Au-delà de s'opposer, résister. À propos du Néolibéralisme.
13 janvier 2011

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LEBRUN Jean-Pierre
Textes
Contemporanéité

 

 

Ma tâche n’est pas facile[1] car elle est celle de vous faire entendre qu’aujourd’hui, résister ne peut se satisfaire de s’opposer. Loin de moi, après tout ce que j’ai entendu dans ces journées, de penser qu’il ne faut pas s’opposer, mais je me donne cette tâche d’introduire des discernements dans l’acte de résister, d’abord, afin d’éviter d’entretenir ce que j’ai appelé la grande confusion[2] ensuite, parce que la situation actuelle nous y contraint si nous voulons l’appréhender d’une manière qui soit un peu rigoureuse.

Hier, le pouvoir en place et la personne qui l’occupait se trouvait logée au sommet d’une pyramide. J’en prends l’exemple presque caricatural bien qu’encore relativement récent de Charles De Gaulle. C’était un homme d’État – tout le monde le reconnaît aujourd’hui – , un homme qui se vouait à ce qu’on appelait la raison d’État et il s’y vouait de la manière qu’il croyait être la bonne. Dans ce contexte, résister équivalait à contrer la façon dont il occupait la place – que j’ai appelée d’exception[3] -, autrement dit, de le contrer lui, mais cette opposition laissait intacte la place elle-même.

Aujourd’hui, le président Sarkozy n’apparaît plus à grand monde avec les caractéristiques de ce qu’on appelle un homme d’État. Pourtant il est évident que la manière dont il occupe la place est sans doute aussi celle qu’il croit être la bonne. Ce qui a changé, c’est que la place n’est plus la même. La mutation du lien social à laquelle nous avons à faire a entraîné la fin de la légitimité de la place de surplomb, du sommet de la pyramide. Nous nous représentons désormais plutôt dans une organisation réticulaire, dite en réseau. Il n’y a plus de pyramide et donc plus de sommet qui va de soi. A cet égard, le titre donné par Alain Badiou à son livre “De quoi Sarkozy est-il le nom ? “ est pertinent car, effectivement, Sarkozy ne désigne plus celui qui occupe la place du sommet de l’État comme le faisait de Gaulle, mais bien plutôt le nom de la personne qui assume de se faire le défenseur d’un système, en l’occurrence le système néolibéral. Il y a donc deux mouvements qui s’enchevêtrent : la disparition de la place de surplomb et de la légitimité de l’autorité symbolique qui l’accompagne, et l’apparition d’une manière différente de tenir les rennes du pouvoir. Dans ce contexte, résister en s’opposant à Sarkozy comme on pouvait hier résister en s’opposant à De Gaulle est tout à fait insuffisant. Car s’opposer équivaut à continuer de résister sur le modèle d’hier alors que la nouvelle façon de gouverner a changé la donne de la gouvernementalité. Cela pourrait alors tout au plus n’être qu’une façon de jouir en nous serrant les coudes pour éponger notre colère. Il faut en revanche prendre acte de ce que Sarkozy n’est plus vraiment le seul véritable adversaire, pas plus qu’il n’est encore l’instance qui représente comme telle l’État, car il n’est plus lui-même que le tenant lieu de ce que le néolibéralisme promeut, à savoir un moindre État, un amoindrissement maximal de ladite instance.

Autrement dit entre De Gaulle et Sarkozy, s’est passé un phénomène essentiel que j’ai souvent déplié à la suite de quelques autres : le changement d’organisation du lien social qui a signé la fin du théologico-politique comme système symbolique qui ratifiait l’incomplétude et la consistance au profit d’un système désormais complet et inconsistant[4]. C’est désormais l’autonomie en lieu et place de l’hétéronomie, le réseau plutôt que la pyramide.

Si dans ce contexte de mutation, on se satisfait de résister en s’opposant, on ne prend pas en compte que cette place différente des autres à laquelle on adresse son opposition n’a plus du tout la même légitimité, voire, parfois, n’a même plus d’existence et donc, en s’opposant aujourd’hui, on peut très bien aggraver en quelque sorte la difficulté qui nous est spécifique, car la seule opposition vise dans le même mouvement, et la personne de celui ou de celle qui occupe ladite place, et la place elle-même, donc aussi la légitimité pour quiconque d’encore l’occuper.

