Jean-Marc Lévy-Leblond a été professeur à l’université Paris 7, et à l’université de Nice-Sophia-Antipolis, où il a enseigné dans les départements de physique, de philosophie et de communication et dont il est professeur émérite. Il fut directeur de programme au Collège international de philosophie de 2001 à 2007. Il a publié de nombreux articles sur ses travaux de recherche qui portent principalement sur la physique théorique et mathématique et sur l’épistémologie. Il a fondé et dirige la revue Alliage (culture, science, technique), il dirige la collection Science ouverte au Seuil, et travaille plus généralement à « (re)mettre la science en culture ».
Parmi ses ouvrages comme essayiste et « critique de science » :
• Aux contraires (l’exercice de la pensée et la pratique de la science), Gallimard, 1996
• La pierre de touche (la science à l’épreuve), Gallimard, 1996
• Impasciences, Bayard, 2000 – Seuil, 2003
• La science en mal de culture, Futuribles, 2004
• La vitesse de l’ombre : aux limites de la science, Seuil, 2006
• La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010
• Le grand écart (la science entre technique et culture), Manucius, 2012
• La science expliquée à mes petits-enfants, Seuil, 2014
La revue Alliage que Jean-Marc Lévy-Leblond a fondée et dirige fait place à de nombreuses disciplines, à de nombreuses plumes y compris à des psychanalystes. C’est une revue de diffusion des idées et des avancées scientifiques, à la fois simple, attrayante, sérieuse et parfois amusante, de très haut niveau mais à la portée de tout un chacun qui s’intéresse aux sciences et à leur critique. En effet cette superbe revue ne sillonne pas dans l’air du temps, elle y est en avance et en grande honnêteté, elle n’hésite pas à la critique ainsi qu’à la défense argumentée, elle dit, et écrit, ce qu’il en est des sciences et de la réflexion qu’elles peuvent susciter.
On peut consulter le contenu de la revue sur le site http://revel.unice.fr/alliage/, et se la procurer en librairie, ou directement à l’adresse suivante : Alliage-ANAIS, IUFM, 89 avenue Georges V, 06000 Nice.
Nous encourageons vivement, sans aucun « complexe », à sa découverte et à ses nombreuses lectures.
AU BÉNÉFICE DU DOUTE Jean-Marc Lévy-Leblond
Le doute méthodique est considéré comme le geste fondateur de toute approche scientifique. Schématisant la pensée cartésienne, une certaine vulgate fait du doute systématique l’expression même de l’“esprit critique” qui serait la source de connaissances nouvelles : ainsi, selon Claude Bernard, « le grand principe expérimental est le doute, le doute philosophique qui laisse à l’esprit sa liberté et son initiative. »
Pourtant, la langue même autorise certains …doutes sur la signification du terme et la portée du concept qu’il exprime : l’expression « sans doute » ne veut-elle pas dire, le plus souvent, que l’on accepte avec quelque doute l’énoncé qu’elle qualifie ? Au point qu’il faut écrire « sans aucun doute » pour en retrouver le sens littéral.
Et c’est bien par un tel « sans doute » un tant soit peu réservé qu’il convient de répondre à l’affirmation du rôle fondateur du doute dans l’activité scientifique. Car, lorsqu’on passe de la méthodologie idéale de la science à sa pratique effective, force est de constater que le doute généralisé y est certes nécessaire, mais toujours insuffisant et souvent impossible.
Accordons d’emblée au doute sa nécessité, lorsqu’il s’agit de développer des savoirs nouveaux. De fait, ne faut-il pas commencer par mettre en doute la validité des anciens ? Est-il bien vrai que le Soleil tourne autour de la Terre, comme nous le constatons quotidiennement de visu ? que par un point ne peut passer qu’une parallèle à une droite donnée ? que les atomes sont insécables ? Faute de commencer par remettre en question ces idées reçues, impossible, évidemment, de développer l’astronomie héliocentrique, la géométrie non-euclidienne, la physique nucléaire. Seule la capacité à douter d’énoncés jusque-là évidents et tenus pour incontestables permet à de nouvelles théories, plus générales, de voir le jour.
