Autour de la lecture de Michèle Montrelay et Jacques Lacan de Lol V. Stein de Marguerite Duras
14 janvier 2002

-

TELLERMANN Esther
Textes
Philosophie-littérature-poésie



Intervention présentée dans le cadre du séminaire d’été 2001 de l’AFI sur les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse

Toute chaîne signifiante engendre une signification et la signification surgit du jeu phonétique, de la batterie consonantique. La musique est sens, dit Lacan, en analysant les deux vers de Racine au début du Séminaire XII, vers qu’il met en exergue à la première leçon

« Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. »

La poésie produit du sens, et la qualifier d’hermétique est absurde, puisque ce sont des réseaux signifiants que surgit la signification. La fonction poétique du langage révèle l’essence même du langage, d’être un réseau de différences. Parler de « nuit cruelle » dit Lacan, n’est pas moins étrange que parler de « nuit éternelle », mais le sens, montre-t-il dans ces deux vers, l’émotion qui s’en dégage, vient du jeu de résonances des quatre « s » sifflants, du « phi » de Céphise dans fut, du retour des « t » et des « m », mais me semble-t-il et j’ajouterai, de l’utilisation de ce passé simple du verbe être, dans sa contradiction d’action accomplie, avec l’infini évoqué dans « la nuit éternelle », qui vient, par une torsion, produire un ravissement, celui d’entendre – arrêté dans ce « fut » – ce qui ne se laisse pas saisir – cette « nuit éternelle » – l’objet insaisissable surgi dans l’espace du vers.

Tel est ce que Lacan appréhende de la littérature, de son importance pour la psychanalyse. Je rappelle l’analyse qu’il fait des écrits de Paul Claudel, dans le séminaire Le Transfert pour inciter les analystes à explorer cette zone de l’entre-deux-morts, où il situe la tragédie. Le Séminaire XII, qui aborde principalement les problèmes pour la psychanalyse par une topologie, s’ouvre cependant par des références littéraires et se clôt sur la volonté de « faire passer » le texte de Duras.

« Il faut que ça passe », répète Lacan après l’intervention de Michèle Montrelay, en lisant de larges extraits du Ravissement de Lol. V. Stein. « Ça », les signifiants où un sujet vient à pulser, où s’écrit sa division. « Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient « , voilà ce dont Lacan veut témoigner, en rendant hommage à Marguerite Duras, dans son texte de 1965 publié en annexe au Séminaire, et où nous entendons la place donnée à la littérature, ici par le biais du texte de Duras, où dit-il « elle s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne ».

Que la littérature soit savoir qui ne se sait pas sur la réalité sexuelle qu’est l’inconscient, pourrait nous dispenser de la florescence d’un naturalisme pornographique, qui ce savoir – l’occulte – en réduisant le langage à la représentation. Je rappelle, en son temps la remarque de Jacques Lacan à propos de Eden Eden Eden de Pierre Guyotat, pour dire son peu d’intérêt pour cette tentative « de phalliciser l’appareil langagier ».

Où le texte de Duras, lui, garde dans l’énigme que tisse une langue à la fois transparente et sans cesse faite de torsions, son incandescence – d’être ce savoir – qui ne se sait pas – sur cet objet incarcéré dans son art, ici sous la forme de l’angoisse où le narrateur Jacques Hold tient le lecteur, du ravissement où le conduit l’énigme qu’est Lol, ce trou dans le tissu des mots, ce silence dans le cri, cette pierre qui brûle sans se réduire en cendres. Lol. V. Stein, que Michèle Montrelay analyse dans sa psychologie, que Marcel Czermak dans Passions de l’objet analyse dans sa folie, mais dont le Ravissement ne peut apparaître que dans les syncopes blanches du texte durassien, où seulement nous trouvons Lol, jamais autrement là que dans le regard suspendu à la scène intolérable.

