Ce n’était pas une gripette – la nécropolitique à l’oeuvre
23 février 2022

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LYRA Amélia
Cartel franco-brésilien de psychanalyse
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Cartel franco-brésilien de psychanalyse
Cycle de conférences-débats 2021-2022
Temps de pandémie
Questions sur la subjectivité contemporaine
Mercredi 02 février 2022

Ce n’était pas une gripette – la nécropolitique à l’oeuvre 

Amélia Lyra

 

Comme  vous le savez, au Brésil la pandémie n’a pas été contrôlée par l’État; nous avons 12,4% des morts à travers le monde à cause du covid alors que la population brésilienne représente 2,7% de la population mondiale. Cela, dans un pays qui a un système de santé publique important et des professionnels qui auraient pu faire face à la pandémie,  en évitant autant de morts.

Nous pouvons dire que la contamination de la population par le SARS-COV 2 était un projet du gouvernement brésilien et que le nombre de morts que cela pourrait provoquer n’importait pas. Il faut donc oser dire que la mort fait partie du projet du gouvernement que nous avons aujourd’hui au Brésil. Et ce projet- là, il n’est pas supposé, il a été verbalisé pendant la campagne présidentielle. À ce moment-là, par rapport à ses adversaires, Bolsonaro, candidat à la présidence, a dit à qui voulait l’entendre “qu’il fallait en tuer environ trente mille”.

Ce discours montre, d’une manière très claire, ce qu’Agamben[1] dit sur le franchissement d’un nouveau seuil par la biopolitique: “dans les démocraties modernes il est possible de dire en public ce que les bio politiques nazies n’ont pas osé dire.”

Le biopouvoir, comme Foucault le définit, peut être résumé comme le domaine de la vie sur lequel le pouvoir exerce son contrôle. Chez Foucault, à la fin du XVIII siècle, « on passe du pouvoir de « faire mourir et de laisser vivre » exercé par le roi, au pouvoir de « faire vivre et laisser mourir ».D’un côté, la vieille puissance de la mort et de l’éternité, symbolisée par le pouvoir royal ; de l’autre, l’administration des corps visant à transformer et à améliorer la vie grâce à la science. »[2] Mais le biopouvoir, qui en principe désignait les politiques de santé publique, avance sous l’influence du néolibéralisme qui, autour de la gouvernementalité, utilise des technologies de subjectivation déployées par les autorités politiques dans leur quête de domination et de contrôle sur les agents sociaux.  Je vais reprendre cette affirmation ensuite. 

Posons maintenant la question avec Mbembe: sous quelles conditions peut-on exercer le pouvoir de tuer, laisser vivre ou exposer à la mort ? Exposer quelqu’un, un groupe racial, le peuple même, j’ajouterai. Revenons ensuite à ce concept qu’Achille Mbembe appelle, non plus de biopolitique mais de nécropolítique, pour affirmer qu’elle est bien la base de la politique de l’actuel président de la république brésilienne, JairBolsonaro. Pour renforcer cette thèse, nous pouvons rappeler ici sa politique de libération d’armes pour toute la population. Dans l’année 2020 il y a eu une augmentation de 90% des enregistrements d’armes à feu par rapport à 2019, ce qui représente 180.000 nouvelles armes en circulation dans le pays. 

Quand la pandémie arrive au Brésil, nous regardons, avec stupéfaction, Bolsonaro, chaque jour, contredire le ministre de la santé de son gouvernement, en disant que cette maladie était une gripette et interdisant toutes les mesures sanitaires proposées par son ministère et tous les scientifiques. Un an plus tard, et après plus de 600.000 morts et le quatrième ministre de la santé depuis le début de la pandémie, le président maintient sa position et exhorte la population à s’exposer au virus. Pour justifier ses actions ou l’absence de ces dernières, il a dit que le Brésil ne pourrait s’arrêter et que l’immunité collective est nécessaire. Il faut souligner que le gouvernement n’utilise pas l’expression l’immunité collective mais « imunidade de rebanho », ce qui équivaut à l’immunité du troupeau. Cette idée darwinienne  qui suppose la survie du plus fort, nous ne pouvons manquer de l’associer aussi au nazisme. D’ailleurs, l’an dernier, d’autres faits vont de plus en plus associer le gouvernement Bolsonaro à des idées nazies.  

