«Ce qui ne parie que du père au pire»
05 janvier 2024

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JESUINO Angela
Le Grand Séminaire
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Grand Séminaire de l’ALI : Castration ou barbarie ?
Mardi 28 novembre 2023
« Ce qui ne parie que du père au pire »
Intervention d’Angela Jesuino 

 

Comme la formule proposée cette année pour le Grand Séminaire est celle du dialogue, je vais m’appuyer sur la mise en place que Jean-Paul vient de nous exposer – et notamment sur cette distinction qu’il a bien voulu mettre en exergue pour nous, entre la perte pure due à l’entrée du sujet dans le langage, et la castration, c’est-à-dire, l’interprétation sexuelle de ce manque – pour apporter mon grain de sel.

Pour mettre tout de suite en relief ce qui va m’intéresser d’interroger ici, je vais partir d’une définition de la castration comme une opération qui met en place un rapport au réel plus « apaisé », moins effrayant, moins menaçant, moins immédiatement traumatisant justement grâce à cette sexualisation, à cette érotisation du réel via le père.

D’un autre côté je voulais partir d’une définition de la barbarie que nous devons aussi à Charles Melman et que Thierry Roth nous a rappelé lors de son dernier éditorial à savoir : « la barbarie consiste en une relation sociale organisée par un pouvoir non plus symbolique mais réel », un pouvoir qui ne ferait appel à aucune autorité dont la référence serait symbolique, un pouvoir hors discours, incapable de tenir compte des lois du langage.

L’intérêt de cette question – castration ou barbarie ? – relève donc pour moi des modalités du traitement du réel, tant au niveau subjectif qu’au niveau du lien social. Je voulais tenir le fil de cette articulation, car si l’inconscient est le social c’est parce que le traitement du réel, castration ou pas, n’est jamais une affaire privée et que ses modalités sont toujours collectives.

Certainement que cela n’est pas sans rapport avec les destins du concept de castration aujourd’hui, de ce qu’on pourrait même appeler son ravalement. « La castration » est devenue un gros mot dans la culture, voire pour les psychanalystes eux-mêmes. À nous de faire valoir sa pertinence y compris et surtout pour penser les conséquences de ce qui pourrait être de l’ordre d’un affranchissement, d’un dépassement, d’un faire sans, que notre société basée sur le libéralisme économique appelle de ses vœux, comme chacun sait.

Pourquoi ce discrédit alors que Lacan disait dans « Du Trieb de Freud et le désir de l’analyste » que « la castration est le ressort tout à fait nouveau que Freud a introduit dans le désir [1] » ? Peut-être justement parce que « l’évolution social en cours participe de la recherche d’une défense contre la castration » comme soulignait Charles Melman dans L’Homme sans Gravité [2]. Défense certes, mais de quel type ? Comment s’organise-t-elle en termes de structure ? Névrose, psychose, perversion ? Vous savez que les hypothèses à ce sujet ont varié, évolué.

Alors où en sommes-nous ? Car notre tâche en tant qu’analystes ce n’est pas la déploration mais celle de pouvoir situer correctement, tant que faire se peut, où nous en sommes et identifier ce qui peut continuer à faire valoir, d’une façon laïque, que nous sommes les enfants du langage.

Pourrions-nous dire, par exemple, que la question qui le sujet contemporain semble désormais se poser serait plutôt de l’ordre d’un renversement de la formule de Lacan, à savoir : « Comment s’en passer du Nom du père, sans s’en servir ? » En quelque sorte on jetterait la fonction du père avec l’eau du bain du patriarcat ?

À partir de quoi une question ou même plusieurs :

Comment traiter aujourd’hui le manque inhérent à l’entrée dans le langage, si cette interprétation sexuelle, si cette mise en place de la jouissance sexuelle, phallique, est mise en question ?

Serions-nous d’avantage confrontés à la perte pure ? À ce réel sans interprétation sexuelle ? Est-ce là une conception moderne ou oubliée, d’envisager le rapport au réel comme constituant une menace ? Le fait est que sans ce voile, sans la cape de la jouissance phallique, nous sommes plus confrontés à un accès au réel via le traumatisme et la privation. Comme nous savons, aujourd’hui tout est traité dans le lien social à l’aune du traumatisme et le syndrome post-traumatique est devenu un diagnostic courant, et pour tout dire un peu fourre-tout. Une autre voie qui se dessine c’est l’abord du réel via son imaginarisation, mais une imaginarisation qui se dispenserait d’un bord symbolique, sans justement ce qui pourrait le rendre moins effrayant.

Alors quid de la sexualité ? Elle n’est plus au-devant de la scène comme on le sait. Il est aisé de constater que la jouissance sexuelle se trouve aujourd’hui au même rang que les autres jouissances. Dans quelle mesure le nœud borroméen à 3 n’est-il pas une écriture de la structure qui anticipe cela ? Mais cette écriture, ce nouage, supposait l’équivalence des trois registres RSI. Or, il me semble que nous ne sommes pas toujours dans la possibilité d’écrire cliniquement ce nœud. Nous pouvons nous retrouver, pour certains cas, du côté d’une mise à l’écart du symbolique et d’une prégnance accrue de l’imaginaire et ou du réel. Cela poserait autrement la question des jouissances et la manière dont le sujet circule là-dedans. Et puis, autre question : avec quelle orientation possible dans cette circularité ?

