Alice Massat
Ce qu’il y sait
Dans cette leçon VI, Lacan passe la parole à Alain Didier-Weill, pour la deuxième fois au cours du séminaire. J’insiste un peu sur cette deuxième fois, parce qu’il va être justement question d’un doublement ou d’un redoublement qui va s’opérer par le montage topologique qu’Alain Didier-Weill va présenter ici.
C’est un redoublement qui concerne le savoir. Ce ne sera pas sous la forme d’un savoir qui se comprendrait lui-même – il ne sera bien sûr pas question d’un savoir qui se sait – mais ce redoublement d’un savoir, pour faire son effet, pour opérer, va se jouer à partir d’une ignorance, d’un insu. Il se dira par cette formule :
« Je sais qu’il sait que je sais qu’il sait. »
La formule renvoie bien sûr à la nouvelle d’Edgar Poe, à La lettre volée, et au moment où la Reine se fait dérober sous ses propres yeux une lettre dont le contenu va rester mystérieux. Celui qui se l’approprie voit qu’elle le regarde faire sans pouvoir dire un mot, parce que le Roi est présent. Sans un mot, par leur échange de regards seulement, la Reine sait alors que son voleur sait qu’elle sait qu’il sait. Edgar Poe marque bien l’importance de ce savoir particulier, qui est engendré par la situation qu’il a mise en scène avec les personnages de cette fable, parce que c’est ce savoir sans paroles qui va soutenir l’ascendant, le pouvoir, que le voleur pourra exercer sur la Reine.
En 1956, dans le séminaire sur La Lettre volée, Lacan commente les effets de la détention et de la circulation de cette lettre, à partir de cette histoire de fiction. Et Alain Didier-Weill, dans cette leçon VI, s’appuie sur cet écrit de Lacan, le séminaire sur La Lettre volée et aussi sur Le graphe du désir pour présenter une élaboration, un montage topologique, qui va porter surtout sur la question de la passe. À partir de ces deux écrits de Lacan, il dessine un circuit : c’est le cheminement de deux protagonistes, ou plutôt de l’un d’entre eux vers le second, jusqu’à leur rencontre qui se fera en un lieu précis, celui de la passe.
Les deux personnages qu’Alain Didier-Weill va mettre en relation sont tous les deux issus du conte d’Edgar Poe, mais ils n’agissent pas directement dans l’histoire. Il s’agit de celui qui a écrit la lettre, son émissaire, et puis du Roi. Le Roi, c’est celui qui ne voit rien, comme au cours de la scène du vol de la lettre. C’est lui qui se situe au « lieu de l’aveuglement » écrit Lacan dans son séminaire sur La Lettre volée. Tandis que la Reine et le Ministre, par leur échange de regards, partageront ce savoir redoublé dont nous venons de parler, l’une à la première personne : « je sais qu’il sait que je sais qu’il sait », et le second, en miroir, ou en message inversé : « elle sait que je sais qu’elle sait que je sais ».
Pour mettre au point son montage topologique, Alain Didier-Weill baptise l’émissaire de cette lettre, il le nomme Bozef. Détenteur de la lettre, Bozef, au tout début de son cheminement vers le Roi est « en position de naïveté » dit Alain Didier-Weill. Aussi, ce qui le soutient en tant que sujet, c’est l’ignorance du Roi, le fait de pouvoir se dire : « Le Roi ne sait pas, donc je suis ». Bozef veut alors s’adresser au Roi, lui adresser un message, qui reviendrait à lui dire : « je sais quelque chose qui te concerne et que toi tu ne sais pas ».
Pour maintenir plus concrètement son parallèle entre l’histoire de la lettre volée et le cheminement d’un sujet vers le lieu de la passe, Alain Didier-Weill prend l’exemple du choix de l’analyste par un futur analysant, il dit, je le cite (p. 71) :« l’analysant bien souvent – nous le savons – choisit son analyste en se disant inconsciemment : « Je le choisis celui-là parce que, lui, je vais le rouler » et nous savons que ce qu’il craint le plus en même temps, c’est d’y arriver. »
Alors je vais encore insister sur ce moment qui se trouve au tout début de l’intervention d’Alain Didier-Weill, parce qu’au cours de ma première présentation de cette leçon VI, au début de cette année, j’avais dit que ce parallèle me gênait… que cette histoire de rouler l’analyste me paraissait bizarre.