Bolsonaro, au moment de stimuler l’immunité collective, nie l’impossibilité de choisir entre la bourse et la vie, sans aucune perte, comme nous l’avait indiqué Lacan. Pour lui, il n’y a aucun paradoxe dans ce choix. Dans son séminaire Les fondements de la psychanalyse, Lacan aborde, en référence à Hegel, le facteur létal du vel aliénant, au moment où « il s’agit d’engendrer la première aliénation, celle par laquelle l’homme entre dans la voie de l’esclavage : la liberté ou la vie”  le facteur létal apparaît quand, « on fait intervenir dans un de ces champs la mort elle-même. Par exemple, dit-il, ça va être : la liberté ou la mort ».[3]

Ce mode de pensée du président de la république est en accord avec le mode de fonctionnement du néolibéralisme – que Mbembe préfère appeler nécrolibéralisme –  dans lequel on peut laisser mourir quelques-uns ce qui importe est l’économie, le marché, qui ne peut pas s’arrêter. Ces “quelques-uns”, sont les groupes qu’Agamben connote comme la vie nue: ce sont les citoyens, les homo sacer, réduit par l’État à une catégorie qui peut être rejetée ou assassinée sans être considérée comme un crime. Ce qu’il appelle vie nue c’est ce que d’autres, comme Hannah Arendt et J. Butler, appellent vie précaire.

Agamben travaille dans son livre Homo Sacer – le pouvoir souverain et la vie nue,  avec l’ambiguïté du mot latin sacer : sacré ou maudit, sans omettre de faire référence au texte freudien Du sens opposé dans les mots primitifs.

Sous l’homo sacer, il dira que ce qui décrit sa condition c’est le caractère particulier de la double exclusion dans laquelle il est pris et la violence à laquelle il est exposé par le pouvoir souverain, pouvoir qui donne qualification à cette vie et en détermine la valeur. 

Il dit encore: “Le caractère sacré de la vie que l’on tend aujourd’hui de faire valoir comme droit humain fondamental contre le pouvoir souverain, exprime au contraire, à l’origine, l’assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son exposition irrémédiable dans la relation d’abandon”. 

Dans son essai sur la nécropolitique, Achille Mbembe signale encore l’instrumentalisation généralisée de l’existence humaine et la destruction matérielle des corps humains et des populations par les États. Mbembe parlait surtout des réfugiés et des colonisés mais nous pouvons   dire que l’actuel gouvernement brésilien n’a aucune pudeur à faire opérer cette destruction. Comme dit le président Bolsonaro : on va mourir de toute façon.

Et cette positivation de la mort, c’est le réel même qui vient frapper chacun de nous et que la pandémie vient renforcer.

Rosa, une jeune femme, me racontait, après son hospitalisation à cause du covid :  « dans la chambre de l’hôpital, je regardais par la fênetre les voitures qui passaient, les gens sur le trottoir et je pensais: c’est la vie qui continue dehors et je suis ici sans savoir si je vais reprendre cette vie-là. L’air me manquait à cause de la pneumonie mais surtout à cause de mon effroi. ». Pour cette jeune femme, ce qui lui arrivait n’était pas une gripette, mais un ravage. À l’hôpital, elle se sentait hors du monde, comme disait Rimbaud, dans Nuit de l’Enfer: “l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde”.

Pour cette jeune femme, durement frappée par le Covid, son propre corps lui devient étranger et chaque symptôme physique est vécu avec beaucoup d’angoisse:   “je ne sais plus comment faire avec lui (son corps) et ça me rend désespérée », me dit-elle plusieurs mois après son hospitalisation.