Tout se passe comme si nous étions battus de vitesse car, alors que nous continuons à contester la façon dont cette place est occupée, que nous continuons donc à nous opposer, croyant de ce fait résister, nous entérinons ce que ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ont déjà très bien identifié, à savoir qu’il faut, tant que faire se peut, faire disparaître cette place différente pour pouvoir d’autant mieux tenir autrement les rennes du pouvoir. Cela selon l’orientation du système dont le président Sarkozy est aujourd’hui le tenant lieu, voire le lieutenant : le néolibéralisme.

Que veut dire que Sarkozy est le tenant lieu du néolibéralisme ?

Ceci suppose d’identifier clairement que le néolibéralisme n’est pas la poursuite du libéralisme et qu’il implique même une rupture avec ce dernier, rupture que Michel Foucault a été l’un des premiers, voire le premier à clairement identifier dans son cours au Collège de France de 1978-79 sur La naissance de la biopolitique[5].

Résumons les enjeux de ce qui différencie libéralisme et néolibéralisme avec la lecture éclairante d’Antoine Garapon[6] Le néolibéralisme n’est pas assimilable à un ultra-libéralisme. En suivant la lecture de Foucault, il faut constater plutôt le vœu inverse, à savoir le passage de “la raison d’État” à la “raison du moindre État”. Le néolibéralisme est de ce fait une manière de gouverner – et non une idéologie – avant même que d’être une doctrine économique. Il vise l’amoindrissement De l’État, ce qui implique un changement radical de stratégie politique.

Il ne s’inscrit pas dans la continuité du libéralisme essentiellement pour trois raisons :

1. parce qu’il considère que le marché n’est pas naturel et doit être crée artificiellement par l’État. Il ne s’agit pas contrairement au libéralisme, de faire confiance à “la main invisible”.

2. il étend le modèle du marché à tous les registres de la vie humaine, autant à la politique sociale qu’aux institutions.

3. c’est moins la garantie de l’échange que la mise en concurrence qui désormais est considérée comme le moteur de l’action humaine : c’est la gestion d’une rivalité de monades bien plus qu’un ajustement de l’offre et de la demande.

La différence entre le libéralisme et la stratégie néolibérale est donc conséquente : dans le premier cas, il s’agit de laisser faire le marché et de faire confiance à la célèbre “main invisible” d’Adam Smith pour réguler les échanges ; il s’agit donc de garantir la liberté des individus en “laissant faire” la libre concurrence.  Dans le second cas, il s’agit de se substituer à cette main invisible et de promouvoir délibérément l’organisation de la société comme une entreprise en créant les conditions qui permettent une gouvernementalité qui pousse les individus à intégrer ses lois. Ainsi Foucault d’énoncer clairement : Pour le néolibéralisme, le problème n’est pas du tout de savoir, comme dans le libéralisme de type Adam Smith, le libéralisme du XVIIIème siècle, comment à l’intérieur d’une société politique toute donnée, on pouvait découper, ménager un espace libre qui serait celui du marché. Le problème du néolibéralisme, c’est, au contraire, de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. Il s’agit donc non pas de libérer une place vide, mais de rapporter, de référer, de projeter sur un art général de gouverner les principes formels d’une économie de marché.[7]

Le néolibéralisme est donc bel et bien un constructivisme[8] il ne s’agit plus de laisser faire, mais au contraire, d’organiser activement l’échange marchand, d’en faire la promotion ; il n’y a plus de place pour le vide qu’habiterait la main invisible, il s’agit d’y substituer un système entrepreneurial !