On m’a parlé bien sûr du symptôme, que le patient cherche à conserver tout en prétendant vouloir s’en défaire. Ou bien d’un retournement de la question du sujet supposé savoir que l’analyste est censé représenter – ce qui va de soi.
Pourtant, même avec l’appui et le rappel de ces arguments, quelque chose m’arrête, toujours ici, sur ce mot « rouler ». Et je me demande encore comment ça se fait, d’autant plus que c’est bien cette histoire de rouler l’analyste ou le Roi qui soutient tout le cheminement de Bozef dans le montage topologique d’Alain Didier-Weill. C’est donc une question importante. C’est une question qui fonde toute sa démonstration, et qui motiverait à la fois Bozef comme le futur analysant pour s’adresser au Roi, ou à l’analyste.
Cette question concerne un insu, quelque chose qui ne serait pas su, ni par le Roi, ni par le sujet supposé savoir. C’est une manière, un peu naïve c’est vrai, de défier justement ce sujet supposé savoir, ou de l’induire en erreur, en s’appuyant sur un
secret (comme le contenu de la lettre), ou bien sur la possibilité d’une tromperie, ou sur un leurre, qui serait dès le départ à même de soutenir le transfert. Alain Didier-Weill parle de duplicité.
Énoncés de cette façon : leurre, secret, ou tromper, cacher, duplicité, je crois que je ne me serais pas arrêtée sur ce parallèle entre les deux couples Bozef, le Roi et celui de l’analysant avec l’analyste. Mais le verbe « rouler » semble insinuer quelque chose d’autre…
Alors si je me réfère au dictionnaire à propos du verbe « rouler », on parle de vol, – et il est bien question ici d’une lettre volée. Aussi, le dictionnaire indique la question d’un déplacement, d’un détour. The purloined letter, la lettre détournée, prolongée dans son parcours : ce verbe « rouler » devrait convenir ici très bien, et ne pas m’arrêter, d’autant qu’il est question, dans le circuit d’Alain Didier-Weill, d’étapes, de mouvements et de déplacements.
Mais cette insinuation, par l’usage de ce verbe, cette insinuation de quelque chose d’autre, se renforce aussi parce qu’Alain Didier-Weill utilise à ce moment précis et par deux fois l’expression : « nous le savons ».
« Nous le savons », comme pour dire « ça va de soi », « c’est entendu », « cela va sans dire », « évidemment »… « Nous le savons, il le choisit celui-là parce qu’il sait qu’il va le rouler, nous le savons. » Cette expression, en latin, « nous le savons » peut se traduire par scilicet. Et « Scilicet » c’est aussi le nom de la revue que nous connaissons, que Lacan a créée quelques années avant ce séminaire sur l’Insu, que Charles Melman a dirigée, et où a été publié L’Étourdit pour la première fois entre autres….
Scilicet, le sous-titre de la revue, c’est « tu peux savoir… » (De scire, savoir et licet permis. « Scilicet », on peut l’entendre aussi bien sûr comme « Ce qu’il y sait », où il est alors question à la fois d’un savoir, et d’un lieu. Lieu de l’Autre, ou lieu de la passe. Savoir à la troisième personne… S-a-i-t comme dans le titre de notre séminaire. Et d’ailleurs, arrivés au point de rencontre entre Bozef et le Roi, Alain Didier-Weill dira bien que la vérité du message qui est en circulation entre eux, la vérité du message qui les a mis en circulation, en relation, pour ne pas dire en rapport, la vérité de cet insu de départ : c’est qu’il s’agit d’un lieu (p. 77). Alors peut-être que, surtout, ce verbe « rouler » nous incite plus précisément à être attentifs au parallèle entre la détention de la lettre, comme dans le conte d’Edgar Poe, une détention qui « féminise » celle ou celui qui la possède (ou qui se laisse posséder par la lettre, qui entre sous sa dépendance, comme le dit Lacan), et le futur analysant, qui choisira son analyste, celui auquel il suppose un certain savoir, avec la perspective inconsciente de le rouler… de le tromper, de le séduire, de l’induire en erreur, de lui cacher quelque chose…
Et plus directement, l’usage du verbe « tromper » en cette occurrence, à la place de « rouler », aurait une connotation conjugale ou sexuelle, que « rouler » escamote. Mais cela n’empêche pas Lacan, dans son commentaire sur cette présentation d’Alain Didier-Weill, à la leçon suivante, d’y faire allusion.
Par exemple en nous apprenant que, dans une lettre, Alain Didier-Weill lui aurait indiqué que le personnage de Bozef pourrait se substituer à la Reine du conte. Par ce message mystérieux qu’elle tente de faire passer inaperçu, la Reine trompe le Roi. Elle trompe celui qui se situe au lieu de l’aveuglement, ou qui se trouve en situation de faire comme s’il n’y voyait rien, à la manière de l’analyste qui va recevoir un discours qui sera du semblant.
En remettant en jeu, par son commentaire, un lien entre la conjugalité du couple Reine et Roi, et la conjugaison du savoir, il sait, je sais, toi sait : s-a-i-t, Lacan nous indique plus précisément où l’exposé d’Alain Didier-Weill peut nous conduire encore. Et il déjoue aussi, par la mention de cette lettre qui lui aurait été adressée par Alain Didier-Weill et dont il aurait clairement pris connaissance, la possibilité d’une mise en abîme, ou d’un parallèle entre Bozef et le Roi d’une part, et Alain Didier-Weill et lui même, Lacan, d’autre part.
Lacan déjoue d’autant mieux cette idée en insistant sur la question de la substitution. Il dira dans la leçon VII qu’Alain Dider-Weill s’est substitué à lui pour cette leçon VI. Et puis encore, comme je le disais, que Bozef se substitue à la Reine, ou encore au Ministre quand il est en possession de la lettre, c’est-à-dire sous la dépendance de la lettre, de là : « féminisé ». Et plus encore, dernière substitution évoquée par Lacan : celle de la Parenthèse des parenthèses, texte appendice au séminaire sur la lettre volée, la Parenthèse des parenthèses qui se substitue à Bozef en tant que Bozef serait, pour Lacan, « l’incarnation du savoir absolu ».
Voilà quelques commentaires de Lacan dans la leçon VII. Et pour revenir à notre leçon VI, je vais reprendre cette notion de substitution dans la mesure surtout où elle indique d’abord pour nous, en général, l’idée de la métaphore. Tout comme le personnage de Booz, celui du poème de Victor Hugo, dont « la gerbe n’était point avare ni haineuse ». Ce vers souvent cité, où la gerbe se substitue à Booz, est devenu un exemple emblématique de la métaphore, que Lacan a commenté dans le séminaire sur les psychoses, et repris à d’autres occasions, notamment dans L’Instance de la lettre. Et pour le nom de Bozef, Pierre-Christophe Cathelineau nous avait proposé cette interprétation, qui réunit Booz et Joseph, comme le Booz endormi de Victor Hugo, celui qui rêve, et Joseph, fils de Jacob : celui qui interprète les rêves. Bozef qui rêve et interprète tout à la fois. Alain Didier-Weill aurait d’ailleurs révélé que le nom de Bozef lui était venu en rêve.
Alors j’en reviens au verbe « rouler », qui à ma lecture, et à ma relecture de cette intervention d’Alain Didier-Weill, m’incite à interpréter qu’il pourrait bien se substituer au verbe « tromper », et qu’alors, par cette métaphore, il indiquerait peut-être le souci de dissimuler tout autre chose qu’un savoir dont le message de la lettre serait le support. Comme je l’ai déjà dit de Bozef, qui pourrait se substituer à la Reine, nous pourrions facilement dire, à la place de « rouler », que Bozef s’adresse au Roi parce qu’il le trompe justement, et qu’il voudrait peut-être que le Roi l’apprenne, tout en craignant d’y parvenir.
Mais à propos de l’analysant qui choisirait son analyste avec l’intention inconsciente de le duper, de l’induire en erreur, de le tromper, « je le choisis celui-là parce que lui, je vais le tromper », alors l’allusion conjugale pourrait paraître malvenue et inappropriée… à moins de la concentrer sur la question du désir. Parce qu’alors nous pourrions y entendre le défi d’un désir pris sous la dépendance de la lettre : d’un désir à même de déclarer « je sais » envers un sujet supposé savoir, l’analyste. Et dans ce défi, nous l’entendons, la question du désir de l’analyste importerait a priori bien moins que celle de son savoir.
C’est bien Le graphe du désir qui sera l’autre écrit de Lacan sur lequel Alain Didier-Weill va tracer le circuit de Bozef en route vers le lieu de la passe, il déclare, je le cite : « L’énigme du moment où un sujet est capable, plus que de tenir sa parole, de la soutenir, c’est-à-dire d’être dans un point où il accède à quelque chose qu’il faut bien reconnaître de l’ordre d’une certitude et d’un certain désir, ce n’est pas facile d’en rendre compte parce que justement, dit Alain Didier-Weill, en S(de A barré) (point sur son montage topologique qui correspond au lieu de la passe) l’objet du désir ou l’objet de la certitude, c’est quelque chose dont on ne peut rien dire. »
Ce « quelque chose dont on ne peut rien dire », nous rappelle aussi le moment d’échange de regards qui est à l’origine du savoir sans parole, redoublé, de la scène du vol de la lettre. Ce « quelque chose », Alain Didier-Weill va l’évoquer de manière plus explicite à la fin de son exposé. Il dira que ce « quelque chose » d’ineffable entre l’analysant et l’analyste, entre Bozef et le Roi au lieu de leur rencontre, ou au moment de la passe, ce « quelque chose » entre passant, passeur, et lieu de la Passe : c’est un écrit.
Cet écrit permettra, dit-il encore, une articulation possible entre deux sujets, entre deux je : le je de l’énoncé et celui de l’énonciation, articulés par rapport à un lieu. Le lieu et l’écrit sont bien pour Alain Didier-Weill deux notions importantes, peut-être équivalentes, pour permettre ces articulations entre passant et passeur. Elles évoquent ici bien sûr la lettre, plus que la missive ou le message, celle de La Parenthèse des parenthèses, qui s’établit à partir d’un signifiant impossible, hors-la-loi, et qui permettrait alors aussi ce redoublement – parenthèse des parenthèses – un redoublement pour objectiver l’inconscient :
« « Je sais qu’il sait », qu’est-ce que ça peut vouloir dire, sinon d’objectiver l’inconscient, demande encore Lacan dans la leçon VII, à ceci près, (il reprend) que l’objectivation de l’inconscient nécessite un redoublement, à savoir que « je sais qu’il sait que je sais qu’il sait ». C’est à cette condition seule que l’analyse tient son statut. »
Ce redoublement, en faisant fi du contenu de la lettre aussi, de son message, permet à Bozef, ou à l’analysant, de passer de la duplicité à la division. Je sais qu’il sait, non pas le contenu de la lettre, le contenu du message, mais : je sais qu’il y sait que je sais. C’est ce redoublement qui, en tournant autour d’un insu, d’un inconnu à même de soutenir deux conjugaisons du savoir pourra cerner un lieu, localiser ce lieu Autre, savoir à la troisième personne : s-a-i-t.