Quid de la sexuation, si l’identité qui prime est fabriquée avec des images et avec un corps corps-véable à merci qui s’y plie tant qu’il peut ? Ce type de sexuation même si elle se dispense du phallus, finit néanmoins par trouver une limite, car le corps ne s’y plie pas jusqu’au bout. Ce que la clinique actuelle nous enseigne c’est que côté jouissance, ça ne suit pas forcément toutes les déclinaisons identitaires voulues, identités imaginaires plutôt, et pour cela plus plastiques. Dans ces cas, la limite donnée n’est pas phallique, le sexuel reste effacé, la limite se trouve dans le réel du corps lui-même.

Si la castration est aujourd’hui mise sur la sellette par le lien social qui nous entoure, comment s’institue le désir ? Au nom de quel père ? Au nom de quelle interprétation de l’impossible, de quelle interprétation du réel ?

Cette difficulté semble ouvrir le primat de la pulsion en détriment du désir, mais il me semble que cela se payerait du prix de décorréler l’objet a du phallus, ce qu’expliquerait l’emballement pulsionnel qui marquerait notre clinique, discours capitaliste oblige.

De la même façon, si c’est le père dans sa fonction qui nous introduit dans la jouissance phallique, aujourd’hui nous avons à faire davantage à la jouissance objectale, une jouissance qui est en libre-service dans nos sociétés consuméristes. Où est la limite ? Qu’est-ce qui viendrait faire valoir un impossible en dehors de cette interprétation sexuelle ?

Je continue à interroger notre rapport au réel. Il y aura toujours un impossible, même s’il faut opérer des déplacements. Le sujet moderne qui se passerait donc du Nom du Père, et de son interprétation sexuelle du réel, serait amené à « aménager des réels, des impossibles mais à travers des procédés erratiques, souples, mobiles [3]» comme nous indiquait Charles Melman. À vrai dire il serait davantage polythéiste, à chaque réel sa menace et son Dieu pour y répondre. Il serait même davantage « poly » tout court.

Comment ça s’inscrit le manque alors ? La castration via le père reste la seule voie ?

Nous constatons cliniquement que non. Si nous sortons effectivement de la logique de la dette symbolique, comment est-ce que ça se paye ?

Jean Paul a parlé de l’anorexie, je vais dire un mot sur la boulimie : Il s’agit de créer le manque dans le réel du corps, tout manger puis tout vomir pour que ça soit enfin vidée. L’interdit n’est pas sexuel, cela se déplace, il devient alimentaire. À partir de quoi, il faut vomir l’interdit qu’on englouti mais qu’on n’incorpore pas, dans une logique toujours à renouveler, dans une jouissance sans fin où le sujet est à chaque fois éclipsé.

Parlons aussi de cette pratique de plus en plus répandue de nos jours qui est celle du tatouage. Tatouage ici comme inscription dans le réel et dans l’imaginaire du corps de ce que ne peut pas s’inscrire ailleurs : filiation, deuils, nom propre, traits d’appartenance. Un corps moins corpsifié dans le langage, moins unifié par le signifiant, mais surface à trouer, à scarifier, lieu d’inscriptions parfois efficaces, comme dans le deuil notamment.

Il ne faut pas oublier que ce sont des solutions dites nouvelles avec des prix nouveaux et c’est à ça que nous avons à faire dans la clinique. Mais de solutions à quoi ? Notre mutation culturelle essaie de répondre à sa façon au défaut du rapport sexuel, essaie de nous guérir de ce symptôme que nous imputons au père.

Mais la castration n’est pas d’office, nous disait Ch. Melman : « Qu’il y ait de trou de par le langage ne condamne pas forcément la créature à faire que ce trou concerne le sexe »

Le patriarcat en déroute, largement dénoncé, laisserait la voie ouverte à quel autre traitement possible du réel ? Quelle alternative à la castration ?

Nous savons que Melman a beaucoup insisté sur un type d’organisation sociale où le lien social n’est nullement assuré par la castration, par un père mort justement et où c’est un maitre réel qui dispose là d’un pouvoir, de la possibilité d’exercer des effets de privations et des frustrations et puis d’avoir des effets de donation – donation imaginaire du phallus, mais donation tout de même. Cette structure s’appelle le Matriarcat et s’organise autour d’un pouvoir non médiatisé, indépendant de la castration, elle s’organise autour d’un maître réel.

Évidemment, cette transmission imaginaire du phallus par donation, qui émanerait du champ Autre, a toute une série des conséquences qui différent de celle d’une castration orchestrée par le père symbolique, notamment en ce qui concerne la sexuation pour une fille et pour un garçon. Je ne vais pas avoir le temps de déplier cela ici.

