Ce que c'est que d'être en proie au symbole...
25 janvier 2008

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BRUNET Claire



Pour penser la question de ces journées, je prendrai appui sur quelques définitions, dans un voeu de clarification. Et je lirai un texte, y appliquant mon souci, qui est la question du symbole (à savoir les trois leçons du séminaire sur le Transfert, des 12, 19 et 26 avril 1961).

1.

Quant aux définitions, qui m’intéressent pour leur puissance de condensation, je prélève celle que propose Kant, dans la " Critique de la faculté de juger ", au & 59. Elle fait du symbole une des modalités, générique, de l’hypotypose, la présentation d’une idée dans l’intuition. Dans ce moment où il souhaite articuler esthétique et éthique, Kant distingue trois modes de la présentation : celle des concepts empiriques dans l’intuition, soit l’exemple ; celle des concepts purs dans l’intuition, soit le schème (propre à la mathématique notamment) ; celle des Idées sans l’intuition, et telle est la propriété du symbole.

La spécificité du symbole, c’est donc présenter quelque chose d’irreprésentable, d’infini, dénué de mesure imaginable, sans bornes. En termes allemands, que je cite parce qu’ils ont marqué le vocabulaire même de Freud, puis de Lacan dans son effort de traduction, il s’agit de la Darstellung (présentation) de ce qui ne peut pas être passible d’une Vorstellung (représentation).

Le truc formidable c’est qu’immédiatement après, dans le texte, Kant passe à l’adjectif… Mais ce n’est pas l’articulation philosophique qui ici m’intéresse, et donc je laisse. Je ne garde que la définition et le site du symbole : mode de présentation de l’irreprésentable, dans un redoublement de l’effort de présentation, situé à articulation de l’esthétique et du théologique, voire si l’on prête l’oreille aux images convoquées dans le texte, du politique, de l’esthétique et du théologique.

La deuxième définition qui me retient figure dans le livre mentionné ce matin par Irène Catache. C’est celle que thématise Umberto Eco dans " Sémiotique et philosophie du langage " et qui accentue un trait du symbole, qui le distinguerait du signe, et se fonde au-delà même de la différence des opérations nous rappelant que le symbolique n’est pas le sémiotique. En tous cas, je lis un peu : " Le symbole est originairement le moyen de reconnaissance formé par les deux moitiés d’une monnaie ou d’une médaille brisée et cette analogie devrait mettre en garde (…). Les deux moitiés de la monnaie ne réalisent la plénitude de leur fonction que lorsqu’elle se rejoignent pour reconstituer une unité. Dans la dialectique de signifiant et signifié qui caractérise le signe, cette jonction apparaît toujours comme incomplète, différée ; chaque foi que le signe est interprété, traduit dans un autre signe, on découvre quelque chose de plus et le renvoi, au lieu de se recomposer, s’écarte, s’aiguise. Dans le symbole au contraire, il y a l’idée d’un renvoi qui, en quelque sorte, trouve son propre terme : une jonction avec l’origine ". Eco insiste sur ce distinguo : incomplétude constitutive du signe qui est système de renvoi, complétude possible dans le renvoi qui lui aussi marque le symbole. Je le retiens.

Une fois ces définitions posées, nous pourrions nous dire que l’avantage d’être lacanien, c’est qu’on a une procédure de division et de distribution : RSI. Et de fait, cette matrice produit de la clarté, qui dissocie un versant imaginaire (figurabilité tirée vers l’archétype ou le code chez Jung et Jones) ; un versant symbolique (où l’on fait valoir les procès du renvoi, et de la différence) ; un versant réel (où s’incarnent la faille, et l’Histoire).

Mais en fait, m’appuyant plutôt sur l’indication donnée hier par Charles Melman, et sur le glissement immédiat d’un Kant très peu porté aux images, fondamentalement logicien, du symbole au symbolique, il me semble que l’affaire est plutôt de savoir si l’on traite du symbole tout seul, ou si l’on envisage le symbole pris dans un fonctionnement, un système, voire une tessiture symboliques. Je songe aussi à cet héritier de Kant, Cassirer, qui publia une " Philosophie des formes symboliques " très peu jungienne, et il me semble que le débat interne à l’histoire de la psychanalyse porte à cet endroit. Le geste de la Traumdeutung, à cet égard, pourrait être épinglé : rapporter toute figuration à une figurabilité de l’infigurable, tout symbole à une symbolisation elle même tissée dans le symbolique – autant dire à la castration –

