Présentation de Thierry Roth. Bonjour à tous. On va donc commencer la dernière séance du grand séminaire 2022-2023, consacré cette année comme vous le savez, à cet aphorisme, cette phrase très connue de Lacan, « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». On a demandé à plusieurs collègues de broder ce qu’ils pouvaient autour de ça, et donc pour terminer cette année on a le plaisir d’accueillir Nicolas Dissez, que la plupart d’entre vous connaissent : membre de l’ALI, membre de l’Ecole de Sainte-Anne, il a publié il n’y a pas longtemps un livre sur les aphorismes de Jacques Lacan aux éditions PUF. C’est Omar Guerrerro qui en sera le discutant. Puisqu’on est un peu en retard, je donne tout de suite la parole à Nicolas.
Nicolas Dissez. Je remercie les organisateurs de ce séminaire très geek – je suis épaté de la modernité de l’ambiance – et je remercie tout particulièrement Christiane Lacôte-Destribats de son invitation il y a quelques mois, à venir – çà a été signalé par les collègues qui sont venus avant moi – à venir plutôt interroger, réouvrir, déployer cet aphorisme-là plutôt que d’en faire un commentaire, aphorisme qui vient d’être rappelé : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ».
En commençant à vous parler – je sais que je ne suis pas le seul ici à partager cette préoccupation – je ne peux pas ne pas avoir à l’esprit une personne à laquelle je pensais plus particulièrement m’adresser même malgré moi en parlant sur ce thème, je pense à Jorge Cacho dont la disparition récente ne m’empêche pas de m‘adresser à lui aujourd’hui, lui qui, vous le savez, s’est beaucoup intéressé et qui est beaucoup intervenu ces dernières années sur ce thème de l’amour et de ses différentes modalités, en particulier sur la sollicitation de nos collègues romaines. Et donc, par-delà San Sebastián et nos souvenirs communs, je ne peux pas ne pas m’adresser à lui en prenant la parole. Je sais que Omar, et Nathalie qui est là, et Christiane Lacôte que je citais, partagent, je ne sais pas comment le nommer… ce souci.
Mais je commence quand même pour vous dire que ma lecture de cet aphorisme se centrera, -parce que malgré moi, je m’en suis rendu compte au fur et à mesure, j’étais incapable de m’extraire de cette dimension-là – se centrera sur son application à la cure analytique elle-même. Ce n’est pas tellement un choix comme je pensais le formuler qu’une espèce d’automatisme qui renvoyait ma lecture plus spécifiquement à ce champ-là. L’aphorisme, çà a été signalé, peut être lu comme décrivant le mouvement essentiel de la cure analytique, dans les névroses, peut-être au-delà, ce sera une des questions sur lesquelles on pourra revenir, on pourra le reformuler, – c’est une façon de le réouvrir que de le reformuler – « Seul, l’amour de transfert peut permettre à la compulsion de répétition de condescendre au désir » il s’agirait de voir si on peut le décliner comme ça dans différents registres cliniques.
En tous cas ce choix un peu restrictif, un peu contraint, me semble justifié par les remarques concordantes de Freud puis de Lacan selon lesquelles l’amour de transfert est peut-être la forme la plus pure de l’amour, et donc en me cantonnant à ce seul amour de transfert, peut-être que je peux aboutir à des indications, à des conclusions qui pourront s’étendre au-delà du registre de l’amour de transfert à l’amour en général. En tout cas, la modalité dont j’ai procédé, très probablement liée à mes préoccupations du moment, mais c’est aussi du coup une forme d’ambition de savoir si cet aphorisme peut déterminer pour nous une conception nouvelle de l’amour, si peut se déduire de cet aphorisme une conception renouvelée de l’amour.
