Angela Jesuino
Incorporer ou dévorer ?
Je vais partir d’un problème, d’un tracas pour vous proposer une issue en m’appuyant sur une écriture topologique proposée par Lacan dans cette première leçon de l’Insu.
Il s’agit d’un problème d’écriture donc, d’écriture d’une clinique que j’essaye de dégager à partir de ma lecture de l’anthropophagie culturelle brésilienne.
Cette lecture m’a amené à proposer une distinction entre incorporation et dévoration pour rendre compte de la clinique des identités au Brésil mais qui à mon sens pourrait venir éclairer par ailleurs tout un pan de notre clinique contemporaine.
Avant que je puisse vous faire part de mes embarras et de mes tentatives d’écriture de cette clinique, il faudrait que je vous dise un peu plus pour que vous puissiez me suivre et qu’on puisse discuter ensemble de la pertinence de ce que je vais vous proposer comme écriture.
Ce que j’appelle la clinique des identités au Brésil met en exergue des identités multiples, labiles et mouvantes y compris en ce qui concerne les identités sexuelles.
En juin j’ai pu parler d’une carnavalisation de l’identité ce qui est aussi une façon d’indiquer comment on se débrouille avec le Un dans une culture métisse dans la chair et dans la langue, polythéiste, syncrétique, multiple, pour finir.
Ma question était simple : comment ça se fait ?
Mon hypothèse est plus complexe : si nous sommes multiples, errants religieux, adeptes de la chirurgie esthétique et amateurs des mouvements de foule et du carnaval c’est que nous refusons l’Uncorporation, nous refusons l’identification, la soumission au UN. En suivant l’idéal anthropophage nous dévorons au lieu d’incorporer.
Je fais intervenir cette opération de dévoration, ici dévoration de signifiant, au même niveau que l’incorporation, celle qui définit l’identification première au père.
À partir de cette thèse découlent une série de conséquences qui font état de la prégnance de l’imaginaire dans la culture et dans la structure ce qui touche les identifications, la place du corps, la filiation et le type de nomination à l’œuvre.
Alors comment écrire cette clinique de la dévoration et comment écrire la prévalence imaginaire qui s’en déduit ?
Avec quels outils de l’écriture lacanienne ?
Il faut bien le dire, la logique des discours ne vient pas à bout de cette multiplicité ni de la prégnance de l’imaginaire.
À mon sens, seule la topologie de nœuds peut nous aider à écrire cette clinique tout en gardant noués les trois registres et ne pas nous embarquer dans une lecture déficitaire de la structure notamment du côté du symbolique.
J’ai déjà essayé dans un autre travail d’écrire un nœud qui rendrait compte de ce que j’appelle ici cette prégnance de l’imaginaire. Marc Darmon m’a dit : ça ne colle pas !
J’ai essayé d’écrire ce nœud, mais je n’ai pas réussi. Preuve d’une part que le nœud résiste, qu’il est une structure et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec. Il est vrai qu’avec le nœud nous sommes invités à inventer, mais il ne faut pas confondre invention et imaginarisation du nœud, fut-ce au prétexte de le faire « coller » à une clinique.
Je me suis alors appuyée sur le nœud que Jean Brini a proposé lors des dernières journées sur l’invention en topologie pour la clinique :
Je reprends ce nœud car il a plusieurs points d’écriture qui m’intéressent. Ces points concernent notamment les champs des jouissances, le place du sens et aussi le fait que les trois consistances ne sont pas dénouées, elles sont dissociées, ce qui n’est pas la même chose et donc n’ont pas les mêmes conséquences cliniques.
En ce qui concerne le champ de la jouissance phallique, je cite Brini, « il n’est plus coinçable, il est réduit à un simple enlacement I-R ». Brini précise : « l’absence de rond symbolique du côté de qui reste de la jouissance phallique rend, nous semble-t-il, compte de l’impossibilité d’une inscription qui fasse limite »
En ce qui concerne le champ de la jouissance Autre, « JA et a sont donc susceptible sans que rien ne vienne faire limite, de recouvrir tout le champ de l’imaginaire à l’exception du champ du sens qui reste intact dans cette opération »
Voilà les points d’écriture de ce nœud qui peuvent rendre compte de certains aspects de la clinique au Brésil comme j’ai essayé de vous en rendre sensibles.
