Avec ou sans virgule
10 février 1999

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PÉRIN Jean
Controverses

Monsieur G. a publié en 1993 un livre intitulé Tous coupables
où il dénonce l’injustice à lui faite par les cours et
tribunaux. Il a été jusqu’à demander réparation
aux plus hautes instances judiciaires de France et d’Europe. Sa quérulence
s’exerça aussi du côté des hommes politiques et même
des femmes puisqu’il sollicitera l’intervention de Me Thatcher.

Au départ, une simple affaire relevant du tribunal des Prudhommes. Mais
il est difficile, à le lire, de se faire une idée exacte du différent
qui l’opposa à son employeur. M. G. travaillait comme pharmacien dans
un laboratoire qui dépendait de Rhône Poulenc. La cause du procès
semble être un fait de grève ayant entraîné le licenciement
de M. G. Grève à laquelle, en qualité de cadre, il ne pouvait
participer. Il est fort possible qu’il se soit mis dans son tort. Mais pour
lui, la cause est entendue d’avance. Pour M. G., tout n’est que manoeuvre
frauduleuse de l’employeur et forfaiture de la part du juge. Il déposera
donc de nombreuses plaintes avec constitution de partie civile. Toute transaction
est immédiatement entachée de suspicion. Il ne conçoit
pas qu’un juge se place en tiers ni qu’il puisse faire une erreur de droit sans
le prendre à partie. Le tiers se confond avec l’adversaire. Les juges
sont complices du patron qui assouvit sa vengeance. Tous des pourris !

De ses innombrables procédures, de son combat, il fit un livre. M. G.
écrit quasiment en juriste.

Mais il se soucie peu de nouer, comme le ferait un juriste, le langage des
faits (réalité du fait) à celui du droit (discours symbolique).
Dès le prologue, il nous rapporte une lecture qu’il fit étant
enfant, qui fera comprendre la confusion du fait et du droit. Elle nous donnera,
de surcroît, la clef de toute sa démarche.

En voici le texte :  » Moi-même je me souviendrai de cette grande
page du Marin, il y a très longtemps. Elle relatait un procès
devant le Tribunal maritime. Sur l’ordre de l’armateur, pour couper au plus
court, un bananier traversait par un passage étroit, de nuit et en navigation
astronomique, un vaste plateau rocheux. Le capitaine s’est trompé dans
ses observations ou dans ses calculs. Le second lui a démontré
son erreur et la discussion entre les deux hommes nous est rapportée,
dramatique. Le capitaine – un nom que j’ai dû entendre dans ma jeunesse
– a maintenu ses résultats, puis est parti se coucher. Le navire s’est
mis en plein sur les cailloux, au petit jour on a trouvé le corps du
capitaine flottant dans une des cales. Cet homme avait préféré
la mort au déshonneur. Et, maintenant, le second était là,
devant le Tribunal, pour répondre de n’avoir pas désobéi.
C’était une autre époque et des hommes d’une autre trempe que
nos minables politiciens.  »

On voit immédiatement que le capitaine S1 et le second S2 sont dans
un rapport indialectisable. Le second est responsable pour n’avoir pas désobéi
et sans qu’aucun droit de rebellion soit évoqué. Si nous faisons
référence au discours du maître, le signifiant S1 serait-il
responsable ? Le nom du capitaine est forclos ( » que j’ai dû entendre
dans ma jeunesse « ). Le sujet, au sens analytique du terme, se réduit
purement et simplement à la coupure.

Les exécutants, en régime totalitaire, ne se disent responsables
que devant un S1 tout puissant, voire déifié. Dès lors,
aucun tribunal ne peut intervenir et trancher en position tierce. Le second,
dit M. G., répond devant le tribunal, pour n’avoir pas désobéi.
Mais obéir et son contraire désobéir, est d’abord une question
de fait avant d’être une question de droit. Pour la raison qu’un commandement
a lieu dans l’instant. C’est un pur énoncé ; alors que la loi,
disposant pour l’avenir, est de l’ordre de l’énonciation. Elle s’interprète.
On recherchera la volonté du législateur qui, dès que son
texte a été promulgué, en est coupé.

