Castration bis
26 juillet 2023

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MANN Michèle-Christine
Journées des cartels
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Castration bis

Quand on se balade en ville à 17h on peut apercevoir un discours de comparaison de phallus qui est le même devant une école primaire que devant un EHPAD. Le discours ne se distingue que par un seul mot indiquant si l’on se trouve sur la pente ascendante ou descendante des capacités fonctionnelles / cognitives etc… « Le mien sait déjà / encore faire ci ou ça… » – traduction : c’est moi qui ais le plus gros.

On parle souvent de l’enfant objet a. N’y a-t-il pas un renversement des rôles face à un parent vieillissant ? Comment se passe ce renversement des rôles ?

En gériatrie nous sommes confrontés à tous types de relations entre parents et enfants, et cela n’a pas forcément un lien avec le fait que la relation ait été bonne ou mauvaise quand les enfants étaient encore petits.

Il est alors possible d’avoir un parent très absent avec des enfants qui l’étouffent quasiment en fin de vie, comme s’il ne pouvait plus rien décider par lui-même – sommes nous là face au meurtre symbolique inconscient ? – ou, au contraire, un parent très aimant envers lequel on se sent une obligation de lui retourner la dette.

Qu’est-ce que cela implique la perte totale et irréversible de ses capacités, sans avoir une promesse

temporelle, une garantie pour plus tard… ? Que fait-on à un moment où reporter à plus tard n’est plus une option ?

Maria est une femme nonagénaire avec un cancer qui avance vite. Il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre mais elle ne peut rester à la maison car elle est devenue trop dépendante pour pallier cela par des passages d’auxiliaires de vie. Elle vivait toujours chez elle où elle partageait son appartement avec son fils ainsi que l’épouse de celui-ci et leurs deux enfants (5 ans et quelques mois). Je reçois surtout son fils, qui était jusqu’à l’hospitalisation dans le déni de l’état de santé de sa mère. Étant au chômage à cette époque-là, il peut se permettre de venir la voir à l’hôpital tous les jours.

Des fois il reste jusqu’au soir, obligeant son épouse à chercher les enfants à la crèche après le travail

et à s’occuper d’eux en début de soirée.

Il me dit un jour en entretien « Je ne peux aimer et mon fils et ma mère, et si je dois choisir ce sera

toujours ma mère, surtout qu’il ne reste pas beaucoup de temps ». Le fils qui met sa mère à la place

de phallus, le centre de gravité autour duquel tourne toute sa vie, jusqu’à négliger ses propres enfants. Quand il la perdra pour de sûr….Est-ce une sorte de castration ?

Est-ce que le concept de l’enfant en tant qu’objet a peut s’inverser à la fin de vie des parents et qu’ils deviennent alors l’objet a de leurs enfants ?

Dans la relation mère-bébé, qui est tout d’abord une relation imaginaire, il y a tout un tas de rituels pour permettre d’inscrire l’enfant dans une filiation, le nommer, le rendre sujet en insérant une dimension tierce, symbolique, et ainsi montrer à la mère que cet enfant n’est pas son objet à elle uniquement.

Une telle relation peut se retrouver dans les fins de vie, ou souvent le tiers est représenté par le corps médical qui s’insère entre le parent et l’enfant comme celui qui sait et qui fait la loi, qui ordonne selon son propre avis scientifique, et souvent sans prendre justement le désir des deux autres protagonistes en considération. Et c’est là justement la place que nous psychanalystes devons tenir : à redonner une parole au patient ! Celui-ci n’en a déjà plus l’habitude car souvent il a un long chemin médical derrière lui, qu’il n’a pas forcément choisi mais subi, suivi sans trop y réfléchir, en avançant doucement dans la direction dans laquelle la médecine l’avait poussé.

