Alain Supiot : « L'esprit de Philadelphie » ou le droit comme technique d'humanisation
16 septembre 2010

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GASNIER Jean-Pierre



 

Dans son dernier ouvrage : L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total[1], Alain Supiot nous invite à la redécouverte d’un texte, adopté le 10 mai 1944 à Philadelphie, la « Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation Internationale du Travail », plus généralement appelée « Déclaration de Philadelphie ». Ce texte, comme nous le rappelle Alain Supiot, a été suivi des accords de Bretton Woods (22 juillet 1944), qui ont mis en place le système financier international, puis de la création  de l’ONU par adoption de la Charte des Nations Unies à la Conférence de San Francisco en 1945 (la Déclaration des Nations Unies date, quant à elle, de janvier 1942), et enfin de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Cette déclaration de Philadelphie s’inscrit donc dans une série de textes à vocation «universelle » adoptés pendant la guerre ou dans l’immédiat après-guerre et vise à « faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international »[2].

Pour être parfaitement exact, ce n’est pas tant à la redécouverte de ce texte que l’auteur nous invite, qu’à apprécier l’écart entre les principes posés par cette déclaration et la réalité campée par le droit positif[3], plus proche de « l’horreur économique »[4] que de la justice sociale.

Dans une introduction magistrale Alain Supiot campe le décor dans lequel cette déclaration a été proclamée : la sortie de la seconde guerre mondiale et de la prise de conscience de ce qui s’était joué dans les décennies précédentes, à savoir la mise en place d’une idéologie scientiste comme règle de gouvernement, quel que soit le « bord » envisagé, nazisme, communisme soviétique et démocraties occidentales. Prise de conscience de la primauté donnée à une « science fétichisée »  conduisant à considérer l’homme « scientifiquement », soit sous l’angle de la biologie ou de l’anthropologie, ce qui a donné le concept de « races » de l’idéologie nazie, soit sous l’angle de l’économie et de l’histoire, ce qui a conduit au communisme soviétique. Dans un cas comme dans l’autre présidait une idée selon laquelle les hommes et les sociétés devaient se soumettre à des forces leur échappant, aux lois de la science.  Prise de conscience également de ce que « le fait que la seconde guerre mondiale se soit conclue par l’expérimentation des bombes atomiques sur les populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki interdit de se cacher que désormais la liquidation industrielle des masses humaines peut aussi être le fait de régimes démocratiques »[5].

La Déclaration de Philadelphie vise dès lors à refonder un ordre international en soumettant les États au respect de droits et de libertés qui devraient être universellement reconnus et en posant des principes communs à tout ordre juridique quel qu’il soit. Pour Alain Supiot, ces principes ne sont en rien « révélés » mais « affirmés », ils procèdent non de la foi, mais de la raison et de l’expérience qui a permis de démontrer « Les effets mortifères de la réification de l’être humain »[6]. Parmi ces principes fondateurs, la Déclaration de Philadelphie met en première place la notion de dignité humaine principe, selon Supiot, sur lequel « on ne peut transiger sans remettre en cause l’ordre juridique tout entier »[7]. A côté de ce principe fondateur la Déclaration pose également les principes de liberté et de sécurité, tant physique que économique, ce qui suppose de subordonner l’organisation économique à un autre principe, celui de justice sociale, qui doit devenir « Le but central de toute politique nationale et internationale », le critère auquel devront – devraient – être appréciés les programmes d’action des gouvernements et organismes internationaux[8].

Après cet exposé introductif, Alain Supiot développe sa pensée selon deux axes.