Puisque Lacan dans la leçon, je crois que c’est le 13 mars, de L’Angoisse où il évoque cet aphorisme, fait un assez long préambule pas si habituel que ça sur la fonction-même de l’aphorisme, j’aurai quelques remarques à ce sujet. C’est vrai que je souhaitais interroger l’aphorisme en tant que tel, pas seulement celui-là, mais la fonction qu’il a pu prendre dans l’enseignement de Lacan, une fonction assez spécifique avec une ambition d’une transmission particulière peut-être propre à l’enseignement de Lacan, quoique ça pourrait concerner d’autres auteurs, cette place singulière qu’a pris l’aphorisme, dans le champ de la philosophie, mais en tout cas dans le champ analytique qui lui serait assez propre, et qui viserait presque, qui tendrait vers le mathème. Ces réflexions m’ont rappelé un ouvrage que j’ai retrouvé dans ma bibliothèque qui s’appelait comme ça : « Les mathèmes de Lacan » de Jacques Sibony, c’est sorti en 96. Plus que des mathèmes il s’agit d’aphorismes successifs qui sont déclinés thème par thème, exclusivement prélevés dans les travaux écrits de Jacques Lacan – le sous-titre exact de Jacques Sibony est « Anthologie des assertions entièrement transmissibles et de leurs relations dans les écrits de Jacques Lacan ». Et on trouve par exemple, au hasard au chapitre « amour », un certain nombre d’aphorismes que je ne résiste pas à la possibilité de vous lire : « L’amour fait son objet de ce qui manque dans le réel » et plus loin – elles sont numérotées en plus, 22052 : « Le rien c’est le fond de la demande d’amour », 22056 : « Le transfert est une suggestion qui ne s’exerce qu’à partir de la demande d’amour », 22067 : « La demande d’amour n’est demande d’aucun besoin ». Vous voyez, on se croirait presque dans le Tractatus logico-philosophique !
Cette volonté, je force le trait, d’une transmission intégrale de l’enseignement de Jacques Lacan par les aphorismes et leur articulation, on entend bien, enfin je ne vous ai pas cités tous les aphorismes sur l’amour juste quelques-uns, mais on entend comment ils s’enchaînent, ils viennent constituer un corpus qui vise à une certaine complétude, et en même temps à un mode de transmission singulier, c’est dit dans le titre, « entièrement transmissibles », la transmission intégrale d’un certain savoir. L’aphorisme donc, et celui que l’on travaille depuis le début de l’année ne fait pas exception, y dévoile une certaine pente au mathème, à la formule mathématique. Il est indéniable, on pourrait l’interroger pour aujourd’hui, il me semble indéniable que cette modalité de transmission par l’aphorisme a été une de celles qui a été proposée par Lacan à une certaine période, dans ces années 80-90, peut-être la forme prédominante, réflexe, d’énoncés de ces aphorismes. On a du mal à dire énonciation. Dans la leçon, Lacan ne se limite pas à ce registre de l’aphorisme, il invite d’ailleurs à ce que chacun s’y retrouve dans sa pratique, retrouve cet aphorisme dans sa pratique. Il invite comme on l’a fait depuis le début de l’année à déployer les choses plutôt qu’atteindre à cette clôture.
On va voir si on trouve d’autres modalités d’usage de cet aphorisme ou illustration disons, dans le champ clinique comme il semble y encourager. Enfin, dans cette leçon, Lacan oppose, je crois que c’est rappelé dans l’argument du séminaire, un grand séminaire y trouverait une dimension un peu trop adéquate d’une transmission par les aphorismes, une transmission complète et intégrale par un raisonnement purement logique, on pourrait dire une transmission qui aurait tendance à se détacher d’une énonciation. J’ajoute que Lacan souligne que ce n’est pas son seul mode de transmission et il oppose, quelques lignes avant d’énoncer cet aphorisme, la différence entre élaboration doctrinale et aphorisme. La différence qu’il donne et qui pourrait surprendre, c’est que l’aphorisme se prive de tout savoir préconçu, c’est sa formule. Où l’on peut entendre que l’aphorisme ne vient pas fixer une formulation, un savoir préétabli. Il viendrait plutôt proposer une articulation nouvelle de termes pour dégager un savoir nouveau, voire on pourrait espérer qu’à chaque aphorisme nouveau de Lacan – vous avez vu qu’il y en a beaucoup et on peut en extraire d’autres de son enseignement – à chaque aphorisme nouveau proposé par Lacan on pourrait déduire une nouvelle définition de chacun des termes, ici les termes : l’amour le désir, la jouissance. Peut-être, de l’introduction par Lacan de cet aphorisme, on pourrait redéfinir chacun de ces termes et, c’est vrai que – peut-être parce qu’il est en position de sujet dans la phrase – c’est une nouvelle définition de l’amour qu’on pourrait attendre de cette articulation. Le risque sinon, vous l’entendez, c’est que l’aphorisme y vaille comme sentence, comme articulation définitive, articulant des termes déjà connus et déjà installés, fixés dans leurs places respectives. Donc une façon d’essayer de détourner ce côté sentencieux, assertif de l’aphorisme, ce serait de moins s’intéresser aux trois termes qui viennent centrer le propos qu’aux termes qui viennent articuler ces signifiants ; ces trois termes-là, amour, désir, jouissance. Ici les articulations se font par : seul, permet, condescendre. Ce sont des termes qui ont été commentés, interrogés, par mes collègues dans les séances précédentes. Je vais essayer d’en dire quelque chose.