Il faut prendre la mesure de cette inversion, voire de ce pervertissement – au sens banal du terme : détourner de son but – car l’effet de ce projet qui veut promouvoir, institutionnaliser, développer cette nouvelle rationalité, ira jusqu’à jauger l’action de l’État non plus sur son soutien à l’élaboration, à la participation de la chose commune[9] (Pierre Manent) mais sur sa capacité à faire fructifier le marché, ce dont l’indice de croissance est le repère le plus sûr. C’est un État sans plus aucune mission historique mais avec seulement une mission de croissance économique et de gestion des individus pour rendre celle-ci possible. C’est en cela que c’est un État qui se laisse détourner de son objectif.

Ainsi l’enseignante en sciences politiques de Berkeley, Wendy Brown de commenter : l’extension de la rationalité économique à des domaines ou à des institutions jusque-là considérées comme non-économiques concerne aussi les conduites individuelles ; pour être plus précis, elle prescrit les comportements des sujets-citoyens adéquats à un système néolibéral. Là où le libéralisme classique maintenait une distinction, et parfois même une tension, entre les critères de la morale individuelle ou collective et les actions économiques, le néolibéralisme façonne normativement les individus comme des acteurs entrepreneurs, et s’adresse à eux comme tels dans tous les domaines de la vie. (…) Le citoyen néolibéral type est celui qui choisit stratégiquement, pour lui-même, entre les différentes options sociales, politiques et économiques ; non celui qui œuvre avec d’autres à modifier et rendre possibles ces options. (…) Le corps politique n’est plus un corps, mais bien plutôt une collection d’entrepreneurs et de consommateurs individuels.[10]

La question qui se pose alors à nous est celle de savoir comment, par quels mécanismes, la démocratie libérale passe au néolibéralisme et surtout comment ce dernier arrive à influencer la subjectivité des citoyens pour la rendre davantage compatible avec son fonctionnement.

Retenons d’abord ce qu’implique le passage de la main invisible libérale au constructivisme néolibéral : rien d’autre que l’exclusion du vide ! Cette exclusion a un double effet : elle fait croire que la présence à elle seule suffit, autrement dit que l’absence n’est plus de mise et dès lors que la négativité qui nous régit, se voit éliminée.

Cette négativité est – faut-il le rappeler – ce qui fait que nous savons que la mort est notre destin inéluctable, que nous sommes les seuls animaux qui savons, très tôt dans notre existence, que la mort sera inéluctablement pour chacun le bout du chemin. Il ne faudra donc pas nous étonner que dans notre société, la mort soit estompée, voire gommée, effacée, même forclose, mais nous ne devons pas oublier que, quand la mort n’est plus à sa place, c’est tout le système qui est gauchi, comme faussé!

Un deuxième mécanisme semble bien résider dans l’empêchement à la hiérarchisation pulsionnelle. Bernard Stiegler – dans l’ensemble de son œuvre – a judicieusement insisté sur l’inflation de la jouissance pulsionnelle qui aboutit à un capitalisme pulsionnel ou encore à un populisme industriel qui, à son tour organise la régression instinctuelle de masse, conduit inévitablement à la politique pulsionnelle, c’est à dire à la misère politique. (…) Le désir y est en souffrance : le désir que Freud définit comme ce qui lie les pulsions, est précisément ce que le populisme industriel détruit par le fait de le délier, c’est à dire de le décomposer en pulsions. (…) La politique consiste justement à installer le règne du désir contre celui de pulsions, qui ne peuvent que conduire à l’incivilité généralisée, c’est-à-dire à une forme larvée de guerre civile[11] .

Ce que ces propos font bien entendre, c’est qu’il faut distinguer deux jouissances, celle de la satisfaction des pulsions et celle qui est corrélée au désir. Et pour que cette dernière se constitue, il est nécessaire de hiérarchiser les jouissances pulsionnelles et de renoncer à leur satisfaction immédiate. C’est à ce prix que se constitue le désir, et la jouissance qui l’accompagne est à la fois limitée en même temps que source de joie, alors que la seule satisfaction de la jouissance pulsionnelle est mortifère et que plus elle s’accomplit, plus le sujet désirant s’évanouit, jusqu’à finir par disparaître. C’est ce travail de renoncement nécessaire et de hiérarchisation pulsionnelle qu’empêche – peut-être sans délibérément le vouloir – le fonctionnement néolibéral. Ceci  tout en donnant – et se donnant – l’illusion de contribuer au bonheur de tous. Ce que ceci permet néanmoins de mettre en évidence, c’est qu’en se contentant de s’opposer à la hiérarchie par exemple, il faut être vigilant pour ne pas contribuer, voire entériner cette déhiérarchisation que prescrit le néolibéralisme.