Pour Pedro, la terreur de se contaminer ou de contaminer sa famille, transforme sa vie en rituels obsessifs du nettoyage de lui-même à chaque fois qu’il sortait pour faire des courses ou le nettoyage de sa maison. Après dix-huit mois de pandémie, il faut lui dire que ses fils adolescents ne pourraient pas continuer à être interdits de sortie pour aller à l’école, comme il voulait continuer à le faire.

Cependant, ces inquiétudes ou ces questions, qui étaient mises en place par ces patients dans mon cabinet, ne se font pas présentes parmi les patients que je reçois dans le service public où je travaille aussi. Ils me parlent de la pandémie sans terreur et le récit de la mort d’une personne proche ou même de la famille vient toujours accompagné de phrases comme: c’est Dieu qui voulait ça ou, c’est Dieu qui décide.

Dans un premier temps, la façon dont ces patients me parlaient de la pandémie, de leur maladie ou des morts, façon qu’on pourrait classifier comme naturelle, m’a surprise. Je m’attendais, après la réouverture du service, à écouter des récits plus douloureux, parce que je savais que c’était la population la plus affectée par le covid.  

Pour ces patients, cependant, la pandémie n’avait pas la signification que j’avais attendue, malgré les morts. Et l’hypothèse que nous pouvons penser est qu’en faisant partie de ce groupe que Agamben appelle la vie nue, pour ces patients la pandémie du SARS-COV 2 n’est pas une situation bien exceptionnelle. Cette situation vient s’ajouter à d’autres maladies, comme par exemple, les endémies d’arbovirus contre lesquelles ils luttent chaque année ou d’autres maladies chroniques  ( je travaille dans un hôpital où les patients que je reçois viennent d’autres cliniques où ils traitent le cancer ou d’autres maladies chroniques).  De la même manière, la mort est toujours proche d’eux, soit à cause des conditions sanitaires précaires dans les quartiers où ils habitent, soit à cause de la violence. Violence résultant du trafic de drogues ou résultant de la police même. En 2018, le nombre de jeunes morts dû à la violence policière était de plus de trente mille et il faut relever que 75% de ces jeunes assassinés étaient noirs.

Mais je disais avant que le rapport de ces patients est toujours accompagné d’une référence à Dieu et d’une naturalisation de la tragédie. Peut-être serait-il mieux de dire que ce discours est un discours de servitude, servitude devant Dieu mais servitude aussi devant l’État. Il y a toujours une résignation devant leurs conditions de vie et ce qui leur arrive. Nous pouvons dire que cette servitude correspond à une annulation du sujet, à un manque d’élaboration qui pourrait constituer une résistance propre au processus de destruction, comme nous avertit Chemama dans son livre La psychanalyse refoule-t-elle le politique?[4], en référence aux rêves des individus qui ont souffert d’ une situation traumatisante en Allemagne pendant la montée de nazisme.    

Nous pouvons émettre ici d’autres hypothèses concernant cette servitude. La première est la secte néo-pentecostale à qui ils sont toujours fidèles. Cette secte a eu une grande expansion au Brésil et représente presque 65 millions de fidèles aujourd’hui. Angela Jesuino nous a déjà parlé de cette expansion et de ses conséquences. Et cette condition de soumission, avec ces hypothèses que j’ai émises ici, sont des conditions favorables au néo-libéralisme que le gouvernement Bolsonaro sert.