Je commence par le premier : seul l’amour, c’est presque une surprise de voir que l’amour soit élu à cette place d’unicité. D’habitude c’est plutôt l’objet d’amour qui est le seul, la seule. Là c’est l’amour lui-même qui est en position d’exception, mais sur un mode qui me semble un peu ambigu, qui introduit le deuxième terme. Pour moi, c’était une surprise de voir l’amour à cette place. On pourrait s’interroger pourquoi l’amitié, la philia, si chère à Jorge Cacho, ne permet pas à la jouissance de condescendre au désir. Mais je crois que c’est un fait clinique assez vérifiable que ça n’a pas le même effet. Je dis que l’amour est là dans une position ambigüe parce qu’il est élu en position d’unicité, de singularité, et en même temps il est rabaissé au registre d’un outil, d’un moyen, ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir. On l’entend d’autant plus si on le restitue, comme je ne peux m’empêcher de le restituer, à la cure analytique : « seul l’amour de transfert permet de condescendre au désir. » Alors on entend encore plus que, dans le cadre de la cure analytique, le dit amour, le dit transfert est un pur moyen.
Vous avez entendu lors des séances précédentes combien ces trois termes prééminents dans cet aphorisme : l’amour, la jouissance, le désir, venaient suggérer la possibilité d’une articulation borroméenne, d’autant plus qu’ils se prêtent à une articulation des trois registres R, S, I. Chacun a une hétérogénéité de place, et si on ne proposait pas tant une écriture qu’une mise à plat borroméenne – je vais me passer de le faire au tableau mais c’est un schéma que vous connaissez – il est extrait des non-dupes errent. On pourrait indiquer que l’aphorisme y souligne l’hétérogénéité des deux registres de la jouissance et du désir, et seul l’amour qui serait alors le troisième rond, serait en position d’articuler ces deux registres hétérogènes. Ce qui m’a évoqué – vous me direz si ça peut vous sembler légitime – une mise à plat dans Les non-dupes errent où Lacan vient inscrire le nœud central, qu’il appelle le nœud moyen, à entendre dans l’équivoque, rond médian mais aussi moyen, outil, qui vient articuler la jouissance et le désir. Il dit à ce moment-là que le rond central, le rond médian a une forme en double oreille. A bon entendeur salut ! C’est l’amour qui permet le travail de la cure et en même temps le passage de la jouissance au désir par le biais d’un rond qui est un pur moyen. Ce n’est pas rien de réduire – c’est moi qui dis réduire – l’amour à un simple outil, ça réduit, ça dégonfle le sens usuel de l’amour romantique, et la fonction centrale, la vertu cardinale qu’il a dans la religion catholique aussi bien. Là, l’amour est réduit à un pur moyen. On pourrait dire que c’est assez manifeste dans la cure analytique ; si ce n’est pas le cas c’est mauvais signe. Mais peut-être, je pose cette interrogation – peut-être que dans la vie même de ceux qui sont allés assez loin dans leur cure pour que la jouissance condescende au désir, peut-être que l’amour se trouve avoir une place différente dans leur vie de se réduire à un moyen. Il y a un certain nombre de témoignages, je pense à des évocations de Charles Melman il y a quelques années qui venaient indiquer combien l’amour, dans la vie de Lacan, en tout cas les dernières années de sa vie, pouvait être réduit à un moyen mis au service de ses élaborations au séminaire. Il tombait volontiers amoureux de ses élèves, en particulier ceux qui étaient au travail sur les questions qu’il travaillait à son séminaire à ce moment-là, les questions topologiques en particulier.
Je n’en ferai pas une règle générale, mais est-ce que l’amour trouve un nouveau statut, y compris dans la vie de l’analyste ? Il s’en déduit un statut différent de le dégonfler en quelque sorte, de le réduire à un outil. Bon, bien sûr il y a ce troisième terme, qui a été éclairé par l’étymologie, condescendre, « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » Martine Lerude, de façon particulièrement juste je trouve, précise dans la première séance du séminaire – c’est encore pire si on en fait un substantif : la condescendance ! – que ce « condescendre » correspondait à un renoncement du côté de la jouissance, quelque chose comme une perte de jouissance qui venait constituer l’objet petit a, comme perte, mais aussi comme réserve d’énergie, comme réserve libidinale, et en même temps comme relance, comme reprise possible, on pourrait dire.