Qu’est-ce qui continue à poser problème alors ?
Deux points :
Pourquoi ?
Parce qu’il me semble que notre façon de tenir résulte d’un nouage qui permet à la fois d’imaginariser le symbolique et d’être dans cette tentative inlassable d’attraper le réel par l’imaginaire.
D’autre part, parce qu’il me semble que ce recouvrement par le rond de l’Imaginaire du rond du Réel et du Symbolique peut mieux rendre compte de la plasticité dans laquelle nous fonctionnons que ça soit du côté du corps très tôt voué à la chirurgie esthétique, au service d’une image toujours à parfaire, en métamorphose permanente – baroque oblige – que du côté de la nomination et de l’identité y compris sexuelle comme j’ai déjà signalé.
La différence entre le nœud proposé par Brini et celui qui j’aurai voulu écrire est peut-être aussi une façon d’écrire une différence importante entre les « occidentés » comme disait Lacan et les « américains », à savoir entre ceux pour qui le Nom du Père s’est détricoté en cours de route et ceux qui sont déjà née en plein déclin.
Autrement dit en Europe, c’est le « discours » scientiste et de l’économie libérale qui vient détricoter ce que le Nom du Père avait nouée auparavant alors que dans les Amériques, du fait même des conditions historiques de la colonisation, nous sommes nés modernes et du même coup de plein pied avec l’économie de marché, avec l’empire de l’objet et avec le déclin du Nom du Père.
Je me disais alors que si ce nœud à trois pouvait trouver son écriture, cela nous permettrait de lire la clinique subjective et sociale au Brésil autrement que dans une lecture déficitaire du symbolique et nous permettrait également de déplier autrement les effets produits par cette prégnance de l’imaginaire.
Il s’agit ici d’une nouvelle tentative d’écrire cette clinique à partir de l’opération du retournement du tore. Mais cette fois-ci il s’agirait de faire une coupure dans le tore de l’Imaginaire qui viendrait dans ce cas recouvrir les deux autres registres celui du Symbolique et celui du Réel.
Cette écriture permettrait ainsi de rendre compte topologiquement, à la fois de la prégnance imaginaire propre à cette clinique et de la fragilité de l’opération.
Mais qu’est-ce qui pourrait être une coupure dans l’imaginaire ?
Comment cela se traduit cliniquement ?
Est-ce que la problématique du métissage au Brésil pourrait venir nous éclairer sur cette coupure dans l’imaginaire ? C’est la seule piste que j’ai pour l’instant.
Cette coupure dans le rond de l’imaginaire rendrait compte de l’instabilité de la coupure, du fait que l’opération de retournement est sans cesse en train de se renouveler pour rendre compte de ce qui nous vient de l’Autre ? D’où notre multiplicité ?
Ce sont des questions neuves me semble-t-il et auxquelles je n’ai pas de réponse mais qu’il fallait poser dans le cadre de l’étude de ce séminaire, car il faut qu’il nous serve, qu’il nous serve à rendre compte de la clinique à laquelle nous avons à faire aujourd’hui.
En guise de conclusion une vignette clinique d’un cas de boulimie apaisée momentanément par l’apprentissage d’une langue étrangère, l’italien en l’occurrence, transfert inclus donc.
Alors, qu’est-ce qu’on dévore qu’est-ce qu’on incorpore ?