Un troisième mécanisme est de masquer, voire de forclore tout réel[12]. Je veux dire par là que tout ce qui ne va pas, tout ce qui rate, tout ce qui échappe à la maîtrise, rien de tout cela n’a encore sa place reconnue dans le programme néolibéral. Simplement, il est, au mieux, sans cesse renvoyé à plus tard, au pire, carrément soumis à l’effacement, au caviardage. J’en prendrais pour exemple, l’ouvrage de Matthew Crawford, Éloge du carburateur[13] , où l’auteur, philosophe de formation, raconte son retour à son activité artisanale – la réparation des motos – tant la perte du contact avec le réel l’a frappé de plein fouet dans son activité intellectuelle. Ou encore le livre de Gérard Wajcman, L’œil absolu. Ce dernier écrit avec beaucoup de pertinence : De voir, plus on en vient à penser qu’on peut tout voir, et que tout peut se voir, que tout réel est visible, et, partant, qu’il n’y a que ce qui est visible qui est réel[14] . Avancer qu’il n’y a que ce qui est visible qui est réel, équivaut donc à faire disparaître le réel. C’est comme si jusque là était reconnue la présence de l’invisible alors que, maintenant, seul le visible a encore droit de cité. Ce type de glissement, nous pouvons le voir à l’œuvre partout, et ce sont les conséquences de cette transformation que je souhaite mettre en évidence. Nous pourrions en prendre pour preuve notre insupportabilité de plus en plus grande à l’inattendu, à l’imprévu.

Une quatrième façon d’intervenir sur les sujets, sans doute l’une des plus conséquentes, est de viser une normalisation sans normativation. Je veux dire par là, que si le monde d’hier visait la normalisation et qu’il était de notre logique d’y résister, la dite normalisation était visée alors même que la normativation avait été inscrite au programme.

Repartons de la définition du dictionnaire : pour normal, le Robert précise : ce qui sert de règle, de modèle, d’unité de mesure, de point de comparaison. Ce mot vient de norma qui veut dire équerre et la norme, c’est le type concret où la formule abstraite de ce qui doit être. Autrement dit, la norme, c’est l’idéal, la règle, le but, le modèle. S’en suit évidemment l’émergence du mot normalité : caractère de ce qui est normal. Mais pour normativité, on y trouve la définition : caractère de ce qui est normatif.

Il y a donc bel et bien une différence entre normal et normatif, et pour ce dernier mot, vous trouverez : ce qui constitue une norme. Ainsi, il est possible de différencier la normalité De la  normativitéla normalité, c’est ce qui est selon la norme, la normativité, c’est ce qui fait la norme, ce qui la constitue.

Par normativation, il faut donc entendre la constitution de la norme, ce qui va la rendre identifiable. D’une manière plus simple, on pourrait dire que la normativation implique un minimum de structuration nécessaire. Et dans le champ psychique, la psychanalyse situe cette référence comme constituée par la confrontation au signifiant phallique qui va précisément organiser la hiérarchisation des jouissances pulsionnelles. Par normativation phallique, il ne s’agit nullement d’entendre un quelconque privilège attribué aux mâles, mais plus simplement et plus radicalement la soumission aux conditions de langage qui sont celles des êtres parlants que nous sommes. Le phallus est par excellence le signifiant produit par la condition langagière et en ce sens, il n’est la propriété d’aucun des deux sexes. Il est en revanche contrainte autant pour les femmes que pour les hommes car chacun est obligé de lui faire sa place du fait même de parler, même si c’est d’une façon dissymétrique, même si, comme Lacan l’a proposé, les femmes peuvent y être pastoutes asservies.