Mais cette formulation, ce terme de condescendre m’a rappelé un autre aphorisme, un aphorisme freudien qui je crois n’a pas été cité ici, mais qui me semblait avoir des échos avec ce qui nous met au travail. Le but de la cure, dit Freud, c’est de « transformer la misère névrotique en malheur ordinaire » On entend me semble-t-il dans cette dégradation-là de la misère névrotique au malheur ordinaire, ce « condescendre » du mouvement de l’aphorisme de Lacan. Et même si on peut rapprocher la misère névrotique de la jouissance, il est plus difficile de rapprocher le désir du malheur ordinaire, alors ça nous conduirait à rectifier l’aphorisme freudien : le but de la cure analytique consiste à transformer la misère névrotique en désir insatisfait, éternellement insatisfait. Mais bon ! Ce serait histoire de mettre au trait d’union entre Freud et Lacan, un tiret entre Freud et Lacan un peu forcé.
Vous entendez en tout cas combien mes efforts ce soir visent à éviter de tendre vers une certaine clôture induite par l’aphorisme, clôture inhérente à la figure de style de l’aphorisme. Ce à quoi me semble-t-il toutes les interventions précédentes ont tenté aussi d’échapper en interrogeant, en ouvrant la formulation, en l’illustrant, y compris par le récit d’une vie. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a une dimension assertive de l’aphorisme qui peut lui donner une dimension d’argument d’autorité. On peut asséner comme ça : « Comme l’a dit Lacan, seul l’amour… » mais cet argument d’autorité a une pente à se tenir tout seul debout, y compris à se détacher de son auteur. Il n’est pas rare qu’on se souvienne d’une formule, et qu’on ne se souvienne plus de l’auteur ou qu’on en détourne l’auteur. On a pu dire dans une association voisine, pour ne pas dire mitoyenne, « comme le dit Jacques-Alain Miller, le signifiant c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » ! Vous voyez, l’aphorisme et ses risques de détournement. Quand il a sa justesse, l’auteur peut être variable, il peut même disparaître, il perd sa dimension d’énonciation au fur et à mesure qu’il est pris et repris.
Alors une des façons de tenter d’échapper à cette dimension assertive de l’aphorisme, et en particulier de l’émanciper de son auteur, c’est de se l’accaparer, mais de façon moins caricaturale, d’y mettre du sien, d’essayer de s’y retrouver cliniquement comme Lacan y encourage. Comme je me sens sollicité de le faire dans le champ de la clinique des psychoses, il m’est venu une lecture possible par le biais de la clinique des psychoses que je vous propose, toujours avec cette déclinaison, ce recentrage : Seul l’amour de transfert permet à la jouissance… On pourrait dire, dans le champ des psychoses, – c’est quelque chose qui avait été proposé par Etienne Oldenhove il y a quelques années – que la clinique de l’érotomanie est paradigmatique de l’amour de transfert. C’était à des Journées sur le transfert dans les psychoses qu’il avait proposé de lire l’érotomanie comme l’expression privilégiée du transfert dans le champ des psychoses. Ce sur quoi on tient, je crois, une indication de façon très solide. Cette clinique de l’érotomanie est celle du surgissement de la dimension de l’amour dans la clinique des psychoses – là où elle est loin d’être toujours la plus éminente – ici, vous le savez, la conviction de l’amour de l’autre. Et me semble-t-il – peut-être à partir d’un article paru en première page sur le site de l’ALI récemment, rédigé par Christiane Lacôte-Destribats qui s’appelle « le désir, la jouissance et le temps » – il est possible de distinguer ces deux registres hétérogènes (jouissance et désir) comme j’ai essayé de le faire tout à l’heure, à partir de la question du temps. La jouissance impose une satisfaction immédiate, comme une abolition de la temporalité, quand le désir, lui, véhicule, impose la nécessité d’une satisfaction différée, toujours différée. C’est une surprise dans cette clinique de l’érotomanie, même si ce n’est pas toujours noté avec régularité, il y a cette introduction de l’amour dans le champ clinique des psychoses, et en même temps il y a une modification tout à fait essentielle de la temporalité. Dans ces trois temps proposés par de Clérambault : l’espoir, le dépit, la rancune à l’égard de l’objet de l’érotomanie, enfin il signale bien que