Par contre je vais m’attarder un instant sur cette figure du « maître réel » et ses affinités avec le matriarcat largement mis en évidence par Charles Melman et que, je crois, est complètement passée aux oubliettes. C’est dommage, parce qu’il me semble qu’on peut reconnaitre cette figure du maitre réel dans un certain type d’exercice du pouvoir qui nous voyons prendre place aujourd’hui.

Le maitre réel vient répondre à la question de savoir s’il existe un autre maitre possible que ce S1 qui tire son pouvoir d’une délégation à lui acquise du fait que la castration est là entérinée, reconnue. Seulement ce maitre-là contrairement à celui qui s’autorise du S1, n’est pas du semblant. C’est un maitre qu’il faut bien qualifier de réel. C’est le trait unaire dans le réel, mais en tant qu’il ne viendrait aucunement se repérer de ce qui serait une castration, et sa mise en place ne serait aucunement contemporaine d’un processus de castration.

C’est le maître qui ne se soutient pas du signifiant, et qui ne supporte pas spécialement ce qu’il en serait d’une maitrise par le signifiant. Ce qui émane de lui, ce n’est pas du signifiant maitre : ce sont des ordres. Pas de discours en vue donc, sa faillite plutôt.

La question intéressante est bien celle de savoir quelles sont les affinités entre un maître réel et une mère. Autrement dit, celle de savoir pourquoi c’est ce type de maître réel qui est proposé comme étant celui qui organise la structure du matriarcat. Leurs affinités découlent du fait qu’ils occupent le même espace Autre : en effet ils ont cette même possibilité, liée à leur non soumission au signifiant maître, de venir, non pas représenter, mais incarner « l’instance Une dans un Autre non barré. D’où la transformation de l’au-moins-un en l’une-pour-tous, dès lors qu’elle ne symbolise pas le manque mais la capacité d’une distribution généralisée [4] ». Exit le père et le sexuel.

Est-ce que le retour de ce type de maitrise serait lié à la levée de cette interprétation sexuelle du manque ? « A partir du moment où l’ics n’est plus sexuel, le réel n’a plus rien à nous dire, si ce n’est à nous commander, à fonctionner sous le mode impératif, comme un impératif catégorique [5] » soulignait Charles Melman.

Mais si nous vivons ce que serait un retour du matriarcat et de ses formes de pouvoir,

il faudrait ajouter : retour d’un matriarcat cestes, mais d’un matriarcat cette fois-ci technicisé, comme l’avait déjà prédit mon cher Oswald de Andrade[6] dans les années cinquante du siècle dernier. Ce qui nous obligerait à nous interroger sur l’apport de la technique dans ce type d’abord du réel.

Pour conclure je vais revenir à la citation dont est extrait le titre proposé pour ce premier dialogue :

« L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt de ce qui perdure de perte pure, à ce qui ne parie que du père au pire[7] »

Alors ça serait quoi le pire, puisque Jean-Paul a dit que j’en parlerai ?

Difficile d’y répondre d’autant plus si on renonce au catastrophisme ambiant, psychanalytique compris !

Je vous propose donc de relire Lacan dans …ou pire, justement :

« Ce dire, celui que je reprends de mon séminaire de l’année dernière, s’exprime, comme tout dire, dans une proposition complète : il n’y a pas de rapport sexuel. Et ce que mon titre avance, c’est qu’il n’y a pas d’ambiguïté. C’est qu’à sortir de là, vous n’énoncerez, vous ne direz que pire.

Il n’y a pas de rapport sexuel se propose donc comme vérité. Mais j’ai déjà dit, vérité, qu’elle ne peut que se mi-dire. Donc ce que je dis, c’est qu’il s’agit, somme toute, que l’autre moitié́ dise pire  [8] »

Je reprends ma question : ça serait alors quoi, dire pire ?

Si je peux me risquer, il me semble que pire ce serait de renoncer au dire, ce serait de renoncer à dire, de renoncer à soutenir un dire, avec ses effets sur le réel.

Voilà notre tâche renouvelée si nous acceptons de ne pas vouloir sauver le père – Lacan y a renoncé, à sa manière, à la fin de son travail -, mais de continuer à faire valoir sa fonction comme laïque, comme pur effet du jeu de langage, avec les moyens du bord bien sûr, mais toujours avec les outils qui sont les nôtres.


[1] « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Seuil, p.853
[2] Charles Melamn, L’homme sans gravité, Denoël, 2002, p.55
[3] Ibid, p.112
[4] Ch. Melman, Problèmes posés à la psychanalyse, Paris, Erès, 2009, p. 54-83
[5] Charles Melman, L’homme sans gravité, Denoël, 2002, p.218/220
[6] Oswad de Andrade, « A crise da Filosofia Messiânica », in Do Pau Brasil à Antropofagia e às Utopias, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1978
[7] J. Lacan, “Télévision” (1974), Autres Écrits, Seuil, 2001
[8] J. Lacan, Séminaire …ou pire, leçon du 8 décembre 71, Éditions ALI