Je voudrais, à partir d’une lecture du cas Dora (en me référent à la publication Cinq psychanalyses, éditions puf), soulever le problème difficile que rencontre Freud lorsqu’il tente de relater ce cas clinique et qui continue à se poser aux analystes, à savoir, le problème de la transmission de la clinique analytique. J’axerai essentiellement mon propos sur le passage de la clinique médicale à la clinique analytique.
1-La clinique analytique
S’il est largement admis qu’il est difficile de rendre compte de la clinique analytique, il est aussi largement admis que cette clinique existe et qu’elle a des spécificités. Il me semble qu’une des plus importantes spécificités de cette clinique est avancée d’emblée par Freud dans « ce fragment d’une analyse ». Le choix de ce titre pointe d’emblée le caractère fragmentaire de la transmission en matière de clinique analytique. L’exhaustivité n’est pas de mise et n’est pas non plus le but de la transmission. Cette démarche éloigne d’emblée du repérage clinique médical et notamment en neurologie, spécialité du Dr Freud, où tendre vers l’exhaustivité est la règle. Dès son avant-propos, Freud annonce que son abord de la clinique analytique comme de sa transmission sera marqué par un trait de spécificité, un trait que nous pourrions dénommer « le trait pas tout ». Freud prévient d’emblée ses lecteurs qu’ils ont à « ramener à des propositions raisonnables ce qu’on peut se croire en droit d’attendre de » lui (avant-propos). On peut avancer que Freud le chercheur vient ici soutenir Freud le praticien afin que celui-ci dévoile les prémisses de cette nouvelle clinique à laquelle il se confronte. Un chercheur est en droit de rendre compte de résultats fragmentaires.
Freud convient de même que « publier des résultats… surprenants » (avant-propos) est fâcheux pour lui, mais comme il s’agit de « sa recherche » sur l’hystérie, en rendre compte à ses confrères lui semble nécessaire. En cela aussi, il se soutient de la tradition de la recherche médicale. Rencontrer des faits cliniques « surprenants » aiguise l’intérêt du clinicien chercheur autant qu’il attire la désapprobation du médecin dogmatique bien installé dans son savoir rigide et immuable.
Freud se soutient ainsi de la pratique et de la recherche clinique médicale pour avancer les premiers résultats de la découverte de la clinique analytique. Mais ce qu’il rencontre n’est pas un inachevé qui viserait à s’achever au fil des avancées des recherches médicales. Ce qui le surprend n’est pas non plus voué à être compris puis répertorié dans l’encyclopédie médicale. La clinique analytique et c’est son lot, opère par la surprise. Le savoir qu’elle révèle est fondamentalement, structurellement, fragmentaire ce qui s’oppose à tout savoir constitué, fût-il médical. Ce caractère fragmentaire et surprenant de la clinique analytique, Freud le découvre et nous le transmet par la publication même de ce fragment d’une analyse.
Dès cet avant-propos Freud se pose une interrogation, qui est toujours d’actualité dans le milieu analytique, celle de la justesse de publier des cas cliniques. En tant que médecin, rendre compte de sa clinique à ses confrères par la publication de ses observations s’impose à lui. Il est néanmoins d’emblée sceptique car il est très rapidement attentif au caractère très particulier du matériel clinique recueilli par sa nouvelle méthode. Les réticences de Freud à publier ce cas Dora, sa difficulté à abandonner l’exactitude pour tendre vers ce qu’il nommera la véridicité et qui transparait tout au long de ce récit clinique font transmission. Freud nous révèle ainsi l’inéluctabilité lors de toute transmission d’une perte. C’est là un enseignement (aux deux sens du terme) fondamental d’une clinique qui se confronte au réel, à l’impossible et en tient compte dans sa démarche. C\’est là aussi un pas qui éloigne la psychanalyse de toute recherche scientifique fut elle médicale.
2-La publication de cas cliniques
Ce débat autour de la publication des cas cliniques ou de ce que l’on nomme les vignettes cliniques est assez particulier à la psychanalyse car sous réserve de quelques précautions éthiques la publication de cas ne fait pas débat en médecine. Ce débat peut être lu comme résultant du fait que la transmission de la clinique analytique constitue la discipline elle-même, avant de constituer la pierre angulaire de son enseignement. En effet la formation des analystes repose en premier lieu sur leur propre analyse et la distinction entre analyse didactique et analyse personnelle a été vite abandonnée par le corpus analytique vu que toute analyse est personnelle et didactique.