Ce débat interne à l’histoire de la psychanalyse explique nos réticences aujourd’hui devant le mot de symbole. Puisque ce débat nous semble avoir été tranché, et par Freud, et par Lacan. Dans la querelle contre Jung par le premier ; contre les modalités de l’analyse orientées par une interprétation de l’imaginaire (Jones, Klein), voire au-delà, dans le débat avec les philosophes, contre la prévalence d’une forme de l’interprétation, l’herméneutique, et je pense aux ironies de Lacan à l’encontre de Ricoeur. Mais surtout, je note la solidarité du symbole, et de l’interprétation. Dire qu’on doit soigneusement distinguer ceux qui envisagent le symbole dans sa consistance brute, et ceux qui rapportent le symbole au symbolique, a eu un nom dans l’histoire lacanienne de la psychanalyse : l’insistance sur une correcte traduction du terme de Vorstellungsrepräsentanz.

2.

Venons en aux leçons des 12, 19 et 21 avril 1961. Je note que c’est au milieu de l’année, entre l’analyse du " Banquet " de Platon, et l’exposition de la trilogie de Claudel, que surgit cette leçon qui nous aura orienté pour ces journées, et où surgit la formule selon quoi le seul signifiant qui soit symbole, c’est le Phallus. Je prends un peu avant, et je vais m’intéresser surtout à l’exposition, par Lacan, d’un tableau maniériste.

Je note, j’y avais déjà insisté lors de Journées sur l’enseignement, qu’il fait circuler la reproduction du tableau, et sa " copie " au trait par Masson et qu’il s’installe du coup d’emblée dans l’horreur platonicienne de la démultiplication des images – et il le dit ! Mais attention, le tableau n’est pas un symbole, c’est un tableau, un tableau qui représente Psyché surprenant Amour dans la leçon du 12. Dans celle du 19 avril, Lacan ramène un autre tableau maniériste dans le champ : l’un des portraits, celui du bibliothécaire de Rodolphe II, par Arcimboldo. Mais l’essentiel se joue autour du tableau du Zucchi.

J’en prélève quelques éléments : c’est un tableau maniériste, et Lacan y insiste à plusieurs reprises ; il s’arrête sur le bouquet de fleurs cachant le phallus manquant d’Eros ; il insiste sur ce que Psyché, c’est l’âme animée du désir de savoir. Je laisse de côté ce dernier point (même si le symbole a fonction heuristique indéniablement). Je m’arrête sur les deux premiers.

Il y a accentuation du maniérisme comme moment de la culture et il y a indication du lien entre symbole et castration (position rigoureusement freudienne) : " l’image que je prends soin de produire devant vous aujourd’hui a la valeur d’incarner ce que je veux dire en parlant du paradoxe du complexe de castration ".

Dans le débat qui l’oppose à Jones au sujet de l’apahnisis, dans la reprise d’un rêve d’un patient d’Ella Sharpe faite dans " Le désir et son interprétation ", il résume ici les choses : " ce que nous révèle l’expérience analytique c’est qu’il est plus précieux que le désir lui même d’en garder le symbole qui est le phallus ".

Du point de vue clinique les choses sont posées, et elles seront accentuées selon la ligne de fracture hystérie – névrose obsessionnelle au terme de la leçon du 19 et déployées dans celle du 21 avril. Cela vous est bien connu. Je passe

Au fond, je me suis demandé pourquoi cette insistance sur le maniérisme (puisque j’avais en tête l’intitulé les Journées : " quel usage nos cultures font elles du symbole ? "). Car Lacan est assez savant en la matière, autant qu’en d’autres, comme le laissent percevoir de nombreuses notations de biais dans ces leçons. Il sait exactement ce qu’est le maniérisme. Alors rappelons-le : le moment maniériste, c’est la crise interne de la Renaissance, son pli réflexif, son point de rebroussement.

Nous sommes autour de 1525 et jusqu’au terme du XVI ème siècle. Léonard et Raphaël ont achevé l’édifice de la peinture, et la question se pose à chacun, hormis Michel Ange qui poursuit solitaire son projet tout au long du siècle : que faire ?