L’autre hypothèse que nous pouvons formuler ici est l’histoire esclavagiste du pays qui n’est pas complètement éteinte. Comme avait dit le sociologue Eduardo Mei: “l’accumulation du capital et le néolibéralisme favorisent l’exacerbation du caractère nécropolitique d’un pays constitué sous l’impact de la conquête coloniale et de l’esclavage…. Le président actuel se présente comme un représentant de la «casa grande», un soldat de la nécropolitique contre les peuples indigènes, les Noirs, les quilombolas, les populations pauvres et affamées.”[5]

À ce sujet, je voudrais lire, si vous me le permettez, des extraits d’un reportage du journal Le Monde[6], de septembre 2021, sur la pandémie à Manaus, ville du nord du pays qui a été durement touchée par la pandémie et qui renforce ce que je viens de dire.

Le journaliste pose comme titre, la phrase d’une femme qu’il avait interviewée: “les gens sont habitués à la mort, ils n’ont peur de rien”.  Et le reportage suit: 

« Combien ? Je ne sais plus. Attendez, je vais compter… » Un à un, Alzemira Lima Pinheiro égrène les noms, les yeux mi-clos, tournés vers le plafond. « Il y a ma mère. Ma belle-sœur. Trois cousins. Trois oncles. Ah, et puis aussi une cousine et deux amis du travail… » En apparence, cela pourrait avoir l’air d’une liste d’invités pour un mariage ou une fête d’anniversaire. Il s’agit en réalité de victimes du Covid-19.

« En tout, j’ai perdu au moins quinze proches », soupire cette chômeuse de 46 ans au visage vieilli, habitante du quartier de Viver Melhor (« vivre mieux ») à Manaus. Après s’être retenue longtemps, celle-ci finit par fondre en larmes. « Je me sens si seule, sanglote Alzemira, cherchant désespérément ses mots. Comment dire ? Le Covid, c’est une maladie venue d’un autre monde pour nous tuer tous. C’est une punition divine. L’Apocalypse. »

Le journaliste interviewe aussi Roberto, prêtre du Ministère du Réveil La Puissance de Dieu, “l’une, dit-il,  des innombrables églises du quartier, en grande majorité évangéliques”. Roberto lui raconte ses pertes et son travail, et affirme que l’église “était le dernier refuge de la population”. 

Mais, en revenant aux hypothèses que j’ai émises ici, pourquoi affirmer que le gouvernement Bolsonaro sert le néolibéralisme? Ou que sa nécropolitique sert à l’idéologie néolibérale?

Nous pouvons simplement répondre à ces questions, avec un autre exemple, une phrase dite par une haut fonctionnaire du ministère de l’économie, au commencement de la pandémie[7]: “c’est bien que les morts arrivent entre les personnes âgées … ça permettra d’améliorer notre économie puis réduira notre déficit économique dans le système d’assurance sociale”.  Alors, il faut s’étendre un peu sur ce sujet.

Nous ne pouvons plus penser le néolibéralisme uniquement comme un modèle économique mais comme une nouvelle raison du monde, en accord avec Dardot et Laval[8] ou comme une théologie politique chez Villacañas[9]. C’est à partir de ces auteurs que j’ose avancer ici.     

Ces auteurs travaillent avec l’idée que le néolibéralisme avance dans tous les secteurs de la société aussi bien que sur la subjectivité des individus. Le néolibéralisme a mis fin à la division des pouvoirs qui était la caractéristique de l’Occident après les gouvernements absolutistes. Pour réussir cette fusion, et opérer sur la subjectivité, les outils utilisés, entre autres, sont la religion et le marketing intensif, ce dernier étant le même outil utilisé par le fascisme comme l’a déjà dit Adorno.

Cette fusion entre le pouvoir et l’ecclésial est bien exploitée par Bolsonaro qui, au moment de son investiture fait le vœu à Dieu et répète, toujours, que seul Dieu peut le faire sortir du pouvoir.    