Vint l’affaire du sang contaminé qui mit en vedette la responsabilité
des ministres. Ce problème de droit constitutionnel ne pouvait qu’intéresser
M. G.. Ce sera pour lui l’occasion de réfléchir à la relation
S1-S2, à travers la notion pénale de complicité. A remarquer
que le nom du père de la Constitution de 1958 est en résonance
avec son propre nom. Il manifeste une admiration pour de Gaulle mais l’analyse
qu’il fait de l’article 68 aboutit à une totale absurdité.

L’article 68 de la Constitution de 1968 disposait (il a été modifié
après l’affaire du sang contaminé) :  » Le président
de la République n’est responsable des actes accomplis dans l’exercice
de ses fonctions qu’en cas de haute trahison… Il est jugé par la Haute
Cour de Justice.

Les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis
dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits
au moment où ils ont été commis. La procédure définie
ci-dessus leur est applicable ainsi qu’à leurs complices dans le cas
de complot contre la sûreté de l’Etat…  »

Ainsi, la procédure devant la Haute Cour est applicable aux ministres
et à leurs complices, en cas de complot contre la Sûreté
de l’Etat. Le ministre et le complice étant dans le rapport S1-S2. Car
le complice n’est pas un co-auteur du crime ou du délit.

L’article, mal rédigé, laisse planer le doute. Qu’en est-il du
crime de droit commun ? Si un ministre tue sa femme par exemple. Ce qui laisse
entendre (les mots étant donnés dans cet ordre sous la plume de
juristes !) qu’il la tuerait pour l’exemple ! Doit-il être traduit devant
la Cour d’Assise ? Sauf à placer une virgule après femme.

Monsieur G. se livre à une analyse logique des phrases du texte :  »
« Leur », pronom représentant les membres du Gouvernement et « complices »
sont coordonnés par la locution conjonctive « ainsi que ». Ils forment
donc un ensemble, un véritable bloc. En général « ainsi
que » apporte une nuance qui peut être d’ordre, ordre naturel, ordre logique,
de hiérarchie, d’éloignement, d’éventualité… Ici,
ce pourrait être d’ordre ou d’éventualité, mais, telle que
la phrase est commencée, le passage par « ainsi que » était pratiquement
inévitable, l’emploi de « et » coordonnant « leur » et « complices » étant
impossible. Qu’il y ait nuance ou pas, l’unité créée par
la conjonction reste donc entière et c’est avec l’ensemble « leur (pronom)-complices »
que se toutes les relations dans cette phrase. C’est l’ensemble qui est le complément
d’objet indirect de « est applicable », c’est l’ensemble qui est modifié,
précisé, par le complément circonstanciel, pour employer
un mot un peu ancien, « dans le cas de complot ». En clair c’est aux membres du
Gouvernement et à leur complices que la procédure est applicable
dans le cas de complot contre la sûreté de l’Etat.

Ainsi l’analyse grammaticale justifie bien le sens généralement
admis.  »

Notre auteur, M. G., va dans la suite de son texte, faire de la locution conjonctive
« ainsi que », une véritable locution disjonctive ! Et c’est à ce
moment qu’intervient la virgule chère à notre paranoïaque.

Monsieur G. a suivi les travaux préparatoires de la loi constitutionnelle,
tout particulièrement ceux de l’article 68. D’abord, deux textes, repris
par le conseil interministériel du 19 juillet dans lesquels la Haute
Cour est compétente dans tous les cas… Les 23 et 25 juillet, le texte
est adopté. Le 26, nouveau conseil de cabinet, deux virgules sont ajoutées.
Au comité consultatif auquel le texte est transmis, on enlève
la virgule après « complices ». Au conseil interministériel du 19
août qui hérite du projet, la virgule enlevée est rétablie.
Le projet est transmis au Conseil d’Etat. Un conseil interministériel,
le premier septembre, examine la copie du Conseil d’Etat ; on retrouve la rédaction
à deux virgules. Le trois septembre, au conseil des ministres, les deux
virgules sont toujours là.

Le quatre (décret N° 58-806), le texte est définitif. Les
virgules toujours présentes.

Or, le lendemain, au Journal Officiel, elles avaient disparu !

Les typographes du J.O. ont-ils balancé les virgules ? C’est la question
que nous pourrions poser. Mais notre homme va remettre les dites virgules et
puis les retirer de nouveau. Le sens ne change pas. Puis il maintient une virgule
après « applicable ».