« Le mot me manque », disaient Les Précieuses. C’est de ce mot manquant que le texte de Duras prend sa force, comme de l’accolement de la coupure du passé simple de Racine sur l’éternité de la nuit, pour dire la pulsation induite par la création signifiante. « Dites ce que vous avez à dire », insiste Lacan dans son interprétation de Michèle Montrelay qui semble ne pas faire « passer » à son goût, ce dont il est question dans Lol. V. Stein, c’est-à-dire que la structure même est là écriture, là où lui, Jacques Lacan, utilise la topologie. Ceci en tout cas, qu’un texte littéraire pourrait être cette tentative d’écrire le mot manquant, la nomination du trou de la chaîne signifiante, dans le nom « Lol V. Stein », « présent-absent », faille dans l’Autre où est suturé le désir de Lol – dans le désir de Jacques Hold – le narrateur. Or Lol, ce sujet transparent, c’est lui qui traque tous les personnages, dit Michèle Montrelay, déployant là l’essentiel du Séminaire, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, qui situe le sujet entre le désir de l’Autre et l’objet petit a. Cet objet petit a, dit Lacan, c’est le regard, les yeux ouverts de Lol sur cet irreprésentable qu’est le désir de l’Autre. Cet objet petit a que Lol vient présentifier, ce petit a non spécularisable, déchet ici incarné dans une présence appelée « subjectivité ». Tel est l’art de Duras : venir à donner existence à cet objet, ouvrir une langue à une béance qui la rend Autre.

Que la chaîne signifiante soit organisée par un manque, reprend Lacan à la fin du Séminaire, la poésie nous en donne un aperçu, où être et non-être ne sont pas en contradiction, du fut qui marque l’existence à la mort indiquée dans la nuit éternelle. Telle est la nature du « ravissement » que produit sur nous le texte de 1964 de Marguerite Duras, de nous mener dans sa texture à reconnaître cet objet petit a, dans cette femme à elle-même absente, qui vient à creuser en nous le trou d’où s’origine le désir.

Lol V. Stein dont le regard aveugle renvoie à l’impossible à dire du sexe : le désir de Richardson pour Tatiana, où la langue de Duras se fait Autre pour dire le désir de Lol : se confronter à l’angoisse, se faire le déchet, l’être, de l’enjeu du désir. Lol ne demande rien, elle est cet agalma caché en l’Autre, appendue qu’elle est à la scène qui l’a ravie. C’est ça l’amour, dit Lacan au chapitre IV, il ouvre à une autre scène que le langage introduit : celle où le sujet « tombe » sous le regard, c’est-à-dire ce point de surgissement, par où ce qui ne peut se traduire dans le langage que par le manque, vient à l’être. C’est cet objet petit a que Lol incarne dans son obscurité éblouissante, le mot manquant autour de quoi le texte littéraire se tisse.

Ces quelques points sont en partie ceux touchés par Michèle Montrelay et Jacques Lacan dans leur hommage à Marguerite Duras, hommage que Lacan fait à la littérature, rappelant après Freud « qu’en sa matière l’artiste toujours précède le psychanalyste ». Et, que Marguerite Duras ne sache pas tout ni de son personnage ni de son texte, pourrait bien au psychanalyste montrer la voie : s’approcher au plus près de ces dissymétries, de ces bords où s’ouvre l’autre scène – cette place de l’Autre – ce lien de pure vacance aux signifiants, cette disponibilité à la trouvaille, à l’inattendu, où le signifiant montre son autre face (la même), où le sujet n’est pas sans savoir être assujetti à l’objet petit a qu’il ne peut plus espérer positiver.

L’objet petit a, reste d’une surface sans dehors ni dedans, figurée dans le texte de Duras par la position de Lol comme centre des regards, non-regard, qui situe le regard partout dans le roman.

Là, je crois, dans cette angoisse que le texte durassien tisse autour de la béance ouverte par le récit de Jacques Hold, peut se lire le désir de l’analyste d’occuper ce lieu de l’Autre – ce lieu vide, désarrimé de cet objet petit a – qui d’être manquant recèle le désir. Quelle position autre pour l’analyste donc, que cette disponibilité dans l’ordre des signifiants dans laquelle est l’écrivain, qui célèbre par un écrit « les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible ».