…basée sur le réel ?
Parler d’éthique de la psychanalyse, est-ce que cela nous dérange encore ? Pourtant quand Lacan envisage la question, il s’agit d’une subversion. Il ne s’agit pas d’établir les bonnes mœurs, les règles à respecter pour le praticien, mais de poser une question inouïe : comment la découverte du désir inconscient vient-elle renouveler la morale qui jusque-là régissait les rapports du sujet et de la société.
Si « le désir de l’homme est le désir de l’Autre », qu’est-ce que cela change ?
Or, c’est tout-à-fait inattendu, Lacan avance, dès la première leçon du séminaire 1959-1960, à propos de l’éthique, des thèses sur la jouissance :
L’éthique doit être basée sur le réel. Car la jouissance est une jouissance du réel, et l’éthique concerne le rapport du sujet à la jouissance.
Il y aura trois étapes pour donner à cette thèse véritablement nouvelle sa pleine portée.
« Une éthique à la mesure de notre temps »
Lacan expose le problème dès le séminaire de 1956, et le modifie déjà dans « Kant avec Sade ». Il part d’une lecture radicale de l’Au-delà du principe du plaisir de Freud, lecture qu’il croise avec celle de la Critique de la raison pratique.
Toute éthique, après Kant, est basée sur un choix pour la raison pratique. Elle oppose l’intérêt du sujet – ce que Kant appelle le pathologique – à une alternative. Pour Kant, c’est ce que la voix intérieure de la loi universelle (pouvant valoir pour tous les hommes) me commande de choisir : impératif catégorique. Le sujet moral est donc autonome.
Lacan déplace le problème
L’éthique est le mode sous lequel, face au principe du plaisir, je prends en charge, cette jouissance du réel, à quoi me ramenait mon symptôme
À partir de la psychanalyse, cette « expérience proprement transcendante au regard de ce qui s’est exprimé jusqu’alors » Lacan dégage une nouvelle éthique.
Mais pourquoi parler d’une jouissance du réel ?
On voit la simplification, et même l’exaltation que cela provoque. La nouvelle éthique sera alors la vérité du désir : ne pas lâcher « pour une satisfaction courte et piétinée », au-delà des embarras du symptôme, le rapport à la Chose. On se voit dégagé des séductions de l’idéal, où le choix moral était confirmé par l’Autre, mais c’était de l’extérieur, dans l’imaginaire. Si ce désir de l’Autre qui doit me commander m’est « plus intime que l’intime », seule la psychanalyse en donnera la vérité.
Implicitement, la Chose qui commande le désir est comprise comme un tout. Certes, cela amène Lacan à de analyses inoubliables :
La question éthique, c’est une question, dit Lacan, de Jugement dernier :
« Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? » Ceci n’est pas une question facile à soutenir. C’est une question, je le prétends, qui n’a jamais été posée dans cette pureté ailleurs qu’elle ne peut l’être, c’est-à-dire dans le contexte analytique.
Mais cette mise au premier plan de la Chose – comme un tout, je dis bien – va aboutir à des apories.
Peut-être à cause de ces difficultés, Lacan n’a pas poursuivi sur la Chose, das Ding, qui avait pourtant l’avantage d’apporter une grande clarté à l’Œdipe. Il y fera seulement allusion de temps en temps. Peut-être aurait repris cela différemment s’il avait rédigé (puisqu’il en a eu l’intention) l’Éthique.
En tout cas, dès l’année suivante, il introduira, justement non plus l’objet « partiel » freudien qui renvoyait à un tout, mais l’agalma, l’objet a, l’objet du désir, l’objet cause du désir. Et il ne s’agira plus de la vérité du désir, mais plutôt du mi-dire.
Résumons par la phrase qui commence Télévision (et qui évoque ce mi-dire) : « Je dis toujours la vérité… Pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible matériellement : ce sont les mots qui y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité touche au réel ».
Il faudrait ajouter un mot : cette première éthique est une éthique du prochain, non pas le Nebenmensch mais der Nächste. Lacan tire probablement sa conception de Klossowski, mais peu importe ! Cette éthique du prochain, il y fera allusion jusqu’en 1972.
L’Éthique est relative au discours
Lacan ne reviendra pas sur la question éthique pendant plusieurs années, tout en citant fréquemment « Kant avec Sade ». Pouvait-on la considérer comme résolue ? C’est l’introduction des discours et leur formalisation dans L’envers de la psychanalyse qui va établir une nouvelle base pour l’éthique.