l’espoir, ça peut prendre 20 ans 30 ans, une vie à se déployer. C’est dû à un fait à mon avis peu signalé, c’est qu’à partir du moment où l’érotomane identifie son objet, elle l’identifie par le biais de l’amour – c’est la conviction que l’autre m’aime – mais elle indique que l’objet est un objet un peu sélectif, un peu singulier – le chanteur à la mode, ou le Prince de Galles chez de Clérambault – à ce moment-là, c’est sûr que l’amour est là et un jour, l’union avec l’objet il sera réalisé, mais pour le moment, manque de pot, peut-être parce que l’objet n’est pas tout à fait quelconque, pour l’instant il a d’autres choses à faire, il a une tournée internationale, il a quelques petites choses à régler entre Poutine et Medvedev, mais plus tard, c’est sûr que l’union sera réalisée. Il y a dans la jouissance de départ, dans la clinique de l’érotomanie, il y a une satisfaction, une union différée : c’est pas pour tout de suite. Et ça peut constituer dans bien des cas, même si c’est reçu régulièrement avec anxiété par les praticiens, les psychiatres en particulier, ça peut constituer du fait d’une satisfaction différée, une conjoncture pas si négative, et finalement une conjoncture de stabilisation assez durable. Voilà une petite remarque, qui fait que finalement, à quelque déplacement près, cet aphorisme a peut-être toute sa valeur dans d’autres champs que celui de la cure analytique des névroses.
Je quitte le champ de la clinique à proprement parler pour me diriger vers la fin de mon propos et revenir sur cette dimension assertive en général. L’aphorisme n’en garde pas moins des aspects essentiels dans l’enseignement de Lacan, mais il semble bien que Lacan soit soucieux de tempérer ce registre par trop assertif par d’autres outils de transmission, d’autres figures de style. On l’a vu tout à l’heure, Lacan distingue l’élaboration doctrinale de l’aphorisme, ce n’est pas la même chose. Mais il alterne aussi avec d’autres figures de style. Souvent, c’est ce qui vient d’être fait lors de la présentation de Thierry Roth, on confond l’apologue et l’aphorisme. Le style de l’apologue est très différent de l’aphorisme, et me semble-t-il, Lacan l’utilise pour venir nuancer cette dimension assertive, qui tient debout toute seule comme je disais tout à l’heure de l’aphorisme. Je suis désolé de revenir sur ce qui pour moi est une indication éditoriale récente, mais ça m’a paru pouvoir faire entendre la fonction comparative de l’apologue et de l’aphorisme, le statut de l’un et de l’autre, faire entendre des modalités différentes de transmission de la psychanalyse, et bien sûr pas exclusives l’une de l’autre.
On en a un exemple dans le séminaire sur L’Identification, qui précède vous le savez ce séminaire sur L’Angoisse, dans lequel Lacan introduit un aphorisme qui concerne la question de l’angoisse. Il dit, enfin il rappelle parce qu’il l’avait déjà dit avant, que « L’angoisse, c’est la sensation du désir de l’Autre ». Tout est dit ! C’est un peu massif, il s’en excuse presque et il dit : Il faut que j’image ça un petit peu pour que vous puissiez vous en servir cliniquement, et il ajoute : vous pourrez vous en servir à chaque fois qu’il y a angoisse, et il complète l’aphorisme un peu clôt sur lui-même par un apologue que vous connaissez, l’apologue de la mante religieuse. Si vous ne vous rappelez pas le tableau : Lacan se mettant en scène lui-même dans un espace clôt, devant une mante religieuse de trois mètres, et l’angoisse ne manque pas de survenir au moment où, se sentant un peu en danger face à ladite mante – ou amante – il tente de voir son propre reflet dans le miroir à facettes, qu’est l’œil de la mante religieuse et cette image fait défaut. Vous voyez le déploiement de l’aphorisme dans l’apologue, c’est lui-même qui dit petit apologue, peut-être pas le meilleur, j’y ai songé ce matin, dit-il. Donc il a vraiment ce souci de contrebalancer ce qu’il veut transmettre et il le fait. On mesure la différence de ton mais aussi de méthode puisque dans un des cas, l’aphorisme tient debout tout seul, il tend à se séparer même de son auteur, à perdre toute énonciation, quand là, Lacan se met en scène lui-même – on se demande pourquoi, il n’est pas tout à fait obligé – devant la mante religieuse. Il y met du sien, on pourrait dire, de façon beaucoup plus manifeste.