Discussion
Pierre Marchal — Merci beaucoup Angela, c’est toujours un plaisir d’entendre. J’ai trouvé évidemment tout à fait éclairante la deuxième partie de ton exposé où tu proposes de penser cette clinique de « la pluralité identitaire », je ne sais pas comment il faut le dire, de la pensée avec ce fameux retournement du tore et ce retournement du tore de l’imaginaire qui vient englober, comme tu viens de le dire, le symbolique et le réel. Alors, la remarque que je voudrais faire et c’est en même temps une question, voir comment tu pourrais m’éclairer là-dessus, c’est que malgré tout, malgré cette insistance que tu fais en disant « c’est une identité plurielle », une référence plurielle, malgré tout, ce retournement du tore par l’imaginaire induit, enfin a pour effet du Un, un Un imaginaire. Et ça, me semble-t-il, c’est quand même intéressant de voir que ce n’est pas un Un symbolique mais c’est un Un imaginaire, c’est-à-dire qui est du côté du Tout au fond. Parce que le « Tout » d’une certaine façon, enfin aujourd’hui c’est très à la mode de parler d’approche holistique, il faut prendre tous les paramètres en compte. Justement, alors la question que tu posais, à savoir comment peut-on intervenir, comment peut-on faire coupure dans l’imaginaire, dans le tore de l’imaginaire, ce serait évidemment comment peut-on faire coupure dans le Un, dans le Un Tout, ou Tout Un ? Voilà. Et quel type d’interprétation pourrait-on proposer à ce sujet ? Est-ce que c’est une interprétation qui mobilise le Symbolique ou bien une interprétation qui viendrait davantage du côté du Réel ?
Angela Jesuino — Je te remercie de ces questions parce que c’est très pertinent et ça peut m’aider à avancer. Mais cette question du Un imaginaire qui est de l’ordre du Tout, figure-toi que j’ai déjà eu l’occasion de dire ça, que par exemple dans le Carnaval, on vient faire, une masse, un tout. Et c’est toute la question de la psychologie des foules qui est aussi interrogée par cette identification, parce qu’il faut voir par exemple le Carnaval quand il y a, pas le défilé comme on a l’habitude de le voir à Rio, mais dans d’autres capitales du Brésil, c’est une masse jouissive. Ce n’est pas la question de l’identification au trait, c’est quelque chose de la jouissance du corps qui est là, c’est un Tout jouissif, je ne sais pas comment dire ça. Donc, moi je pense, mais c’est peut-être complètement critiquable mon hypothèse, je pense que ça me permet en tout cas et j’aimerais que ça puisse servir à d’autres à lire un certain nombre de choses qui… Voilà. Mais la question de l’interprétation je trouve que c’est tout à fait important parce que ça m’oblige… si je suis cohérente avec moi-même, dans ma clinique avec certains patients, pas seulement brésiliens d’ailleurs… la question de l’interprétation se pose autrement.
Pierre Marchal — On pourrait rebondir quand même en faisant remarquer que, je crois que c’est dans Les non-dupes, Lacan dit très clairement que l’interprétation dans l’analyse n’est ni symbolique ni imaginaire, elle ne peut être que réelle. Et dans une intervention qu’il a faite à Lille lors d’une journée de préparation pour ce Séminaire d’été, Christian Fierens avait développé quelque chose qui m’avait beaucoup éclairé, une manière de lire le discours de l’analyste. Vous savez petit a en haut à droite (sic), S barré (\$), S1, S2. Et il faisait remarquer que ce qui fait la spécificité du discours de l’analyste c’est qu’on ne pouvait plus passer de S1 à S2. Donc il y a là quelque chose d’une impossibilité, au fond de donner du sens. Puisqu’au fond, quand on met en rapport un signifiant avec un autre signifiant, on produit quelque chose de l’ordre du sens. Et disait-il, ce qui est spécifique au discours de l’analyste c’est que le S1 qui est là en position de production, n’est pas, enfin je ne dis pas qu’il a dit ça, je vous dis comment je l’ai entendu, n’est plus véritablement un signifiant au sens où un signifiant c’est ce qui renvoie à un autre signifiant. Et les flèches du schéma montrent que le seul rapport, la seule direction que peut prendre S1, là, c’est vers petit a, remonter vers petit a.