Remettons notre virgule après « applicable » :  » La procédure
ainsi définie leur est applicable, ainsi qu’à leur complices dans
le cas de complot…  » Le complément circonstanciel, dit-il, s’adresse
de toute évidence à « complice ». Et l’on voit tout de suite que,
en dehors du cas de complot, les complices vont devant un tribunal ordinaire,
et les ministres devant la Haute Cour. Ce qui est une ineptie en matière
de procédure pénale. Ineptie aggravée par le fait que les
ministres peuvent très bien ne pas être mis en accusation par le
Parlement. Dans ce cas le délit ou le crime principal ne peut pas être
établi (en effet, le complice emprunte sa culpabilité à
celle de l’auteur principal). Donc, il ne peut pas y avoir de complicité.
Donc il n’y a pas de complices ! Mais il peut y avoir une partie civile. Qui
obtiendra réparation, pour une cause unique, devant plusieurs juridictions
différentes. Nous nageons en pleine loufoquerie !

Monsieur G. met le doigt sur une réelle difficulté du texte.
S’il n’y a pas d’auteur principal, il n’y aura pas non plus de complice. Pas
de S2 sans S1.

Poursuivant son raisonnement, il va nous démontrer que les deux délinquants
ne peuvent avoir, l’un et l’autre, aucun rapport :  » Mais il y a mieux.
Si notre complément circonstanciel  » dans le cas de …  » vise les complices,
il ne s’applique plus, mais plus du tout, à « leur » c’est-à-dire
aux membres du Gouvernement. Ceux-ci répondront, bien sûr, devant
la Haute Cour des crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions,
en revanche ils ne pourront pas être poursuivis pour complot contre la
sûreté de l’Etat puisque la Haute Cour n’est compétente
qu’à l’égard des complices ! (le raisonnement de M. G. n’est basé
que sur la supposition de la virgule après « applicable »). Mais alors,
ajoute-t-il, si les accusés principaux ne peuvent pas être poursuivis,
le complot ne peut pas être judiciairement établi, les complices
ne peuvent donc pas être poursuivis. Et l’article 68 ne servant à
rien ou à si peu de choses, il n’y a plus qu’à le supprimer !
 »

Cette lecture se révèle, selon lui, insensée et d’en conclure
que les membres du Gouvernement et leurs complices sont  » indissolublement
liés par la locution conjonctive « ainsi que » et c’est à eux tous
que s’applique le complément circonstanciel « dans le cas de complot contre
la sûreté de l’Etat » qui les enverra, ensemble devant la Haute
Cour « .

Le texte de l’article 68, il est vrai a été mal rédigé.
Il pose le principe général d’une responsabilité des membres
du Gouvernement, pour, dans la phrase qui suit, la restreindre au seul cas de
complot contre la sûreté de l’Etat. M. G. remarque cette relation
logique avec la phrase précédente, y voit une anomalie grammaticale.
Le pronom « leur » établit la relation, en effet, avec la phrase précédente
posant la responsabilité des ministres pour des crimes (pluriel, pour
ensuite poser le seul cas de complot). Dans la même phrase se répondent
en écho « leur », pronom, et « leurs », adjectifs. Autre écho : « complices »
et « complot » qui donne au texte une atmosphère curieuse à laquelle
M. G. est sensible. De fait, le complot ne vînt pas des ministres mais
d’un quarteron de généraux.

Encore cet écho : pour le Président, il est dit « qu’en cas » alors
que pour les ministres, il est dit « en cas ». Notre auteur a bien raison d’interroger
le texte dans son énonciation. De chercher le « vouloir dire » du législateur.
En effet, on s’attendrait à ce que le ministre (parallélisme avec
le Président) ne soit lui, responsable « qu’en cas de complot ». Faut-il
l’entendre ainsi ? Si oui, le législateur l’aurait dit. Non ? Mais il
l’a dit. En le déplaçant sur le complice. La métaphore
est donc manquée et il fallait un paranoïaque pour nous en faire
prendre conscience.

Les Français, politiquement, ont résolu le problème par
la cohabitation. Le premier ministre est-il un S2 ou un double du président
? ou deux S1 ?

Avec ou sans virgule, la difficulté reste la même. Mais à
travers cette histoire de virgule (petit verge), M. G. a démontré
le peu de sens de la métonymie, voire l’absurde.