Mais, dans le néolibéralisme, nous n’avons plus un Autre transcendant mais un Dieu immanent, le marché, qui comme nous avait dit Lacan, doit être absolu. Cette absolutisation est la condition pour le surgissement de la plus-value dans le discours à travers le plus-de-jouir, dit-il.  Et c’est le retour d’un autre à l’Autre, un Autre immanent, qui chez Villacañas, va permettre la formation d’une théologie politique. Ici, la promesse n’est pas de salut mais d’autonomisation des individus.  Ce retour est l’inverse de ce que Lacan explique dans son séminaire D’un Autre à l’autre, où il dit que l’Autre a besoin d’un autre pour devenir l’un-en-plus, pour que se produise un autre signifiant qui vient représenter le sujet.

Quelles sont les conséquences de cette inversion?  Lacan en parle quand il démontre la structure du discours capitaliste. En résumant: il n’y a pas de manque-à-jouir, il n’y a pas de disjonction entre savoir et vérité.  C’est un discours sans perte et sans antagonisme entre le capitaliste et l’ouvrier, puisque l’ouvrier, en son autonomisation, est un investisseur, c’est-à-dire, aussi un capitaliste. Ce nouveau sujet, comme Dardot et Laval: “est propriétaire d’un capital humain, capital qu’il faut accumuler pour choix éclairés, mûri par le compte responsable de coût et de profit.”[10]

Pour Dufour, le marché est une forme nouvelle de Providence, plus puissante que les précédentes et ses attributs sont les mêmes que ceux de la divinité: l’omnipotence et le fait qu’il se présente comme lieu même de la vérité[11]. Ça veut dire que le marché a une aleturgia, à savoir une production de la vérité qui lui donne une dimension pastorale, dimension qui est nécessaire pour la gouvernabilité des individus.

Cette forme d’organisation de gouvernement, qui a comme idéal l’hégémonie, l’universalité de l’égal, pour se maintenir, a besoin aussi, de la domination. Mais, comme nous en avait avertis Lacan, la force du capitalisme va contre le pouvoir même. Il dit:

“Le capitalisme a tout à fait changé les habitudes du pouvoir. Elles sont peut-être devenues plus abusives, mais enfin, elles sont changées… L’idée de considérer comme un progrès et encore libéral, les institutions où, quand quelqu’un a bien saboté tout ce qu’il avait à faire pendant trois ou six mois et s’est révélé incapable, il n’a qu’à donner sa démission et il ne lui arrive rien; au contraire, on lui dit d’attendre pour qu’il revienne la prochaine fois.”[12]

Cette affirmation de Lacan peut répondre à la question du maintien de Bolsonaro au pouvoir, quand  chaque jour, il trangresse les lois du pays ou quand les scientifiques ont démontré que plus de cinquante pour cent des morts par le Covid au Brésil auraient pu être évités si le gouvernement avait suivi les orientations de prévention des autorités sanitaires et surtout initié la vaccination de la population, plus tôt.          

Lacan dit encore, dans ce même séminaire, que le pouvoir libéral est un pouvoir camouflé, secret, anarchique, divisé contre lui-même et cela arrive à cause de son appareillement par la science. Aujourd’hui nous pouvons ajouter le numérique et surtout les réseaux sociaux  à cet appareillement. 

Nous savons, avec Lacan, que la science rejette l’hétéronomie et la loi symbolique, ce qui fait que le sujet peut s’engager dans des jouissances sans limites. L’hétéronomie, comme l’avait pensé Kant, soumet le sujet à la volonté d’une collectivité, au contraire de l’autonomie, un des socles du néolibéralisme, ainsi que du discours de la morale. Les groupes antivax sont un exemple de cette “autonomie”, qu’ils appellent “un droit à la liberté”.

Comment chacun de nous, brésiliens, réussira-t-il à sortir de cette double tragédie, la pandémie et le gouvernement Bolsonaro? En ce qui concerne la pandémie, il faut faire le deuil de plus de six-cents mille morts et ce deuil ici je pense qu’il doit être pensé au-delà du deuil de chacun, au-delà des rites funéraires que les familles n’ont pas pu réaliser. Nous pouvons penser qu’il faut un travail collectif du pays. Il faut admettre la tragédie et ses conséquences, le nombre des morts même, ce qui est nié par le gouvernement. Comment faire cela? Je ne connais pas la réponse mais comme nous avertit Lacan, il faut faire le deuil pour que le fantôme ne vienne pas nous surprendre quand n’ont pas été accomplis les rites funéraires. 