La position éthique tient à un discours. On aura donc des éthiques puisque tout va dépendre du discours. Si l’on reprend le choix éthique de base, on peut se demander ce que chacun oppose au principe du plaisir
Dans le discours du Maître, ce serait bien la jouissance mais comprise comme débordement, comme débauche. Lacan fait allusion aux éthiques de l’antiquité, aussi bien les Stoïciens que les épicuriens. Le \$ est à la place de la vérité mais séparé de la jouissance.
Dans le discours de l’Université, le savoir est à la place de l’agent. Le Maître est remplacé par le savoir. C’était l’éthique du pouvoir dans feu l’URSS disait Lacan, mais c’est aussi celle du politiquement correct – une éthique de la norme, sans origine, qui ne tolère par d’opposition, et vise à produire un nouveau sujet – qui n’en reste pas moins divisé.
Dans le discours de l’Hystérique, c’est, mettons, le discours du christianisme qui soutient l’impuissance du maître divin. Éthique de la vérité et de la Science. Le sujet est en place d’agent pour s’adresser au S1 pour produire un savoir.
Mais celui qui nous intéresse, c’est le discours du Psychanalyste où le petit a est en position d’agent, en face du sujet barré. Le savoir, que ce soit le savoir-faire du psychanalyste, où le savoir sur l’inconscient qui lui est prêté est en position de vérité, et le résultat est ce que Lacan a appelé le trait unaire : le S1 de la représentation.
L’éthique du psychanalyste, ce serait de ne pas glisser vers un autre discours. Certes, pas celui du Maître, encore que nous en ayons tous des exemples. Mais surtout les discours « voisins », celui de l’Université, avec ses certitudes dogmatiques, ou celui de l’Hystérique où on se mettrait en symétrie avec l’analysant. Ou en tout cas, si on change de discours, de savoir ce qu’on fait.
Suis-je assez dupe pour ne pas errer ? […] Est-ce que je colle assez à… au discours analytique, qui n’est quand même pas sans comporter une certaine sorte d’horreur froide ? Est-ce que je colle assez pour ne pas m’en distraire ? [1]
En fait, l’analyste rêve de s’en laisser distraire
C’est où s’oupirent les analystes qui ne peuvent se faire à être promus comme abjection à la place […] du semblant, […] là où l’être fait la lettre […] Se faire être de l’abjection suppose l’analyste autrement enraciné dans une pratique, qui joue d’un autre réel : celui-là même que c’est notre enjeu de dire[2].
Lituraterre
« Une certaine dose d’horreur froide… » Il semble que l’autre grand texte de Lacan sur cet autre réel, et l’éthique du psychanalyste, ce soit Lituraterre. Non plus l’éthique brûlante mais la « sibériéthique ».
Lituraterre est un texte complexe pour plusieurs raisons, en particulier parce que Lacan fait jouer dans le cours même du texte, les quatre discours. Mais aussi parce que la démonstration qu’il déploie est double : à la fois littéraire, comme il dit, proposant toutes les lectures et écritures de « littérature », mais aussi argumentée et nous obligeant de la suivre avec soin.
Le discours de l’Analyste fait un trou dans le savoir. C’est le trou en commun avec notre prochain, ce vide qui est inapparent dans les autres discours sauf comme impuissance, ce à quoi le langage ne peut accéder. On pourrait croire retrouver une topologie très simple de l’inclusion et de l’exclusion, s’il ne s’agissait pas ici d’autre chose : du bord. Et il ne s’agit plus d’une frontière (qui supposait la même chose de chaque côté) mais d’un littoral
Il se fait un déplacement : plutôt que de la Chose, on parlera de l’Achose, de ce qui ne peut pas se sommer en un tout.
Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant.
Le réel est celui de l’écriture qui sépare le savoir (savoir inconscient, savoir symbolique, qui suppose un centre) de cette jouissance (absence du sujet).
L’éthique du psychanalyste est celle du bien-dire, de faire valoir à tout instant le dire de cette lettre, qu’il ne soit pas rabattu sur le dit dans ce qui s’entend. Cela suppose tous les jeux de langage qui portent sur la lettre. Éthique du bien dire : « de ma pratique tirer l’éthique du devoir « bien-dire » ».
Lacan corrige l’apport qu’il avait pris dans l’éthique de Kant. Éthique d’homme célibataire dit-il. Le réel grimace : il se cogne à être pris d’un seul côté, celui du x x. Ailleurs, il parlera aussi de « une rationalisation délirante comme celle de Kant[3] » ou de « perversion kantifiée[4] ».
Conclusion
Que retenir de ce parcours ?