A propos de la leçon à deux virgules qui eut dû paraître
au Journal Officiel, ne dit-il pas que la première virgule (après
applicable) viendrait redoubler en quelque sorte la conjonction, tandis que
la seconde (après complice) viendrait couper la phrase ? Cette allusion
à la coupure est tout à fait intéressante pour comprendre
la ponctuation. La deuxième virgule, insiste-t-il, éviterait la
« tentation de les associer » (complices et ministres). C’est bien de la métonymie
qu’il s’agit. Elle  » instituerait un temps de repos après « complices »,
ce qui permet de digérer le « ainsi que ». Et surtout elle sépare
nettement « complice » de « dans le cas de… »  »

La virgule ne peut redresser une métonymie. Là encore, le commentaire
de M. G. pointe sans le dire le déplacement métonymique. M. G.
précise que les mots « digérer » et « tentation » ont une nuance psychologique
car, avec ou sans virgule, le sens est le même. Le verbe « digérer »
semble revêtir le sens d' »effacer ». La tentation d’associer porte sur
le ministre et son complice. Or, dans la théorie pénale, ils sont
nécessairement associés, M. G. le sait. Mais il entrevoit que
le rédacteur de l’article 68 a visé le ministre (auteur principal)
à travers son complice. C’est l’anomalie de la norme. D’où l’aspect
régrédient du texte. De S2 vers S1.

M. G. n’est pas sans se reconnaître dans ce texte puisque le ministre
et son complice y apparaissent en relation spéculaire. Et cependant,
comme l’a bien montré M. G., ils sont justiciables de procédures
différentes.

En 1992, François Mitterand est intervenu personnellement dans le sens
d’une révision constitutionnelle, disant  » Moi, je trouve cet article
boîteux « . La modification de l’article a donc nécessité
la réunion du Congrès. M. G. aurait-il été entendu
?

L’article 68-2 nouveau dispose :  » Toute personne qui se prétend
lésée pour un crime ou un délit commis par un membre du
Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès
d’une Commission des Requêtes…  »

La transparence et le droit de savoir sont désormais au premier plan.
Le gouvernement est placé sous la surveillance du public qui peut demander
la mise en mouvement de l’action publique. La responsabilité du gouvernement
ne se manifeste plus seulement par le vote d’une sanction. Elle se manifeste
par l’action en justice.

On s’attache de plus en plus aux infractions de droit commun commises par les
ministres dans l’exercice de leurs fonctions : escroquerie, ingérence,
détournement de fonds, non communications de pièces… Mais surtout,
l’action des ministres n’est plus plus strictement politique. Il est de plus
en plus technique. Le technique et le politique sont intimement mêlés
dans une même décision. Experts, fonctionnaires, industriels, conseillers
techniques concourent à la décision à tel point qu’on a
pu se demander, dans l’affaire du sang contaminé, qui gouvernait ? Le
docteur Garetta se comportait en chevalier de l’industrie plus préoccupé
par le rendement que par la santé des transfusés. Les ministres
étaient très peu informés. Dans l’ère de la science
et des techniques, le ministre représente-t-il toujours le S1 ? Un Garetta
serait-il, au sens de l’ancien article 68, son complice ? Qui gouverne ?

Ce qui se passe dans notre société actuelle va dans le sens d’une
psychose sociale généralisée avec une juridicisation de
plus en plus croissante de nos rapports sociaux amplifiés sinon orchestrés
par les médias.

M. G. ira donc porter sa plainte à Strasbourg :  » Vendredi 11 octobre,
sept heures du matin, nous arrivons à Strasbourg… à dix
heures, le Palais des Droits de L’homme. Dans mon sac de voyage, des dossiers,
beaucoup de papiers et un fusil démonté et chargé de plombs
à alouettes. La sûreté est mise et, de ma vie, je n’ai jamais
tiré un coup de fusil. Je demande le Secrétaire de la Commission,
c’est Madame Ravaud, ma correspondante habituelle qui descend. Je la connais
et elle est charmante. Je lui demande de me conduire… j’insiste… M. Raymond
arrive. Je lui demande de me conduire devant la Commission et, à l’appui
de ma demande, je sors mon arme… et là, je comprends que la crédibilité
de mon action est nulle. Pour la rétablir il aurait fallu brutaliser,
tirer, je n’étais pas venu pour cela « .

Monsieur G. ira en prison puis à l’hôpital. Puis il rentra chez
lui, publia son livre et mourut.

Les Droits de l’Homme sont le miroir aux alouettes. M. G. ne tira pas. Il n’échoua
pas le bananier. Mais il joua de la virgule en virtuose.