Je cite Lacan: « C’est parce que ce signifiant (le signifiant manquant)trouve làa place, et en même temps ne peut la trouver parce que ce signifiant ne peut pas s’articuler au niveau de l’Autre, que viennent comme dans la psychose pulluler à sa place toutes les images dont relèvent les phénomènes du deuil. .. lefantôme, cette image qui peut surprendre l’âme de tous et de chacun, si du côté du mort, de celui qui vient de disparaître, ce quelque chose n’a pas été accompli qui s’appelle les rites. »[13]

Lacan, au contraire de Freud, ne pense pas le deuil comme un retour qui peut rétablir la relation avec l’objet perdu à travers la substitution de l’objet pendant le travail du deuil. Pour Lacan, il ne s’agit pas de retrouver un objet mais que le deuil puisse ouvrir la possibilité d’instauration d’une autre position subjective. Position qui va permettre au sujet d’agir.  C’est de cette manière qu’il fait l’analyse du deuil de Hamlet dans le séminaire de 1958.

La Commission d’enquête du Sénat, qui a révélé au pays les crimes du gouvernement Bolsonaro à propos des affaires sur la pandémie, dans son dernier jour de travail a écouté la déclaration des familiers des morts ou de personnes qui ont été touchées par le covid. Pendant toute une journée, nous avons pu écouter ces personnes parler de leurs morts ou de leurs épreuves avec la maladie. Nous pouvons penser cette cérémonie d’hommage aux victimes de la pandémie, cérémonie retransmise dans tout le pays, comme un moment pour comprendre ce que nous vivons. C’était un mouvement très petit devant la taille de la tragédie; il faut beaucoup plus pour que nous puissions élaborer et conclure ce deuil mais c’était un premier mouvement.

Dans l’histoire récente du pays, on fait un pacte de silence sur les morts de la dictature militaire de 1964 à 1985 et, jusqu’à aujourd’hui, il y a encore des familles qui ne peuvent pas réaliser les rites funéraires de ces morts ou qui ne savent pas ce qui leur est arrivé. La Commission de la vérité créée en 2011 avait pour fonction d’éclaircir les circonstances des meurtres et d’essayer de localiser les corps encore disparus. C’est la première fois que l’État brésilien admet officiellement les crimes commis pendant cette période. Trente ans après, grâce au travail de la Commission 434 morts ont été identifiés et plusieurs agents publics ont également été identifiés comme auteurs de ces crimes. Mais, la loi de l’amnistie promulguée pendant le gouvernement militaire interdit que ces agents soient punis.

Cette Commission s’est inspirée de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud créée sous le gouvernement Mandela. Je cite ici les mots de Desmond Tutu, président de la Commission:

“Le langage, discours et rhétorique, fait des choses: il construit des catégories sociales, il donne des ordres, il nous persuade, il justifie, explique, donne des raisons, excuse. Il construit la réalité. Il meut certains contre d’autres.”[14]

Desmond Tutu voulait une réconciliation parmi la population du pays, divisée, profondément marquée par l’apartheid. Nous pouvons considérer qu’il n’est pas exagéré de comparer la situation d’apartheid en Afrique à ce que nous vivons aujourd’hui au Brésil. Si le Brésil est toujours divisé par l’inégalité, cette division a été approfondie par la rhétorique ‘bolsonarista” qui prêche la séparation entre ceux qui sont les “bons” et les « mauvais », que nous pouvons appeler aussi, la séparation entre les purs et les impurs, ce qui va au delà d’une pensée religieuse mais nous rappelle une autre fois l’idéologie nazie.