Vous me voyez venir ! Je me suis demandé quel apologue pourrait essayer de réouvrir notre aphorisme, ce sentencieux qu’on se balade depuis le début de l’année, « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Je me suis dit que le mieux, ç’aurait été d’en inventer un, ça aurait été une sorte d’hommage à ce que fait Lacan, et puis il y en avait un qui s’y prêtait un peu trop, alors je vous le restitue. Il est dans l’enseignement de Lacan, on pourrait l’appeler « le menu chinois », c’est l’apologue déployé dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, qui est sensé illustrer la position du psychanalyste. Et Lacan raconte une histoire d’Epinal, dit-il, qu’il lisait quand il était petit et qui montrait un mendiant qui se réjouissait du restaurant auquel il ne pouvait pas accéder, mais qui s’en réjouissait par le biais de la lecture du menu. Et Lacan de souligner que la position du mendiant n’était peut-être pas si éloignée que celle de l’analysant avec son besoin, sa demande – ici la jouissance alimentaire – qui ne peut pour cela qu’en passer par le biais des signifiants, par le biais de la règle fondamentale. Et puis, comme c’est la règle de ces apologues, il le reprend et le déploie un peu : le mendiant va finir par pouvoir entrer dans le restaurant, le restaurant va devenir restaurant chinois et la serveuse est là, sensée prendre la commande du client-analysant toujours aussi affamé, toujours aussi obligé d’en passer par les signifiants du menu, comme chez Sibony ou dans le DSM4, ils sont marqués même en chiffres : S24. Chez Lacan ce n’est pas en chiffre mais c’est quand même bien codé parce qu’il imagine que le menu est en chinois et que le client, resté mendiant français, va faire appel à la serveuse supposée maîtriser la langue du menu, comme l’analysant fait appel à l’analyste pour éclairer la structure langagière de ses symptômes dans lesquels lui-même a bien du mal à se déplacer. Il va supposer à cette servante-analyste d’en savoir plus que lui-même sur son propre désir : Peut-être vous-même le savez mieux que moi ce que je vais aimer là-dedans dans cette langue que j’ai du mal à déchiffrer. Il fait un pas de plus et il indique que le dit-client pourrait bien être tenté, dans un mouvement amoureux bien surprenant, être tenté dit-il de titiller les seins de la serveuse. Voyez le fond de l’amour qui surgit là où on ne l’attendait pas forcément, et, je vous le propose, qui vient articuler la jouissance et le désir. Il y a le désir pour la serveuse mais pourquoi pas le désir pour la culture asiatique ou la cuisine chinoise. Issue de ce dispositif dont l’amour est la partie médiane, survient à la surprise de chacun la question de l’amour. Il faudra interroger les serveuses de restaurants internationaux pour savoir si c’est une conjoncture clinique régulière que ce surgissement de l’amour là où on ne l’attendait pas, qui vient rendre compte de l’aphorisme sur un mode un peu décalé, un peu inattendu. Il vient en rendre compte mais il vient aussi le déployer, et il y a un élément qui me semble notable sur lequel je peux terminer, il vient inscrire au sein de l’aphorisme, au sein de l’apologue qui vient illustrer l’aphorisme ou le décompléter, il vient ajouter une dimension, celle de l’écriture, qui n’est pas dans l’aphorisme de départ, et qui pourtant a toute sa place là, c’est l’écriture du menu, c’est l’écriture des symptômes. On pourrait faire un catalogue des situations cliniques inattendues dans lesquelles surgit cette dimension de l’amour et dans lesquelles le registre de l’écriture est impliqué. Donc l’avantage à essayer de décompléter cet aphorisme par l’apologue, c’est qu’il vient enrichir les questions et en ajouter de nouvelles.
Voilà, je peux m’arrêter là-dessus pour m’interroger sur l’actualité – c’était dans le titre de l’intervention que j’ai proposée aujourd’hui – sur la nécessité actuelle de ne pas se cantonner au souci de transmission de la psychanalyse en général, de l’enseignement de Lacan en particulier, mais peut-être d’une certaine nécessité d’y mettre du sien comme Lacan le fait dans ses apologues sur un mode qui vient réouvrir les choses, et moins restreindre la transmission de la psychanalyse à un discours du maître dont vous savez qu’il n’a pas nécessairement bonne presse aujourd’hui. Je reste sur cette question pour vous remercier et laisser la place aux vôtres, celles d’Omar en particulier.