Le symptôme lui-même dans cette discipline comme on le développera plus loin ne révèle la structure que dans l’adresse à l’analyste. Il y a là une « inextricabilité » entre clinique et enseignement qui est sans commune mesure avec ce qu’il en est du lien étroit qui existe entre la clinique médicale et l’enseignement de la médecine.
3- Une clinique de la structure
Le devoir auquel Freud succombe est « la publication de ce que l’on croit savoir sur la cause et la structure de l’hystérie » (avant-propos). Ce devoir s’inscrit dans le cadre de ses recherches sur la structure. On voit ainsi Freud faire transmission pour ses lecteurs les plus attentifs. Tel a été le cas de Lacan qui développa largement cette recherche sur la structure. On relèvera de même que c’est le terme de recherche qui est privilégié par Freud. Il rend ainsi compte du caractère inachevé, en permanence sur le métier à tisser de tout apport en matière de clinique. En psychanalyse, il n’y a pas un département dévolu à la recherche, celle-ci est inhérente à l’exercice même de la discipline. Il est important de rappeler ceci, car nous pouvons observer, aujourd’hui la méfiance et la critique de certains analystes devant toute velléité de recherche clinique qui tenterait de nuancer ou d’innover en matière de repérage des structures. Ces critiques n’empruntent que rarement l’exemple de Lacan dont la critique acerbe des abords cliniques de ses contemporains s’accompagnait d’une étude approfondie de leurs publications, ce qui a contribué aux de réelles avancées que Lacan a apporté à notre discipline.
Freud lui-même, a pu évoquer la recherche et il opta pour l’archéologie et déclara : « ramener au jour, après un long ensevelissement, les restes inestimables, de l’antiquité » (avant-propos). Une des leçons du cas Dora sera de montrer à son analyste les limites du parallèle avec tout type de recherche, serait-ce les fouilles archéologiques. Le travail analytique s’avère ne pas consister à « ramener des restes ». C’est dans l’ici et maintenant de la cure et de son moteur, le transfert, que la recherche s’effectue. Une recherche qui s’avère bien différente de la recherche médicale comme des fouilles archéologiques. Le matériel recueilli est susceptible d’être explosif vu que la cure carbure grâce au moteur transférentiel. Breuer devant le feu de l’amour de transfert d’Anna O a abandonné ce domaine de recherche pour se replier sur la recherche médicale. Freud quant à lui, a accueilli cette découverte du transfert, un matériel vivant et en activité alors même qu’il s’attendait à déterrer des reliques inoffensives. Il a laissé partir Dora, a appris la leçon et nous l’a transmise dans « ce Fragment d’une analyse ». En laissant partir Dora, il a aussi été confronté à la difficulté pour tout médecin qui en en passe d’être analyste d’abandonner la fureur de guérir.
4-Le transfert
Freud a pu soigner le père de Dora dans une position médicale classique avec succès. « C’est probablement du fait de cette heureuse intervention (médicale) que le père… confia (sa fille) en vue d’un traitement psychothérapeutique » (p. 11). À leur insu les différents protagonistes se retrouveront pris dans les méandres du transfert tel qu’il se joue non pas dans l’intervention médicale ou encore dans la psychothérapie mais dans les fragments de cures. Freud réalise que le transfert que le malade « effectue régulièrement sur la personne du médecin » (p. 88), diffère de ce qu’il en est du transfert dans la cure analytique et auquel le cas Dora le confronte. Freud écrit transfert au pluriel car il perçoit alors la différence entre ce qui a pu se jouer dans le traitement médical du père de Dora comme d’autres malades de neurologie et ce qui se joue lors du traitement psychanalytique de Dora. Il en conclue que : « la cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle ne fait que le démasquer comme les autres phénomènes psychiques cachés » (p. 88).
Freud relate les événements transférentiels. Et l’on perçoit d’emblée qu’il s’agit, en matière de transfert, d’un lieu plus que d’un lien. C’est peut-être ce qui lui permet de lire le départ même de Dora, comme une adresse transférentielle. L’analyste ne peut contrairement au médecin lire correctement les symptômes qui sont éminemment subjectifs qu’en détachant soigneusement sa propre subjectivité de celle de son analysant, c’est ce que n’a pas réussi à réaliser Breuer. Dans la cure, c’est de la subjectivité du patient qu’il est question et non de celle de l’analyste. C’est en ce sens que le lieu du transfert est un lieu unique et non un lieu où se confronteraient transfert et contre-transfert.