Dans l’histoire du Brésil, nous avons plusieurs mouvements de réconciliation, comme ceux que j’ai cités ci-dessus a propos du silence sous les crimes de la dictature ou sur l’esclavage et le racisme. Ces mouvements, qui étaient marqués toujours pour la négation de la violence et de l’inégalité, ont servi, surtout, au retour à la même situation, pour la manutention d’une profonde séparation de classes.

L’ex-président Lula, pendant son gouvernement, en 2005, a fait un mouvement de réparation, non de réconciliation, à l’égard des noirs, pour l’esclavage. Devant “le port du non-retour”, dans l’entrepôt sur l’île de Gorée au Sénégal, lieu où les noirs attendaient les navires qui les conduiraient jusqu’ici, comme esclaves, Lula a demandé pardon aux africains pour l’esclavage de leur peuple.    

Mais la séparation motivée par la rhétorique “bolsonarista”, a poussé un mode de fonctionnement paranoïaque, persécuteur et conséquemment de tentatives d’exclusion de membres de groupes, de professeurs dans les écoles, de scientifiques dans les académies et même dans les familles.

Cette position paranoïaque, on peut dire qu’elle s’est aggravée à cause du virus. Le virus est une menace en plus, chacun autour de moi peut en être un transmetteur.

Si la pandémie laisse, pour chacun, des traces, nous ne pouvons nier qu’elles sont plus fortes ou plus profondes devant le désarroi provoqué par l’omission du gouvernement à la protection de la population. Nous pouvons demander, si c’est possible, un mouvement de conciliation, en conséquence non seulement de la pandémie mais de  l’extermination de la population indigène aussi.

Comment faire œuvre de conciliation devant les presque trois cent mille enfants qui ont perdu leurs parents à cause du covid? Pour les peuples indigènes, comment concilier la perte des chefs de clans qui soutenaient la culture, le savoir du groupe et qui  parfois étaient les derniers qui connaissaient la langue originale de leur peuple?            

Devant l’histoire du Brésil, nous pouvons penser qu’il faut faire un autre mouvement qui ne soit plus une conciliation comme un retour à la même situation mais un mouvement de réparation qui puisse conduire chacun à une autre position subjective qui nous permettra d’agir.   

[1]Agamben, Giorgio . Homo Sacer: o poder soberano e a vida nua I. ED. UFMG, 2002. MG
[2]https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/06/16/le-biopouvoir-ou-la-gouvernance-des-corps-vue-par-michel-foucault_6084307_3232.html
[3] J. Lacan, Les fondements de la psychanalyse. Sem. 1964, Ed. ALI
[4]Chemama Roland La psychanalyse refoule-t-elle le politique? Éditionsérès 2019.
[5]http://www.ihu.unisinos.br/159-noticias/entrevistas/600046-a-necropolitica-brasileira-e-sua-origem-na-guerra-colonizadora-entrevista-especial-com-eduardo-mei
[6]https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/09/01/dans-les-quartiers-de-manaus-frappes-par-le-covid-19-les-gens-sont-habitues-a-la-mort-ils-n-ont-peur-de-rien_6092943_3244.html
[8]P. Dardot et C. Laval, A nova razão do mundo – ensaio sobre a sociedade neoliberal. Ed. Boitempo, 2016 – SP
[9] José Luis Villacañas, Neoliberalismo como teología política – Habermas, Foucault, Dardot, Laval y la historia del capitalismo contemporáneo. Ned ediciones, 2020 – Espagne
[10]P. Dardot et C. Laval, ibid pg. 346
[11]Dufour, Dany-Robert,  Le divin Marché – La révolution culturelle libérale. Ed. Denoël, 2007.
[12] Jacques Lacan , D’un Autre à l’autre, séminaire 1968/69, Ed ALI. pg. 228
[13]Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, séminaire 1958/59, Ed. ALI, pg. 359
[14]in: Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel. Barbara Cassin, Éd fayard, 2018.