Encore faut-il noter que le doute n’a pas pour seule fonction ni pour seul effet de conduire à réformer ou révolutionner les idées admises. Il peut aussi, et non moins utilement, les conforter, en amenant à comprendre que leur validité est plus large qu’on ne pouvait le penser. Ainsi de la théorie einsteinienne de la relativité, usuellement fondée sur l’hypothèse de l’invariance de la vitesse de la lumière, qui équivaut à l’affirmation que la masse du photon est nulle. Pourtant, la question : « Et si le photon avait une masse non-nulle ? » est parfaitement légitime et ressort de l’investigation expérimentale. Une étude théorique plus poussée montre que si l’on détectait effectivement une telle masse, cela n’aboutirait nullement à remettre en cause la théorie, mais seulement à remplacer l’un de ses étais — l’invariance de la vitesse de la lumière — par un autre, plus solide — l’existence d’une vitesse-limite invariante, que celle-ci soit ou non celle de la lumière. Le doute argumenté sur la solidité des fondements de telle ou telle théorie, ou sur la crédibilité de certaines de ses structures, peut donc amener à lui conférer une fiabilité supérieure.
Si le doute a une fonction réformatrice indispensable, il n’en a pas moins aussi un considérable rôle conservateur et stabilisateur.
Mais la posture du doute ne saurait en aucun cas suffire au développement du savoir. Elle est insuffisante, et peut se révéler contre-productive. Quand naît une théorie scientifique nouvelle, elle est rarement assez assurée pour imposer sa validité. Il faut donc, au moins pour ses protagonistes, exercer un véritable acte de foi, « y croire » et délibérément écarter des doutes par ailleurs tout à fait légitimes. Ainsi de Galilée, qui, annonçant ses révolutionnaires observations astronomiques (les satellites de Jupiter, le relief de la Lune, etc.), ne disposait nullement des arguments théoriques qui lui auraient permis de convaincre ses adversaires de la fiabilité de sa lunette. Il faudrait attendre pour cela que Kepler et Descartes construisent une optique géométrique cohérente. Cette suspension du doute est indispensable, tant il est nécessaire de minimiser ou négliger des objections pourtant raisonnables afin de laisser se développer des idées naissantes et encore fragiles. Niels Bohr, le fondateur de la théorie quantique, recevait dans sa maison de campagne un collègue, qui voyant un fer à cheval cloué sur le linteau, s’exclame : « Comment, toi, Niels, un esprit scientifique et rationnel, tu ne vas pas me dire que tu crois à ces histoires de porte-bonheur ? » À quoi Bohr aurait répondu : « Évidemment non, je n’y crois pas, mais tu sais, ça marche même si on n’y croit pas. » Cette anecdote, apocryphe, est plus profonde qu’il n’y semble, car elle veut dire, au fond, que pour que « ça marche », il faut y croire, même si on croit qu’on n’y croit pas…
D’ailleurs, et Richard Feynman y insistait souvent, l’attitude scientifique ne consiste nullement à n’affirmer frileusement que ce dont on est certain, ce qui n’aurait pas grand intérêt et ne ferait guère avancer la connaissance, mais au contraire à pousser des affirmations dans un domaine encore non exploré où l’on a toutes les raisons de douter de leur validité : c’est seulement en prenant de tels risques de pensée que l’on peut savoir « jusqu’où aller trop loin » et étendre le champ du savoir. Ainsi le doute systématique, une trop grande défiance envers les idées admises, peuvent-ils inhiber des découvertes imminentes. Niels Bohr lui-même en a donné un exemple, quand, au début des années 1920, devant le problème que posait la compréhension de la radioactivité bêta — un déficit d’énergie se manifestant lors de la désintégration de certains noyaux —, il proposa tout bonnement de jeter par-dessus bord la loi de conservation de l’énergie, jusque-là sacro-sainte. Mais c’est au contraire en s’appuyant sur cette loi, donc par une démarche des plus conservatrices, que Pauli résolut l’énigme par l’invention du neutrino. Au fond, de même que dans le domaine judiciaire, le doute profite au suspect, une idée problématique doit souvent être acceptée, en tout cas examinée, « au bénéfice du doute ».