Freud, en partageant avec nous ses points de butée sur le Réel nous permet, nous ses lecteurs de saisir l’effet sidérant de la sémiologie analytique. En lisant le matériel « explosif » qu’il amène personne ne peut rester indifférent. C’est ainsi aussi que ce matériel fait transmission. Le fait même que ces résultats cliniques soient perçus comme de la foudre lui révèle et nous révèle à chaque lecture, le caractère absolument singulier de notre clinique. Une clinique de l’inconscient qui opère comme une formation de l’inconscient et qui se transmet de la même façon. Lorsqu’on parle de formation de l’inconscient en matière de clinique, on évoque souvent le trait d’esprit. Ce qui se transmettrait de la clinique ce serait ainsi un trait similaire au trait d’esprit. Cette transmission se ferait de façon inattendue et surprenante. Ceci interviendrait aussi bien lors de l’analyse personnelle que du contrôle, des présentations de malades ou de toute autre modalité d’enseignement de la psychanalyse.
5-La transmission des traits cliniques
Le fait qu’il s’agisse ainsi de « traits » cliniques à transmettre expliquerait peut être que ce soit par l’écriture que l’on peut en rendre compte et c’est ce qui s’est imposée à Freud. On sait l’importance qu’accordera la psychanalyse notamment lacanienne à l’écrit en matière de clinique. Un écrit sous forme de récit de cas cliniques pour Freud et un écrit sous formes de mathèmes pour Lacan. Un écrit lacanien qui se détache encore plus de l’observation médicale classique et qui tient compte de l’espace et de la lettre. Freud lui-même a fait des tentatives pour se dégager de l’imaginaire du récit et ceci en proposant des schémas lors de certains de ces écrits.
Freud s’étonne lui-même du style d’écriture qu’il adopte pour rendre compte de ces cas. Il s’étonne aussi de l’ordre qu’il adopte pour les décrire et qui diffère de celui habituellement suivi dans les comptes rendus cliniques médicaux, il dit : « j’exposerai donc le matériel qui se présente pour l’analyse de ce rêve, dans le désordre assez bigarré qui s’impose à moi en le relatant » (p. 70). Dans cette observation de Dora, on retrouve le souci du neurologue de décrire soigneusement le moindre détail clinique et de peaufiner l’anamnèse à l’extrême. Le style et l’ordre de cette narration s’éloignent néanmoins de ceux de l’écriture médicale et l’écriture de Freud n’est finalement pas réellement descriptive. Ceci est lié, comme il dit, à « la nature du sujet traité » et en cela ce style fait aussi transmission, non pas dans le sens où un style d’écriture serait reproduit par des élèves, où qu’il ferait école, mais dans le sens où il incite chacun à transmettre sa clinique dans le style que lui dicterait la nature du sujet qu’il traite. En cela Lacan s’est avéré être un élève fidèle à cet enseignement car il inventa pour transmettre sa clinique un style qui du moins en apparence semble fort éloigné de celui de son maitre. Lacan est un élève de Freud en ce qu’il endosse la transmission dans un mouvement de lecture et d’écriture mais son attitude diffère totalement de celle d’un élève confronté à l’héritage académique de ses prédécesseurs. Lacan lit Freud, fait des trouvailles qu’il écrit et ceci dans le cadre d’une relation transférentielle.
Le respect par Freud de ce qui s’impose à lui comme type d’écriture et comme désordre dans cette écriture, vient appuyer ses trouvailles en matière de technique analytique et notamment l’association libre de l’analysant et l’attention flottante de l’analyste. Freud évoque le voisinage temporel des associations et là encore, le compare à l’écriture, « exactement comme, dans l’écriture, a et b juxtaposés signifient qu’il fallait en faire la syllabe ab » (p. 26-27) et c’est par ce type d’écrit qu’il rend aussi compte de la technique analytique à la lettre, alors même qu’il s’en défend.