Au plan stylistique des infractions à la belle totalité vont se faire jour, atteinte à cette joliesse insupportable évoquée par Lacan. Il y a crise aussi de la référence l’antique : élongation du canon, explosion des couleurs, aberration dans la construction de l’espace perspectif…

Mais le maniérisme, c’est aussi l’art de la crise spirituelle, du siècle : sac de Rome en 1527, irruption du protestantisme, iconoclasme, etc… jusqu’au règlement canonique proposé dans le champ des images par le concile de Trente et qui donnera le baroque, art de la propagation de la vraie foi.

Le maniérisme c’est donc fondamentalement une crise de la représentation (elle est parfaite, qu’ajouter ?) et l’art d’une crise religieuse profonde qui va se jouer, théologiquement, sur la question du symbole : l’eucharistie – symbole ou présence réelle ?

(Que je ne sois pas en train d’imposer au texte des références dont il aurait été ignorant, et que je ne sois pas non plus en train de sur-interpréter, vous en avez la trace dans l’usage qu’il fait de la terminologie même dont j’use – en évoquant à propos de l’obsessionnel l’insulte à la présence réelle).

Mais je voudrais aussi rappeler que le moment maniériste est aussi celui d’une crise, et cela n’est pas indiqué dans le texte, mais alludé, une crise dans le savoir qui aboutira au terme du siècle à Galilée, puis Descartes. Je veux dire, bien entendu : algébrisation de la nature. Le maniérisme est encore, pour ceux que cette référence éclairerait, pris dans l’épistémè renaissante du foisonnement des symboles décrit au premier chapitre des " Mots et les choses ", mais il en signale la limite historique. Avant les Ménines. Mais déjà dans la réfraction et le jeu des anamorphoses. (Rappelons que ce livre est publié ultérieurement par Foucault et que Lacan le commentera en son temps dans " L’objet de la psychanalyse ", en 1966.)

Voilà en tout cas où je voulais en venir : notre culture hérite certes du débat théologique sur la présence réelle ; elle a toutefois été coupée en ce point de l’histoire, dans ce qui eut été un déferlement de l’interprétation des images, par l’invention, la coupure si l’on suit Koyré comme fait Lacan, la coupure de l’opération de mathématisation de la nature. L’algébrisation de la physique interdit un type de jouissance et de production du symbole. Elle le borne et le norme. Elle l’installe dans une grammaire. Et c’est donc ici que le symbolique introduit son coin dans la jouissance de l’image et barre tout Symbole brut.

C’est d’ailleurs pourquoi, si l’on fait une petite histoire brève de l’intérêt pour le symbole, on notera que cette chronologie déploie un historique de la réaction à l’invention de la science moderne. Le xvII ème a été obsédé par la reprise de l’héritage théologique moyennant la délicate affaire du sujet : c’est l’oeuvre de Port Royal où le signe l’emporte infiniment sur le symbole, et tente de penser les modalités subjectives de la logique ; le xvIII et le xIx ème pour leur part auront repris, dans un mouvement de réticence à l’endroit de la physique mathématique dont Goethe est l’incarnation, cette question du symbole et sans s’y tromper : forçant la fonction de l’origine (des langues, des écritures, de l’histoire, de l’art enfin) dans le champ des savoirs.

Si nous sommes structuralistes sans complexes nous admettrons qu’il n’est pas question de pister l’origine du sens en psychanalyse. C’est là, au fond, le deuil auquel nous invite l’idée qu’il ne faut pas tenir pour le symbole sans le symbolique – deuil qui impose de prendre appui sur le symbole dans son usage mathématique et de faire sienne la maxime selon quoi le sujet de la science est condition de possibilité du sujet de la psychanalyse.

J’en terminerai donc avec le bouquet de fleurs si bien interprété par Lacan pour autant qu’elles voilent l’absence même : " le rapport innomé parce que innommable, parce qu’indicible, du sujet avec le signifiant pur du désir se projette sur l’organe localisable, précis, situable quelque part dans l’ensemble de l’édifice corporel. D’où ce conflit proprement imaginaire, qui consiste à se voir soi même comme prié ou non privé de cet appendice ".

Voilà donc sur quoi repose notre goût des symboles. Et voilà pourquoi il faut bien traduire Vorstellungsrepräsentanz en y redoublant le pli de la représentation, et nous soucier que nos représentations soient bel et bien représentées (19 avril 285).

C’est ici que surgit pour moi la double référence aux fleurs et au symbole, chez Mallarmé, dans " Variations sur un sujet ", nous rappelant combien ténues sont les choses dites, et combien leur valeur repose sur le pacte qu’engage la parole.