Bien des chercheurs ont probablement, par excès de précautions épistémologiques, raté des découvertes dont ils avaient eu le pressentiment, faute d’avoir eu l’audace de passer outre des objections de “bon sens“ immédiates, qui ne se révéleraient que plus tard invalidées par l’approfondissement des avancées entrevues elles-mêmes. Ainsi, pour prendre un exemple caricatural, celui de l’objection jadis adressée aux tenants de la rotondité de la Terre au motif que les habitants des antipodes ne pourraient être retenus à sa surface : c’est justement la sphéricité du globe qui permet une théorie cohérente de la gravitation, expliquant l’attraction de toutes choses vers son centre.
Il faut bien reconnaître enfin que le doute systématique et généralisé est tout bonnement impossible — même en matière de science. Une théorie scientifique est comme un iceberg : sa structure visible repose sur une masse bien plus considérable de présupposés souvent si profondément immergés dans la conscience intellectuelle qu’ils ont perdu toute visibilité. Les évidences implicites qu’il faudrait révoquer en doute pour assurer un examen critique sans préjugé aucun des idées admises sont, au sens propre, innombrables. Il est chimérique de vouloir toutes les relever, sauf à entrer dans une régression sans fin. Une pensée critique suffisamment aigue pour mettre en évidence tous les préjugés cachées et toutes les apories latentes résidant dans un corps de doctrine devrait être si pénétrante que, comme un faisceau de rayons X trop durs, elle ne rencontrerait plus aucun obstacle, et que la cible devenue transparente ne révèlerait plus rien de sa constitution et de ses faiblesses. Rien n’illustre mieux ce point peut-être que les théories hétérodoxes proposées par des amateurs de science passionnés mais marginaux. Rejetant la théorie dominante rendant compte de tel ou tel phénomène, et en ayant concocté quelque explication non conventionnelle, ils se trouvent amenés, pour répondre à des objections fondées sur des observations relevant d’une autre discipline, à remettre en cause cette dernière, et, de proche en proche, tout l’édifice de la science admise, aboutissant souvent à des théories universalisantes purement spéculatives. À titre d’exemple, a été ainsi proposée une théorie du Soleil froid, selon laquelle, sous la photosphère brillante, notre astre aurait une surface froide et sombre, comme on peut la voir au travers des taches solaires, qui seraient autant de trous dans la couche extérieure. Le contre-argument opposant à cette assertion la mesure de la température desdites taches par l’élargissement spectral dû à l’effet Doppler de l’agitation thermique, ne fera que pousser l’auteur de la théorie à douter aussi de cet aspect de la physique et au-delà, de l’ensemble de ses théories acceptées.
Le doute radical et maximal aboutit inévitablement au scepticisme absolu du pyrrhonisme, posture polémique utile lorsqu’il s’agit de tenir le rôle souvent nécessaire de l’avocat du diable, mais qui, pris trop au sérieux, conduit immanquablement à l’immobilité de la pensée et à la stérilité de la recherche. Il est donc heureux que les scientifiques soient aussi susceptibles d’enthousiasmes mal contrôlés, même si c’est au prix de fréquentes naïvetés devant des phénomènes ou des discours étrangers à leur pratique propre.
L’épreuve du doute ne peut donc constituer qu’un aspect du processus de recherche scientifique. Et la prescription méthodologique du doute ne trouve sa cohérence qu’à se retourner sur elle-même. Dans toute aventure de l’esprit, doit se poser la question de la pertinence du doute exercé sur telle ou telle notion, de façon à assurer une base minimale de stabilité à partir de laquelle déployer l’investigation — quitte à réduire encore ou à déplacer cette base dans une phase ultérieure. Pour produire du nouveau, il faut certes « douter de… ». Mais aussi pouvoir « se douter que… », c’est-à-dire accepter, au moins provisoirement, une connaissance mal étayée, fragile et provisoire. Par-delà le doute, c’est le risque de la pensée qu’il faut assumer.