6-Psychanalyse et génétique
Freud en tant que médecin s’interroge et travaille sur la part de l’hérédité et notamment de celle de la syphilis dans l’étiologie des névroses (p. 12, note de bas de page). Les données qu’il avance à ce sujet ne sont évidemment pas de mise actuellement. Mais il est intéressant de noter que cette recherche d’une cause infectieuse et héréditaire ne l’empêche pas de mener parallèlement sa découverte de la psychopathologie des névroses. C’est une leçon qui doit être rappelée à tous ceux qui discréditent les apports de la psychanalyse à chaque avancée des recherches génétiques ou autres recherches scientifiques concernant l’étiologie des maladies mentales. En évoquant la toux et le catarrhe de Dora comme ceux de la jeune fille qu’il mentionne dans un renvoi de bas de page 61, et leur relation avec ces mêmes symptômes chez leurs proches, père et grand-mère, il n’évoque ni la contamination infectieuse ni la transmission héréditaire. Il parle plutôt d’identification hystérique et de retour du refoulé sexuel sous forme de phonèmes. Il dit en évoquant le déplacement du catarrhe : « le catarrhe qui, à l’aide de ce mot, avait été déplacé de bas en haut… »
Dans cette observation, on voit comment Freud, en référence à sa formation médicale relate les symptômes de Dora et les décrit soigneusement, on perçoit alors la finesse clinique du neurologue comme la rigueur de l’anatomopathologiste. Mais on remarque aussi comment très rapidement, il place le symptôme entre l’écrit et l’oral. Il se réfère notamment explicitement à la lettre quand il écrit : « le voisinage temporel des associations, exactement comme, dans l’écriture, a et b juxtaposés signifient qu’il fallait en faire la syllabe ab » (p. 26-27) et ceci en évoquant la périodicité des symptômes dans ce cas d’hystérie. On relève aussi l’importance qu’il accorde au chiffre, qu’il isole comme un trait de répétition « seule la durée de la crise demeura comme marque De sa signification primitive » (p. 27).
7- La question de l’adresse
Il est aussi confronté à la singularité du symptôme et de sa détermination. Au moment même où il veut constituer une théorie analytique, il se confronte à sa principale singularité, à savoir que dans cette discipline, la clinique comme la théorie ne se constituent que dans l’adresse. C’est au moment même où il nous adresse son travail que Freud fait les plus importantes découvertes de ce que l’observation de Dora lui enseigne. Il nous transmet par là même que la théorie analytique est une théorie interrogative. Seule cette interrogation amène l’énonciation qui assoit les jalons de la théorie. Le prototype de la référence théorique en psychanalyse étant la théorie sexuelle infantile. Il s’agit d’une pulsion de savoir qui se mue en désir de savoir lorsque le sujet advient et que le fantasme s’organise. Cette interrogation appelle à l’énonciation et ouvre à un savoir qui est voué à rester une interrogation sur le savoir. Cette interrogation en appelle à un appui signifiant. C’est dans ce sens que la psychanalyse dans sa clinique comme dans sa théorie tend vers une articulation entre le tout et le pas tout, le tout de l’énonciation et le pas tout de l’interrogation.
L’interrogation dont il s’agit ici s’éloigne de ce que l’on nomme l’interrogatoire dans la pratique médicale. Il ne s’agit pas de faire une anamnèse exhaustive afin de procéder à une historisation, il ne s’agit pas non plus de répertorier une liste de symptômes, il s’agit encore moins de répondre à un questionnaire. L’interrogation dont il s’agit est un questionnement qui vise à isoler la singularité du cas rencontré. De plus c’est une interrogation plus sur le non sens que sur le sens, plus sur le non su qui nous surprend que sur le su qui nous conforte.
8-Le symptôme
A propos de la toux de Dora, après de longs développement du Dr Freud cherchant des explications à ce symptôme arrive cette phrase (p33) « je m’aperçus, grâce à certaines particularités de son mode de langage (particularités que je néglige ici comme je le fais de la plus grande partie purement technique du travail psychanalytique) que cette proposition masquait son contraire : à savoir que son père n’avait pas de fortune. Ceci ne pouvait avoir qu’un sens sexuel ». On voit bien que pour Freud ce qui opère est bien le signifiant « fortune » qu’il isole. Et que c’est au niveau de son sens sexuel en allemand que cela opère. Il nous dit que c’est cela qui relève de la technique du travail analytique et qu’il ne développerait pas dans son observation, celle-ci étant initialement destinée à fournir un matériel clinique afin de convaincre ses collègues médecins de sa nouvelle méthode. Au moment même où Freud nous transmet cet élément clé de la technique analytique: l’importance du signifiant, il ne le fait qu’à son insu. La transmission, lors de l’écrit survient dans son texte nous éloignant inéluctablement des modes d’enseignement antérieurs à la psychanalyse et notamment de l’enseignement universitaire médical. La principale référence à l’enseignement médical dont Freud admet l’autorité est celle des présentations de malades de Charcot.