Il s’agit pour lui, dans une première partie intitulée « Le grand retournement », de montrer que « l’esprit de Philadelphie a aujourd’hui cédé la place à son exact contraire, sous la double influence de la contre-révolution ultralibérale anglo-américaine et de la conversion des pays communistes à l’économie de marché »[9], ce qui conduit à un évanouissement progressif du politique et même de la démocratie, l’objectif de l’idéologie ultra-libérale étant de « défaire » les institutions et d’empêcher leur reconstitution au nom de « l’ordre spontané du marché » prôné notamment par Hayeck[10]. Supiot y voit, et on ne peut véritablement le contredire, non pas un dépérissement, mais « un programme   (…) de déconstruction du droit au sens postmoderne du terme »[11]. La multiplication des droits subjectifs et la disparition de toute référence à la notion de solidarité ne seraient ainsi des manifestations de cet « éclatement » du Droit. Bien plus, le droit lui-même en vient à être considéré comme un produit, destiné à un marché concurrentiel, les États en venant à adapter leurs législations pour répondre aux attentes des consommateurs du droit et répondre aux critères des évaluations[12] destinées, principalement, à renseigner les financiers et investisseurs en tout genre. Supiot démontre que c’est donc la compétition économique qui organise désormais la sphère juridique et qui impose une course au « moins-disant social », à la quantification galopante. Il en résulte que « Le gouvernement par les lois cède la place à la gouvernance par les nombres »[13].  , entreprise de réduction des êtres et des choses, dans leur diversité, à des quantités mesurables, dont le comportement doit être le plus prévisible, donc mesurable, possible. Ainsi, nous dit Supiot (et là encore qui pourrait le contredire ?), « il ne s’agit plus de se référer à une loi qui transcende les faits, mais d’inférer la norme de la mesure des faits »[14]. C’est l’hubris du chiffre, la démesure de la programmation, la croyance aveugle dans le dogme statistique, le triomphe de la pensée autoréférentielle, en dehors de toute logique et en oubliant les démonstrations de Gödel ou de Russel, c’est à dire en considérant que son propre système de valeur dispose d’une objectivité scientifique en soi en omettant les diverses conventions ou présupposés ayant présidé à sa construction[15].

Dans une seconde partie qu’il appelle « l’actualité de la justice sociale », Supiot développe la thèse selon laquelle l’implosion récente des marchés financiers ne serait « que le symptôme d’une crise plus profonde, qui est fondamentalement un crise du Droit »[16]. En effet, le fonctionnement des marchés suppose un tiers garant, une instance tierce qui vienne garantir la loyauté des échanges et le respect du contrat. La déréglementation à l’œuvre n’étant autre que le travail visant à faire disparaître cette instance, il n’est pas surprenant, selon Supiot, que les marchés qui sont le lieu où la déréglementation a été le plus poussée, soient les premiers à s’effondrer. Il n’est pas étonnant non plus que les tentatives de régulation des marchés ne portent que peu de fruits, puisque les règles qui tentent de les réguler sont, elles-mêmes traitées « comme des produits mis en concurrence sur un marché international des normes »[17]. Il ne s’agit plus, dit l’auteur, de réguler les marchés, mais de les réglementer « ce qui oblige à revenir sur le terrain politique et juridique afin d’y rétablir l’ordre des fins et des moyens entre les besoins des hommes et l’organisation économique et financière. Autrement dit, il faut renouer avec l’esprit de la Déclaration de Philadelphie qui (…) avait entendu mettre l’économie et la finance au service des principes de dignité humaine et de justice sociale »[18]. Il faut pour cela, dit encore Supiot, retrouver les cinq sens : « Le sens des limites, de la mesure, de l’action de la responsabilité et de la solidarité »[19].

Le sens des limites, c’est, notamment, selon lui, revenir à l’inscription territoriale des lois, en fonction des besoins d’une population, par opposition à une mondialisation galopante qui envisage le monde comme un ensemble de ressources quantifiables, dans lequel « l’égalité ne peut en effet être pensée autrement que comme une indifférenciation et la différence comme une discrimination »[20]. Le sens des limites pour Supiot, c’est permettre au droit d’assurer aux personnes une identité civile et professionnelle afin d’éviter une montée des revendications identitaires comme un écho à l’injustice sociale. C’est restaurer la liberté,  garantie pour tous par une instance tierce, sans prôner une personnalisation des droits, sans favoriser l’éclatement des droits subjectifs, « narcissiques », la loi devant s’imposer à tous sur un même territoire. C’est à ce prix que nous éviterons un retour au féodalisme, c’est à dire à un remplacement de la loi par le lien, les échanges n’ayant pas seulement pour effet d’obliger les parties, « mais de créer entre elles un lien qui oblige à se comporter conformément aux attentes de l’autre »[21].