La normativation phallique est donc ce à quoi contraint la condition langagière ; elle s’avère nécessaire pour qui parle comme tel, pour quiconque – homme ou femme – soutient sa parole.

Comme l’écrit très bien Jean-Jacques Tyszler, Freud nous a légué une conception de la sexualité ordonnée par le symbole phallique ; fille ou garçon acceptent, sauf à être dans des zones où la jouissance ne trouve plus sa limite, l’autorité du phallus. C’est un arbitraire contraignant mais nécessaire.[15] Cette normativation phallique est cependant aujourd’hui, la plupart du temps, désavouée ou discréditée et c’est d’ailleurs bien sans doute ce qui noue ce que les psychanalystes appellent déclin du Nom du Père – notion que je ne développerai pas ici mais qu’il faudrait expliciter davantage – et avènement du néolibéralisme.

En effet, ce dernier profite du déclin du Nom-du-Père autant pour se légitimer comme riposte nécessaire que pour justifier de ne plus devoir se soucier de la normativation : il lui suffit d’obtenir le lissage des comportements. C’est là que je parle de “normalisation sans normativation”. Ainsi, par exemple, pour la stratégie néolibérale, il s’agit bien de réduire les comportements violents et de prôner pour ce faire que la non violence – comme le rejet du racisme, par exemple – soit la règle, mais il ne s’agit plus d’exiger le travail culturel de renoncer au meurtre. La conséquence d’une telle façon de faire, c’est qu’il n’y a pas d’intégration de l’interdit du meurtre. La seule chose qui compte, c’est qu’il n’y ait pas de blessés, ni de morts…!

Autrement dit encore – et cela peut-être identifié comme un cinquième mécanisme du néolibéralisme – il s’agit d’empêcher plutôt que d’interdire. Les conduites violentes à l’école devraient pouvoir être empêchées par l’installation de portiques à l’entrée des collèges pour empêcher que n’y soient introduits des objets contondants ! Moyennant quoi, il devient inutile d’encore contraindre à l’intériorisation de l’interdit du meurtre.

Car la différence entre l’empêchement et l’interdit, c’est précisément que le premier n’exige pas l’absence mais devra au contraire toujours faire appel à une présence pour aboutir à ses fins (bras de l’ange ou caméra de surveillance etc…). C’est alors bien en empêchant plutôt qu’en contraignant de prendre en compte l’interdiction que le néolibéralisme prétend atteindre son objectif de contenir la violence. Moyennant quoi, c’est comme s’il préconisait d’obtenir par un supplément de présence ce qu’il ne pourrait pourtant atteindre que par l’absence.

Il ne s’agit pas ici pour autant de discréditer l’empêchement car cela peut être une première étape pour arriver à l’intériorisation de l’interdit mais précisément, tout se passe comme si le système néolibéral se contentait de la moitié du parcours en quelque sorte, comme s’il s’agissait de renforcer le pouvoir tout en adhérant au discrédit porté sur l’autorité. Manière sans doute d’arriver à ses fins sans en passer par une quelconque place de surplomb. D’où d’ailleurs, la nécessité nouvelle de pouvoir se passer d’en appeler à la loi commune mais de multiplier les appels au droit pour pallier à ce qui est alors décrit comme un vide juridique !

C’est en ce cas à un véritable formatage des sujets que s’emploie cette modalité du néolibéralisme. Slogans, mots d’ordre et impératifs devant contribuer à ce que se mette en place ce nouveau mode de fonctionner – mais non de vivre – ensemble.

Un autre trait du néolibéralisme est aussi la façon dont il manie le temps. La temporalité y est écrasée. Nous connaissons bien évidemment la façon dont est promue aujourd’hui la vitesse mais nous ne prenons pas nécessairement acte de l’importance de l’immédiateté. En nous proposant via la technique, la satisfaction de plus en plus grande de nos pulsions, nous sommes à notre insu mis sous la tyrannie de l’immédiat – le célèbre “tout, tout de suite”.