La surdétermination du symptôme est un concept qu’élabore Freud et qui contribue à l’éloigner de la médecine. En pratique médicale, le diagnostic étiologique vise à évoquer parfois un large panel de causes mais le but est d’en retenir une, afin de prescrire le traitement adéquat. La surdétermination du symptôme quand à elle, « aiguillonne » non vers une cause unique et déterminante mais vers une série de « guirlandes », pour reprendre le vocable freudien, qui révèlent les facettes constituantes de la structure psychique du sujet. Une structure topologique comme le démontrera J Lacan, qui affirme que le symptôme fait partie du sujet de l’inconscient. Percevoir le symptôme comme constituant de la topologie de la structure psychique est la seule approche permettant de traiter ce symptôme de façon juste, de façon logique.
Mais Freud déjà semble bien percevoir le symptôme comme une création et comme une adresse. Il développe largement l’adresse qu’en fait Dora aussi bien à son entourage qu’à lui-même. Un exemple saisissant concerne l’aphonie de Dora, Freud nous montre comment ce symptôme est adressé et par là même, il nous rappelle que la parole n’est possible que par l’adresse (p27).
Le symptôme devient ainsi non pas un signe clinique mais un outil précieux de la cure. Cette notion d’outil de la cure se distingue radicalement de la recherche d’une série de signes cliniques pour établir un diagnostic médical. Il ne s’agit nullement en psychanalyse d’additionner des symptômes comme le préconise une certaine pratique psychiatrique, celle qui se réfère au DSM. Et si l’on envisageait de le faire, on se heurterait rapidement au fait que l’inconscient ne connaissant pas la contradiction, le cumul serait bien étrange. Freud nous avait pourtant bien prévenus qu’il ne fallait pas « prendre l’échafaudage pour la construction » (Interprétation des rêves, chapitre 7).
Il ne s’agit pas non plus, en clinique analytique de déterminer un terrain particulier qui prédisposerait à la névrose. Si ce n’est à écrire, ce terrain : « Taire UN », en effet, c’est à taire un Un unifiant qui rendrait compte de façon complète, unique et immuable de la clinique, que s’emploie l’enseignement de la psychanalyse. C’est au contraire une clinique de cet Un qui envahit actuellement les champs de la santé mentale. Une approche médicale de plus en plus basée sur des conduites à tenir standardisées, des arbres décisionnels univoques, des protocoles thérapeutiques uniformes et des méthodes d’évaluation des connaissances reproductibles devient de plus en plus prépondérante. Cette pseudo scientificité vise à évacuer la subjectivité des praticiens, comme si cela pouvait être possible ou souhaitable car n’est ce pas l’intuition couplée à la rigueur de la formation qui font l’efficience médicale ? On évacue le doute, l’hésitation, la surprise et l’esprit de synthèse, seuls éléments capables d’aiguiser un esprit réellement scientifique. Aussi est il important aujourd’hui de continuer à transmettre cet apport fondamental de la psychanalyse qui considère le symptôme comme un constituant de la topologie de la structure psychique.
La surdétermination n’est pas la multifactorialité non plus, il ne s’agit pas de facteurs de risque qui cumulés prédisposeraient plus ou moins à la névrose et qu’on pourrait traquer un à un dans un but préventif ou curatif. La surdétermination freudienne du symptôme est tout aussi valable pour d’autres formations de l’inconscient telles que le rêve ou le lapsus. Ceci montre que la seule affection dont le symptôme se rapproche est « l’affection » du corps par le langage. Il s’agit là de la seule cause réellement favorisante du symptôme au sens que lui donne la psychanalyse. Le fait que le corps soit pris dans le langage, le fait que le corps soit affecté par les signifiants et que ceux-ci représentent le sujet pour d’autres signifiants, c’est ce qui explique que le symptôme puisse révéler le sujet. Le symptôme « aiguillonne » sur la structure à condition qu’il soit traité en cure par la machine langagière. Le sujet se retrouverait ainsi représenté par un signifiant pour un autre signifiant et non plus figé et réduit au symptôme. Le fait que les signifiants soient multiples et différents les uns des autres ne permet cependant pas de parler de multi causalité du moins dans le sens que la médecine donne à ce terme.