Le sens de la mesure, c’est « confronter toujours la définition de ce qui doit être à la connaissance de ce qui est »[22] dit Supiot, garder un système de valeurs auxquelles se référer, mais système de valeur ne signifiant nullement système d’évaluation quantitative. Bien au contraire puisqu’il s’agit pour lui de replacer l’homme au sens des systèmes d’évaluation et cela ne peut se faire que si d’une part, « l‘objectif de justice sociale (retrouve sa place) d’unité de mesure de la justesse de l’ordre juridique »[23]. Il s’agit donc de revenir à l’étymologie même du mot « droit », soit le terme latin  directum qui suggère la direction, le sens vers lequel il faut aller. Autrement dit, le droit est affaire de finalité, non pas simple véhicule, ou ensemble de tuyaux capables de transporter indifféremment n’importe quoi. Le droit doit indiquer un but, répondre à une visée. Il ne répond pas à un postulat, mais il construit quelque chose. Ainsi, par exemple, l’égalité ne préexiste pas, elle se construit par des règles permettant de préserver des équilibres de forces.

Le sens de l’action suppose encore de revenir à cette vision téléologique du droit qui, elle même suppose de se débarrasser d’une conception « scientifique » de l’homme et de la société, règne des systèmes d’équivalences quantitatives autoréférentiels, pour se doter d’outils théoriques. C’est abandonner l’idée que les hommes « communiquent » et « réagissent » à certains stimuli ou à certaines forces[24]. Il s’agit, une fois encore, de replacer l’homme au centre des préoccupations des institutions et des États : « l’institution des personnes doit précéder (…) la définition de leurs rapports aux choses, pour pouvoir donner sens à leur action »[25]. Supiot développe dans cette partie une multitude d’exemples dans le champ du droit du travail illustrant parfaitement son propos.

Quant au sens de la responsabilité tel que le conçoit l’auteur, il concerne autant les hommes, personnes physiques, que les personnes morales. Il s’agit d’éviter que le droit ne soit mis en échec en son point le plus sensible, la notion de sujet de droit, lorsqu’il s’agit d’imputer une responsabilité à une entreprise, parce que celle-ci aura su s’abriter derrière une multitude d’écrans. Supiot nous donne l’exemple des grandes pollutions. On pourrait également citer celui des pavillons de complaisance.

Le sens de la solidarité enfin, suppose que « le fait des autres ne doit pas limiter la responsabilité de chacun »[26]. La solidarité vise à instituer du collectif face à l’individuel, sur le terrain juridique, à instaurer ou restaurer des échanges qui n’ont plus rien à voir avec le contrat, lequel repose presque toujours sur une appréciation d’intérêts individuels. La solidarité c’est également exprimer, dans une forme juridique, la créance et la dette intimement liées, d’un individu à l’égard de la société. L’exemple des retraites est à ce propos exemplaire. Cotiser à la retraite c’est « réintroduire dans le domaine des obligations la temporalité et la verticalité de la chaîne générationnelle, qu’ignore le droit des contrats »[27]. C’est lier le « droit à » au « devoir de ». C’est encore une fois aux états que Supiot fait appel, ceux-ci devant demeurer les garants de la mise en œuvre du principe de solidarité.

Supiot termine, plus qu’il ne conclut son ouvrage par deux questions : « Pourquoi l’Europe ne serait-elle pas capable au début du XXIème siècle de se doter des nouveaux instruments de solidarité, propres à soutenir la capacité des travailleurs ? Pourquoi ne donnerait-elle pas l’exemple du rétablissement de la hiérarchie des moyens et des fins fixés par la déclaration de Philadelphie ? »

L’intérêt de cet ouvrage réside dans une analyse plutôt pertinente du droit dans notre société post industrielle et des conséquences que le primat, voire le diktat, de l’économie peut avoir sur le lien social, tel qu’il s’exprime au travers des règles juridiques. On peut regretter toutefois une position qui tienne plus du constat que de l’avancée théorique. Il s’agit plus de « renouer » avec l’esprit de Philadelphie, que de tenter de nouer différemment. Mais encore faut-il effectuer un tel constat pour pouvoir avancer.

Cet ouvrage a donc le mérite de nous interroger, de nous ouvrir les yeux sur l’actualité et les difficultés  du lien social. Il est invitation à poursuivre la réflexion avec les outils qui sont les nôtres, à engager un travail commun juristes et psychanalystes, parce qu’un tel dialogue peut s’avérer riche d’enseignements et ouvrir des perspectives de travail au sein de chacune de ces pratiques, sans en dévoyer l’éthique, bien au contraire.

C’est en tout cas l’ambition de quelques uns qui se proposent, dans un second temps et après ces journées d’été, de tenter une analyse critique de cet ouvrage et pourquoi pas un dialogue avec son auteur.