Carmen, encore (ou pire ?)
Norbert Bon
0n se souvient de la révision par Léo Mascato de l’opéra de Bizet, à la demande du directeur du Teatro Maggio de Florence, au motif que l’on ne peut pas applaudir au meurtre d’une femme : lorsque Don José la menace de sa Navaja, Carmen sort son pistolet, malheureusement le coup fait long et feu et la flamboyante Carmen de Bizet sombre dans le ridicule1. Et voici que sort sur les écrans le film de Benjamin Millepied qui entend réinventer une Carmen migrante mexicaine, en fuite avec un ex marine, plus actuelle et respectueuse de la psychologie féminine à laquelle Mérimée, paraît-il, ne connaissait rien et sans la musique de Bizet remplacée par celle commandée à Nicholas Brittel, Salué comme un beau spectacle, ce film fait suite à une vingtaine de transposition de l’opéra au cinéma, pourquoi pas . Il en va autrement, pour la metteuse en scène Alexandra Lacroix qui se propose de dénoncer les violences faites aux femmes en présentant à Poitiers, en création mondiale, Carmen, cour d’assises où il s’agit du procès de Don José pour le meurtre d’icelle. L’opéra de Bizet se termine sur l’aveu de Don José : « C’est moi qui l’ai tuée, vous pouvez m’arrêter. », avant de se jeter sur elle en s’écriant : « Ah ! Carmen, ma Carmen adorée ! » La punition est intrinsèque : Don José se prive de celle qui le faisait vivre et désirer et pour laquelle il avait déshonoré son uniforme et trahi Micaëla qui l’aime.
Dans la version d’Alexandra Lacroix, dans une sorte de cinquième acte, la scène est partagée entre l’espace où l’on juge Don José et en surélévation l’espace où se déroulent au fil des témoignages, avec psychologue, groupe de parole et experts, des flashbacks où l’on entend les principaux airs qui rappellent les faits et, à l’accusé, son crime : « Je tenais à ce qu’il puisse se voir commettre l’acte » A la fin, il n’y aura pas de verdict et les spectateurs, mis en place de jurés, sont invités à réfléchir en leur âme et conscience sur le degré de culpabilité de Don José et la portée du féminicide. Les critiques s’accordent pour souligner la présentation ingénieuse « entre gravité et légèreté, où la distance voire l’humour repoussent toujours le pathos et contribuent à la belle réussite de cette proposition » 2.
Certes ! Mais alors, il faudrait revoir la plupart des opéras qui consacrent « la défaite des femmes », selon la formule de Catherine Clément3 que j’ai eue l’occasion d’illustrer lors d’une conférence concert à l’opéra de Nancy4. Tosca se jette du haut d’une tour après s’être fait justice elle-même en tuant son porc, le baron Scarpia ! Et, Manon, accusée d’être une prostituée par son vieux mari jaloux est condamnée à l’exil et meurt « sola, perduta, abbandonata » ; Butterfly, abandonnée par Pinkerton et privée de son enfant, se tue avec l’épée de son père dont la lame porte l’inscription : « Mourir dans l’honneur plutôt que vivre dans le déshonneur » ; et Calaf, dans le plus freudien des opéras de Puccini, qui cocorique sa victoire annoncée (« al alba vincero ») , sur Turandot- #me to, ramenée à de meilleurs sentiments envers la gent masculine, tandis que la fidèle Lio se sacrifie par amour ; et la pauvre Mimi, de La Bohème qui pourrait mieux finir à l’heure des antibiotiques… Et il faudrait aussi réviser au fil de l’actualité la plupart des pièces de Shakespeare, mettre sous neuroleptiques Lady Mac Beth qui pousse au crime son pauvre mari, idem celles de Sophocle : trop facile pour Œdipe de se faire justice soi-même et de ne pas permettre à ses proches de « faire leur deuil » grâce à un juste procès, on sait les ravages neuro développementaux sur sa descendance !
Le lecteur me pardonnera cette ironie mais ces mises au goût du jour bien pensantes, en prétendant dénoncer une réalité sociale, participent du refoulement de la réalité psychique en ravalant sur le plancher du quotidien la dimension mythique des tragédies qui, comme le rappelle Freud, représentent sur scène, comme réalisés, des fantasmes inconscients et ne poussent pas pour autant les enfants à tuer leur père pour coucher avec leur mère. Tout comme les contes de fées, avec ogres, sorcières, dragons, fillettes égorgées, enfants abandonnés dans la forêt, loin de traumatiser les enfants, leur permettent, selon Bettelheim, d’apprivoiser leurs angoisses et leur ambivalence entre amour et haine et leur montrent que l’on peut toujours s’en sortir grâce aux efforts et à l’ingéniosité pour surmonter les épreuves : la résilience avant l’heure5…
Sans doute, les questions actuelles de société, en l’occurrence les violences faites aux femmes, mériteraient de trouver leur expression dans des œuvres artistiques, mais ne serait-il pas plus pertinent d’en produire de nouvelles plutôt que de réviser les anciennes qui témoignent d’un état des choses à une époque donnée ? En faisant l’hypothèse que le public est à même de ne pas prendre le récit au premier niveau et d’entendre ce second degré, ce qu’ici on lui dénie de fait. C’est l’hypothèse de ce savoir, fût-il insu, que fait le psychanalyste pour chaque sujet qu’il reçoit et que la cure analytique peut lui permettre de reconnaître et assumer.
Nancy, le 16 juin 2023
Notes