Et donc, ça veut dire que ce signifiant S1 change de nature d’une certaine manière. Ce n’est pas véritablement un signifiant qui renvoie à un autre signifiant, c’est un signifiant qui vient marquer quelque chose de la relation à l’objet et donc, je pense, on peut dire clairement : de la jouissance. Je dis ça parce que ça veut dire que, dans l’analyse, quels que soient les retournements auxquels on a affaire, c’est quand même toujours de cette interprétation-là qu’il s’agit.
M.-Ch. Laznik — Angela, tu faisais remarquer, ce qui me paraît très juste, qu’au Brésil c’est un refus de l’identification à l’Un qui déclenche cette espèce de multiplicité que tu as essayé de théoriser. Je voulais te proposer quelque chose qu’a écrit Mohydin Ibn Arabî, je n’y avais pas pensé avant de t’écouter, qui est donc un des grands maîtres soufis d’autant que l’année prochaine en principe notre congrès IDRISS en 2016 suivra, au jour près, le congrès de festivals de culture soufi, c’est, si j’y arrive… il écrit la chose suivante, il dit, c’est pour les identifications multiples, c’est sa tentative à lui de s’en sortir : « Je suis prairie pour les gazelles, temple pour les idoles, tabernacle pour la Torah, monastère pour les moines et monument pour la Kaâba ». Donc il s’en va dans toutes ces identifications multiples et puis il s’en sort en disant : parce que tout est amour. Alors moi je me demandais à quel registre Ibn Arabî nous interpellait, parce que je ne suis pas très sûre que ça soit un registre…, est-ce que ce n’est pas imaginaire cette affaire ? Et je me disais c’est eux qui veulent bien travailler avec nous qui leur avons proposé de travailler sur les identités subjectives et sociales. Ils nous ont dit « Tope là »(AAliTO3925’03). Et on a de notre côté des gens qui actuellement sont très forts pour l’identification à Un symbolique, qui sont les intégristes musulmans. C’est ça et rien d’autre. Et pour le reste, c’est la mort. Et je me demandais s’il ne fallait pas qu’on réfléchisse à ça. Je ne sais pas si c’est… c’est en t’écoutant que ça m’est venu !
P. Coërchon — Il y a une réponse de Lacan dans le séminaire sur la question du retournement du tore de l’Imaginaire puisque plus tard dans les leçons il va évoquer cette possibilité d’un trou et d’un accès à la structure même du tore du côté même de l’Imaginaire, c’est dans la déclinaison qu’il fera des retournements comme ça quand il dit imaginaire-ment, imaginairement symbolique par exemple, et il va qualifier l’imaginairement symbolique de la poésie, enfin le qualificatif qu’il donne à ce retournement de l’imaginaire, c’est la poésie même. Alors bon, est-ce qu’il n’y aurait pas un rapport de ce qui se passe au Brésil avec l’analyse, la psychanalyse, moi je pensais ça du côté de l’association libre, de l’invitation qu’on peut faire en psychanalyse à un candidat analysant, c’est d’associer librement et là il y a une espèce d’association libre sociale généralisée, très multiple, très diverse. Est-ce qu’on peut faire aussi une lecture poétique dans l’image de ce qui se passerait là au Brésil ?
A. Jesuino — Pierre, merci de ta question et de tes indications. Je rappelle une chose, je prends le Brésil comme paradigmatique, mais ces questions elles sont là, elles sont partout, elles font partie de notre modernité. Donc je voudrais vraiment qu’on sorte mes questions du gang [sic] de ce/de la gangue ??27’51/Ali28’08, enfin de la boîte brésilienne, parce que ça me sert de loupe pour penser des questions comme par exemple Marie-Christine pouvait aussi évoquer, cette question du Un et du multiple, la question de l’hégémonie du Un dans la modernité. Enfin il y a là des questions qui me semblent tout à fait importantes et j’essaye de m’y coltiner à ma façon. Voilà.