Le symptôme n’éclaire sur la structure psychique que dans la mesure où il est adressé à l’analyste. Le cas Dora nous montre les multiples adresses que la jeune fille vise par ces divers symptômes Et il s’agit de bien distinguer le moment où ce symptôme est utilisé pour traverser diverses épreuves dans le rapport de Dora aux autres et le moment où le symptôme trouve une adresse qui lui permet de devenir signifiant, soit lors du fragment de cure. Encore plus qu’en médecine où le malade ne peut éthiquement être réduit à son symptôme, en matière de psychopathologie, le symptôme ne peut être correctement abordé que dans son lieu de constitution, ce lieu Autre, lieu de constitution du sujet.
9-La formation de l’analyste
Dans toute l’œuvre de Freud mais particulièrement dans ses observations cliniques, on sent la mise en place du trépied de la formation analytique au moment même de la naissance de la psychanalyse. On voit bien par exemple que dans cette observation, Freud fait appel à une personne tierce, à un contrôleur. Il est intéressant de noter que Freud pour son analyse (notamment dans ses correspondances avec Fliess) comme pour cet appel au contrôle, qu’on peut lire en filigrane du cas Dora, passe par l’écrit. Au moment même où il découvre les effets du transfert, il réalise qu’en tant qu’analyste, il est compris dans ce que son analysante dit et il semble par l’écriture de ce cas en appeler au contrôle. Si l’aire transférentielle peut être considérée comme un dispositif topologique de type bande de Moebius, le contrôle constituerait une coupure dans ce dispositif, une tentative de se dégager de cette prise de l’analyste dans l’aire transférentielle et qui pourrait expliquer l’emploi par certains du terme de contre-transfert, ci celui-ci désignait : « tout contre ». Au moment même où Freud met à l’épreuve sa théorie, au moment même où il tente de rendre compte de sa clinique il produit cet écrit qui peut se lire comme une tentative d’adresser un message afin qu’il revienne sur le lieu transférentiel sous une forme inversée. Et comme il s’agit d’une observation princeps, nous pouvons lire aujourd’hui ces effets de contrôle dans la relance du processus de découverte qu’opère la publication de ce cas clinique. Une petite idée en est donnée par les notes de bas de page qui jalonnent cet écrit.
Cet appel au contrôle n’est pas sans enseignement car il nous révèle comment celui-ci se loge dans cette tentative d’articulation entre énonciation et interrogation ou encore entre Tout et Pas tout comme nous l’avons avancé. L’observation du petit Hans nous semble à cet égard exemplaire de la tentative de Freud de vivre et de rendre compte en même temps de cette tentative de contrôle. Le recours au père de Hans est l’astuce dont il s’est saisi pour mette en place ce dispositif évoque la nécessité du contrôle car l’analyste fait partie du cas clinique.
Cette prise de l’analyste dans l’aire transférentielle nous la lisons dans l’œuvre freudienne. Freud, dans la transmission de sa clinique comme de sa théorie est toujours là. Il est là explicitement quand il nous révèle ses rêves et il est là implicitement quand il se loge dans les rêves et les symptômes de ses patients, ces formations de l’inconscient dont Freud constitue l’adresse. Dans le cadre de ce thème du passage de la médecine à la psychanalyse, un rêve de Freud nous semble à cet égard, exemplaire, celui de l’injection faite à Irma. On y rencontre la multiplication des identifications aux collègues médecins, l’intérêt de l’examen de gorge notamment par le médecin ORL Fliess qui a suscité le transfert de Freud notamment par ses hypothèses qui imaginarisent le lien entre le lieu du langage et celui du sexe. Le désir de Freud que la psychanalyse acquiert les Lettres de noblesse de la science culmine dans cette formule de la triméthylamine qui figure dans son rêve. Mais c’est alors sur le réel de la lettre comme expression du désir inconscient, que Freud bute et qu’il transmet.