« Savoir y faire » dit Lacan, y faire avec ce lieu, avec la lettre, avec l’inconscient. Et si je veux conclure sur la question du désir, induite par ce verbe « tromper » qui manquerait à sa place, à mon avis, mais qui pourtant, par un effet de métaphore provoqué par l’usage du verbe « rouler » signale cette question même, cette question du désir en tant qu’évincée. Donc, si je veux conclure ici, avec la question du désir, désir de l’analyste, désir du Roi, du fait qu’elle soit peu abordée, mais insinuée quand même, et de toute façon inévitable, puisqu’elle est à l’origine du conte de La Lettre volée, où le lecteur, comme Dupin et le narrateur sont forcément amenés à se demander s’il s’agit d’une lettre d’amour… d’une lettre qui pourrait défier la relation du Roi et de la Reine, celle d’un homme et d’une femme, et où le lieu de l’aveuglement où se situe le Roi est propice pour se faire dupe, (ou pour laisser penser qu’on se fait duper) … pour conclure là-dessus, je reprends quelques mots de Lacan qui bouclent justement son séminaire sur le Désir, quand il parle de l’analyse, par comparaison, pour ne pas dire par métaphore, et qu’il déclare :
« Si je la comparais à quelque chose, c’est à un récit qui serait tel que le récit lui-même soit le lieu de la rencontre dont il s’agit dans le récit. »
Le cheminement de Bozef vers le Roi, proposé et tracé par Alain Didier-Weill dans cette leçon VI, pourrait peut-être bien correspondre à ce type de récit : un récit tel que le récit lui-même est le lieu de la rencontre dont il s’agit dans le récit.
Alice Massat
Discussion
Alice MASSAT : Ce qu’il y sait. (leçon VI)
Pierre-Christophe Cathelineau — Merci, Alice, pour cet exposé très fouillé et très intéressant. Je dois dire personnellement que j’ai un peu de mal avec le texte d’Alain Didier- Weill et j’ai du mal à suivre la complexité de son raisonnement.
Ce que j’entends de ce que vous dites c’est qu’au terme du graphe qu’il présente et du fait de ce que vous avez appelé et de ce que d’ailleurs Alain Didier-Weill appelle le redoublement, le point d’aboutissement de la procédure, on peut appeler ça une procédure, c’est cette formule « Je sais qu’il sait que je sais qu’il sait », avec la mise en évidence, du fait de cette duplicité sur laquelle vous avez insisté et qui était effectivement cette intention initiale de rouler celui auquel on s’adressait, devient une division et se met en place quelque chose de l’ordre d’un savoir par rapport à ce que vous avez pointé dans le texte de Alain Didier-Weill comme S de grand A barré. Alors, c’est un montage qui effectivement, comme vous le dites à la fin de votre exposé, est le récit d’une rencontre et d’une rencontre qui se résume en une formule lapidaire chez Alain Didier-Weill : « C’est toi, c’est toi ». Alors à écrire comme on veut. « C’est toi », « sais toi » Bon, vous l’écrivez comme vous voulez. Et alors ce qui est assez curieux, et vous y insistez dans votre exposé, c’est que Lacan par rapport à cette procédure précisément sur le schéma à la fois du graphe et de la lettre volée, Lacan prend ses distances, il prend ses distances en disant que la position de Bozef c’est la position du savoir absolu. Et assez curieusement il indique en contrepoint que la question, que l’enjeu qui pour lui est un enjeu essentiel par rapport à cette question du savoir absolu par rapport auquel il prend ses distances, c’est le réel. C’est le réel, c’est-à-dire est-ce que vous seriez d’accord pour dire que le récit de cette rencontre tel que Alain Didier-Weill le met en scène dans cette procédure, en quelque sorte, j’allais dire, biaise avec le réel, du fait de cette position de savoir absolu.
A. Massat — Alors par rapport au réel, je serai moins catégorique. Mais sur le fait de biaiser avec le réel, je crois que c’est exactement, moi, l’impression que j’ai eu en étant gênée par l’usage de ce verbe « rouler ». Il y a quelque chose qui biaise, justement à propos d’un verbe qui veut dire qu’on manipule ou qu’on veut biaiser avec quelqu’un. Et c’est pour ça… [P.-Ch. C. — C’est ça, c’est une affaire de biaise !] … que je pense que l’usage de ce mot dissimule la vraie question de la tromperie conjugale ou du défit entre une relation conjugale sacrée comme celle d’un Roi et d’une Reine, par exemple, et c’est d’ailleurs là-dessus que Lacan conclut la leçon VII, sur la relation du Roi et de la Reine.