Enfin, – et ces quelques mécanismes ne prétendent nullement à une quelconque exhaustivité – il faut penser qu’un des moyens dont use encore le néolibéralisme pour étendre son influence est la constitution d’une novlangue. Par définition-même, les nouvelles appellations ne sont nullement des trouvailles spontanées de la langue, comme le sont par exemple les euphémismes, mais bien plus des mots d’ordre inventés et programmés pour insuffler de l’horizontalité, voire pour faire disparaître les indices trop explicites des différences de places ou de classes, autrement dit de la verticalité. Ainsi nous parlons aujourd’hui des techniciennes de surface plutôt que des femmes de ménage, des malvoyants plutôt que des aveugles, d’inclusion plutôt que d’intégration… ; tous ces mots dits nouveaux ne sont pas contrairement à ce que d’aucuns prétendent naïvement, des évolutions spontanées de la langue, mais bien plutôt des mots d’ordre qui ont pour objectif d’asseoir la nouvelle gouvernementalité.

A y regarder de plus près, ce qui caractérise cette novlangue, c’est bien souvent sa régression au signe là où c’est pourtant bien la notion de signifiant qui devrait continuer de prévaloir[16]. La différence entre le signe et le signifiant, c’est que le premier ne s’est pas vraiment déconnecté de son rapport au référent. Qu’il y va donc d’une symbolisation inaccomplie, voire indigente.

Ainsi donc, le néolibéralisme nous contraint à résister d’une manière qui ne se contente pas de s’opposer, une résistance davantage intelligente, capable d’identifier son fonctionnement pour pouvoir riposter d’une façon qui convienne. Faute de quoi nous risquons d’être entraînés dans une dé-démocratisation (Wendy Brown) organisée par le rebond néolibéral avec l’alibi de viser davantage d’égalité, donc de démocratie.

Dans son ouvrage qu’il lui consacre, Antoine Garapon insiste à juste titre sur la nécessité d’une véritable critique politique du néolibéralisme. Selon cet auteur, celle-ci pourrait se tenir autour de deux axes : l’affaiblissement de la société civile et l’inhibition de toute capacité d’autoréflexion pourtant indispensable à la liberté politique.

C’est en effet la société civile qui est affaiblie par la gouvernementalité néolibérale et cela de deux manières : en niant tout lien autre qu’intéressé et en lui substituant le marché comme référence de l’État. Ce qu’il est en effet possible de démontrer, c’est que le néolibéralisme ne contribue pas à un vivre ensemble même s’il y prétend, simplement parce que prendre en compte la constitution d’un monde commun exige de reconnaître deux choses que sa modalité de fonctionnement forclot : le fait que nous sommes des êtres de parole – et pas seulement des monades qui communiquent – et que c’est toujours au réel que les êtres parlants que nous sommes, sont confrontés.

Ainsi, sous le couvert de trouver dans les chiffres, les évaluations, les projets, les contrats… les nouvelles (fausses) certitudes, c’est l’incertitude démocratique dont le néolibéralisme se débarrasse.

Ce que pervertit ainsi le néolibéralisme, c’est, en fin du compte, le travail d’humanisation[17] qui s’avère pourtant indispensable à la formation des citoyens de la démocratie. Ce qui opère sous les exigences du néolibéralisme ne laisse pas exister la capacité d’autoréflexion pourtant nécessaire à la liberté politique.

Ce sont ces deux axes – estompement de la société civile et affaiblissement de la pensée – qu’il s’agit de mettre au travail pour pouvoir non pas nous satisfaire d’une opposition au néolibéralisme mais mettre en place une critique qui le déconstruit, en montrer les ressorts cachés qui lui permettent d’avoir une telle influence sur les sujets qu’il en arrive à pouvoir penser les modeler, les formater d’une façon telle qu’ils en seraient mieux aptes à servir plus adéquatement la réalisation de ses objectifs.

Dans un tel contexte, c’est la rencontre[18] – toujours contingente – entre le travailleur social et le sujet qui s’adresse à lui qui sera rendue impossible. C’est le pacte d’humanité qui les lie qui sera aboli.