièce soit équilibrée et que ce dernier se conduise comme un croupier doit le faire, c’est-à-dire plus ou moins comme un mort à qui l’on parle et qui parle, un peu. L’Autre, le lieu du code, du trésor des signifiants, relève du langage pas de la parole ou du moins pas directement. Il est le résultat de l’action d’inscription de l’instinct de mort. Mais qu’en est-il si celui qui est au lieu de l’Autre agit ? Par exemple, si la pièce réelle n’est pas équilibrée ou si le croupier a une intention. Car il convient d’analyser le jeu économique non seulement avec les deux populations, mais également en considérant le rôle de celui qui se retrouve en A.
Le premier cas correspond à la tendance de marché, en d’autres termes à l’action de la main invisible. Mais plus que la main peut-être faut-il parler de la voix du marché. Car cette fable organisationnelle passe incontournablement par la réalisation d’une parole de la multitude : le prix de marché. C’est l’audition de cette parole qui rend possible l’organisation, par les agents économiques eux-mêmes, et non une quelconque force démiurgique et manipulatrice. Le fait que le Marché soit une foule semble d’ailleurs favoriser son positionnement en A, comme il en allait par exemple pour le chœur antique… Ainsi, ce qui vient au lieu de l’Autre, par le marché, est un fait social de demande. Ce mécanisme est indiscutablement adaptatif et efficace de par l’appréhension qu’il réalise de la multitude, appréhension qui dépasse de loin la capacité d’un homme. Mais dans son approche théorique standard, qui consiste essentiellement à en faire l’outil d’une maximisation du bien-être social, une ambiguïté forte se manifeste car un tel positionnement évince la castration de sa formulation, réduisant la demande au besoin ou à l’utilité, voire dans le meilleur des cas à la satisfaction. Or le désir enchâssé dans toute demande n’est pas de cet ordre. Quoiqu’il en soit, le marché parle. La probabilité de la pièce ne vaut pas ½, mais une valeur inconnue qu’il s’agit de faire apparaitre.
Toutefois, cette dialectique de découverte ne réduit pas complètement la question. Le second cas, celui du croupier intentionné, illustre tout le décalage entre le Marché et l’Autre. Et ici un mécanisme de classe peut s’inscrire. Car si la classe s’analyse dans la dimension du spectacle avec l’exhibition de l’objet imaginaire qu’est le phallus, elle peut aussi se penser au regard du pouvoir et de la possession d’un certain réel. Celui donc qui se retrouve au lieu de l’Autre, souvent un lieu de puissance, tel le croupier qui a littéralement l’issue entre ses mains, peut être porté à en abuser (délit d’initié, détournement de fonds…), ou du moins avoir un intérêt à la conservation de sa position. En ce sens, il pourra opposer une résistance à la non-transformation du langage économique par la parole du marché. Toutefois, cette résistance sera aussi une forme de présentification sociale de la Loi et donc, dans une certaine mesure, une limitation des effets du malaise de la castration.
Personne n’est donc le grand Autre. Ni le joueur qui le pose comme son interlocuteur fondamental, ni le non-joueur tout occupé qu’il est par la relation imaginaire a-a’, mais aussi et c’est un point qui aurait pu prêter à confusion, pas non plus le croupier. Ce dernier est juste à la place de A. Il présentifie sa fonction pour le joueur, éventuellement pour le non-joueur, mais ce n’est qu’un homme. En ce sens il peut donc aussi avoir des effets sur l’économie si par exemple il triche ou favorise tel ou tel joueur, ou encore s’il détourne l’argent de la banque à son profit. Si le désir pose A dans son principe, pris qu’il est dans le signifiant, personne n’est pour autant ce lieu linguistique.