Et c’est extrêmement méticuleux au début de faire comprendre à cette personne que nous avons en face, que les faits et les dossiers médicaux ne sont pas ce qui importe mais que nous sommes intéressés par ce que lui peut nous en dire de ce chemin et de comment il l’a vécu, que son récit importe bien plus que tous les compte-rendus merveilleusement bien écrits et scientifiquement appuyés.

C’est là que l’on se rend vite compte qu’il ne reste souvent plus grand-chose…Ou plutôt que le patient ne s’autorise pas ….Qu’est-ce qui reste quand il n’y a plus de désir, même plus de fantasme ? Le fantasme a-t-il peut-être été remplacé par autre chose ? J’ai l’impression qu’une ouverture vers un monde psychique paralysé peut se faire par les souvenirs. Cela semble assez factuel pour ne pas trop bousculer le patient au début car cela fait partie de son histoire, une sorte de simple anamnèse comme ce dont il a l’habitude avec le corps médical sauf que les faits portent sur sa personne au lieu de porter sur sa maladie. Et en même temps un souvenir n’est pas juste un fait dans le passé. Si nous nous rappelons d’un événement précis à un moment précis c’est bien que, 1° – il nous a marqué profondément, et 2° – quelque chose de cette histoire ancienne a un lien avec ce qui passe dans le présent.

Passer par les souvenirs pour ramener du fantasme, tout en introduisant une dimension symbolique.

C’est cela l’enjeu.

Une patiente qui suit une chimiothérapie à visée antalgique est hospitalisée pour une hanche cassée. Son fils est informé et apprend dans la foulée que sa mère a un cancer. Elle ne l’avait pas vu depuis 10 ans avant cette hospitalisation.

Elle me dit un jour « Mon fils m’a acheté des robes avec des fleurs. Je lui ai dit que je ne suis quand-même pas une petite minette. Je me demande pourquoi tout d’un coup il joue poupée avec moi, comme si j’étais sa fille plus que sa mère.».

C’est durant cet entretien que j’ai fait un lapsus, révélateur on va dire, congédiant la patiente avec l’injonction « Profitez du concert » puisqu’elle m’avait parlé d’un concert musical dans le jardin de l’hôpital auquel elle se rendra dans l’après-midi. C’est uniquement son regard surpris et sa remarque « De ma chimio vous voulez dire ? » qui me font comprendre que le terme musical était nécessaire à ajouter, surtout que, inconsciemment, elle ne souffre pas tellement de son cancer car celui-ci lui a permis de retrouver ses enfants et se sortir d’une vie d’isolement social.

On peut souvent rencontrer un collapse de la différentiation des générations chez le mourant qui mélange alors enfants et petits-enfants ou qui croit ses enfants plus petits qu’ils ne le sont et ne les reconnaissant pas adultes. Ou même qui les prend pour ses propres parents ! Cela donne une impression, assez perturbante quand on y assiste de manière consciente, comme si la fin de vie nous amenait dans une constellation pré-oedipienne : dans une mort « naturelle », en quelques jours, l’adulte en face de nous se transforme en un être d’une Hilflosigkeit absolue qui nous rappelle plutôt un nourrisson, avec quelques appels des fois à un Autre pour le secourir.

Et n’est-ce pas cela qui suscite tant d’angoisse et qui peut rendre la clinique de la fin de vie si insupportable pour un professionnel. Pour ma part, connaissant bien ce que représente l’angoisse de la demande de l’Autre, j’ai passé des années en analyse à m’en défaire le mieux possible, assez pour être fonctionnelle du moins, et pour quoi faire ? Pour finir en revenant à cette place de soumission, à même supplier que l’Autre ressurgisse pour me commander, pour en dépendre entièrement ?

Est-ce le fait que la possibilité de la mort fasse surgir quelque chose d’aussi insupportable, comme si l’on se rapprochait trop près de l’objet a, qu’il nous faille invocation de l’Autre pour ne plus devoir prendre de responsabilité, pour entièrement se décharger sur cet Autre non barré, tout-puissant ?

Michèle-Christine Mann, Cartel Lecture du Séminaire l’Angoisse