10- Freud entre théorie et pratique
Freud avait écrit cette observation de Dora pour appuyer sa théorie sur le rêve mais quand il analyse le premier rêve de Dora, il écrit : « je pourrai maintenant hésiter entre les deux voies qui s’offrent à moi : faut-il m’attaquer d’abord au résultat que fournit ce rêve pour l’histoire de ce cas, ou plutôt en finir avec l’objection contre la théorie qui en découle ? » (p. 54). Freud fait le choix de « la première voie ». Il choisit en clinicien, de « s’attaquer d’abord à ce cas » et il nous transmet ainsi en théoricien, l’importance en psychanalyse du Un comptable. Un Un qui se distingue du Un totalisant. L’observation de Dora est unique mais elle nous renseigne sur la structure hystérique, le rêve de Dora est particulier mais il vient confirmer le fait que le rêve est la réalisation d’un désir. Freud s’attache à ce qui lui semble efficient cliniquement et c’est en cela que consiste sa rigueur théorique. Il ne cède pas à la tentation des généralisations et des raisonnements logiques et cohérents et c’est en cela qu’il est respectueux de la logique et de la cohérence de sa découverte fut elle celle de l’insensé. Et en relatant ce rêve adressé, ce rêve qui est rapporté en cure analytique, il repère que : « Tout ceci s’accorde très bien, mais échappe à la démonstration à cause des particularités du « transfert » » (p. 54). Cette affirmation de Freud nous indique parfaitement que le désir de Feud va bien au-delà de la confirmation par les rêves de Dora de sa théorie sur le rêve. Son désir est de faire progresser la psychanalyse et c’est ce qui lui permet de réaliser que ce rêve ne fait pas que réaliser le désir de Dora et que confirmer ainsi les théories avancées par Freud mais que ce rêve se distingue par le fait d’intervenir en cure et donc de révéler le transfert.
11-Freud et le sexuel
C’est ce désir de Freud qui explique le courage qu’il a eu de publier un récit de cas où il nomme « un chat un chat ». La comparaison avec le gynécologue marque là aussi sa référence médicale, sauf que son abord à lui, du sexuel est sans commune mesure avec celui du gynécologue. Freud est entrain de découvrir que le sexuel est à l’origine de la structure même du sujet. Et de plus sa rigueur scientifique exige de lui de demander aux médecins de ne pas « intercaler dans le texte l’horreur personnelle de choses si répugnantes » (p. 35), mais de considérer ces choses avec sérieux à partir du moment où cela fait avancer les découvertes scientifiques. C’est en cela même que les découvertes freudiennes sont des découvertes scientifiques, car à la science, elles empruntent cette extrême honnêteté et cette rigueur imparable. Il est à noter que Freud écarte l’horreur mais conserve la surprise, car cette dernière permet de vouloir continuer de lire le texte analytique et de vouloir avancer dans les découvertes alors que la première inciterait au retrait.
En continuant sa lecture, Freud va de surprise en surprise, en s’intéressant à la perversion, il découvre les « émois pervers inconscient » dans toute sexualité, ce qui lui permet d’articuler cette découverte à ce qu’il nomme, la perversion polymorphe infantile. Il pointe là aussi un débat qui reste de grande actualité, celui de la frontière entre le normal et le pathologique. Freud n’hésite pas à affirmer ; « chacun de nous dépasse soit ici, soit là, dans sa propre vie sexuelle, les frontières étroites de ce qui est normal » (p. 35). Freud offre ici en employant le « nous », sa vie sexuelle comme il a offert ses rêves et ses cas cliniques pour faire avancer ses découvertes, pour en particulier pointer ce qu’il en est des « frontières étroites de ce qui est normal ». La norme dont il parle et qui est le fruit de son travail de recherche est bien différente de la norme statistique à laquelle on se réfère de plus en plus, de nos jours comme une fausse garantie d’une pseudo scientificité.
J’aimerai conclure sur le fait que J. Lacan en introduisant ses 4 discours, semble pointer notamment, la « parenté » du discours analytique avec le discours de l’universitaire, ou discours scientifique mais aussi avec le discours de l’hystérique, il rend ainsi hommages aux hystériques qui ont enseigné aux analystes. Mais il montre aussi que le discours analytique se distingue radicalement de ces autres discours. Un médecin universitaire peut très bien dire que ses malades comme ses étudiants lui ont beaucoup appris et cela sera certainement vrai. Un analyste, quant à lui, n’exerce et ne transmet la psychanalyse que dans une position d’ignorance, le savoir étant celui de l’analysant qui lui-même le détient à son insu. Tel a été le cas de l’analysante Dora et de l’analyste Freud.