P.-Ch. Cathelineau — Donc c’est vrai que c’est un point d’appui extrêmement intéressant pour penser la passe et en même temps c’est un point d’appui qui ne peut pas être pris comme point d’appui, précisément au sens où Lacan le propose et le dit c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui chemine d’un rapport au savoir absolu qui précisément, j’allais dire, biaise et autre chose avec le réel, c’est-à-dire c’est une solution qui n’en est pas une en quelque sorte.
A. Massat — Oui, mais on n’est peut-être pas obligé de chercher une solution mais en tout cas c’est le récit d’un cheminement, voilà. Bon y voir une solution, bon, ce n’est peut-être pas obligé.
P.-Ch. Cathelineau — Non, mais je dis ça par rapport, disons, aux critiques qui sont formulées dans la leçon VII.
Jean Brini – C’était juste pour faire une petite remarque concernant cette procédure justement. Cette procédure, c’est une information. À peu près à la même époque s’élaborait en théorie des jeux, la théorie dite du « common knowledge », c’est-à-dire de la connaissance commune, et qui a servi à, justement, une proposition d’une solution procédurale de ce qui était décrit comme le problème des trois prisonniers ou le problème des n prisonniers. Et ce qui est intéressant c’est que « common knowledge » tel qu’il a été écrit dans un numéro de Ornicar, je ne me souviens plus, cela doit dater de 1982, ça été introduit par le milieu analytique aux alentours de 82 mais c’était élaboré auparavant, notamment par Robert Aumann, prix Nobel en théorie des jeux, et le « common knowledge » est défini comme d’une part « Ce que je sais, ce que je sais que je sais, ce que je sais que je sais que je sais », etc. à l’infini et d’autre part il ne devient « common knowledge » qu’à partir du moment où, et je cite J. M. Lasry1, « Cela a été dit entre nous. » C’est-à-dire l’exemple typique de « common knowledge » au moment où il jaillit c’est l’enfant qui dit « Le roi est nu. » Tout le monde le savait, chacun pour son compte, mais une fois que cela a été dit entre nous ce,n’est plus que chacun le sait pour son compte, c’est que c’est du domaine public, ça a été versé au domaine public. Alors, ceci pour dire simplement que la procédure qui me semble décrite par Alain Didier-Weill, mais peut-être qu’on pourra en discuter avec lui, c’est une procédure finie et c’est ça qui fait son intérêt, c’est ça qui fait qu’on n’est pas dans la théorie des jeux et que ce dont il me semble vouloir rendre compte en disant « C’est toi » avec ce jeu de la langue justement, c’est qu’il y a une équivoque finale qui subsiste, c’est exactement ce qui serait peut-être entendable comme un passage à la limite. Passage à la limite que la théorie des jeux est incapable d’opérer. On peut juste dire que ça va jusqu’à l’infini mais là où Alain Didier-Weill introduit une butée, en s’appuyant sur le réel de la langue, il fait quelque chose que la théorie des jeux s’avère incapable de faire. Ce n’est pas une question c’est une remarque pour un complément d’information.
Jean Périn — Pour poursuivre ta remarque Jean et aussi ce qu’a dit Pierre-Christophe, ce que ça m’évoque, ça, c’est exactement en procédure civile, les substitutions fidei-commissaires. Vous connaissez Pierre-Christophe ? C’est exactement ce qui est décrit là. Au fond, qu’est-ce qui garantissait la transmission de la dette par lettre de change finalement ? Bien sûr c’était le roi. Tous ces textes passent de main en main. Je crois que c’est tout à fait important de voir que c’est quelque chose qui dans nos institutions fonctionne – la lettre de change – très exactement ça. Voilà ! Je voulais apporter cette précision, au fond ça existe dans nos institutions.
Note
1J.-M. Lasry, Le «common knowledge», Ornicar, n°30, juillet-septembre 1984, p. 75-93.