Aimons-nous encore les femmes ?
04 février 2014

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MELMAN Charles
Séminaire d'hiver
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Nous sommes, comme vous le savez, des gens extrêmement savants et paraît-il très évolués. Je crois cependant que si je nous demandais ‘qu’est ce qu’une femme ?’, nous serions plutôt embarrassés, sauf si parmi vous certains ont une réponse qui pourrait aussitôt m’éclairer. Je pense que c’est une question qui obtient difficilement une réponse valable. Alors vous me direz : bon, mais qu’est ce que vous diriez sur : ‘qu’est ce qu’un homme ?’ Sur l’homme, les psychanalystes, à la suite de Freud et de Lacan, disent, non pas que c’est un animal politique, comme Aristote, ou un animal qui rie – pas tellement d’ailleurs -, mais ils disent que c’est un animal qui est parasité par la parole. Qui est parasité par la parole puisque, si l’on y prête un peu attention, on voit très facilement que c’est la parole qui régit son rapport au monde et à lui-même, et qu’il passe une partie essentielle de son temps, moins sans doute dans un rapport à l’environnement voire au travail, que dans un rapport à la parole. Je dirais même que je trouve affolant le bruit qu’en permanence nous faisons avec la parole. Nous ne cessons d’être plongés dedans, captés par elle, et agités par elle. Il est bien évident que, par exemple, il suffirait de prononcer certains mots, pour pouvoir à l’occasion provoquer une émeute, une insurrection. Rien que des mots. Rien de plus. Pas besoin d’acte.v

Ceci donc, simplement, pour situer qu’en symétrie si nous disons : ‘mais alors, une dame, une femme, c’est aussi un animal doué de la parole ?’ Et bien justement, ce n’est pas tout à fait ce que l’on peut dire. C’est ça qui est bizarre. Parce que justement, l’une des propriétés d’une femme – et c’est bien souvent ce dont elles se plaignent – c’est de ne pas trouver la parole qui leur serait propre, qui leur serait spécifique, qui serait bien la leur, celle dont elles pourraient valeureusement se réclamer et imposer. Elles ont plutôt l’impression de répondre que, à proprement, de parler. Et dans le souci, justement, de répondre du mieux qu’elles peuvent, c’est-à-dire tantôt dans l’acquiescement, dans le consentement, tantôt dans la révolte. Dans la révolte justement – je dirais -, de cette première asymétrie par laquelle elles se trouvent prises et qui est de ne pouvoir faire valoir une parole qui serait spécifiquement féminine. La question, comme vous le savez, n’est pas tout à fait hasardeuse ni quelconque puisqu’elle se pose aussi bien de savoir s’il y a une écriture féminine. Ce à quoi s’emploient à répondre un certain nombre d’auteurs, avec beaucoup de talent, mais cependant sans trancher la question. Il est bien évident que, s’il y avait une parole qui serait ainsi spécifiquement féminine, si nos filles n’étaient pas muettes, il est bien évident que notre situation, aux uns et aux autres, s’en trouverait changée.

Je n’introduis la question de la sorte que pour essayer de faire valoir auprès de vous une dimension essentielle, pour essayer de répondre à la question ‘qu’est ce qu’une femme ?’, une dimension essentielle et qui bizarrement est en général méconnue. C’est celui donc du statut de la femme envisagé sous les aspects de la différence qu’elle peut avoir par rapport justement, avec les hommes. En effet, la règle veut que, comme nous le savons, les lois de l’échange amènent une femme, introduisent une femme dans la famille qu’elle constituera, l’introduisent non plus comme une étrangère, puisque venant dans la famille qu’elle va constituer avec son mari, elle est supposée avoir renoncé à la filiation qui est la sienne, pour venir s’inscrire – c’est une théorie qui est idéale bien sûr – dans cette filiation d’adoption qui devrait maintenant être la sienne. Donc, on ne peut pas dire que c’est une étrangère dans cette famille puisque pour être étrangère il faudrait qu’elle se réclame d’un père d’origine ; mais c’est précisément ce à quoi elle consent à renoncer pour devenir femme et avoir des enfants avec un homme. Donc elle est différente, mais elle n’est pas étrangère. Est ce que du même coup elle devient identique à ceux de la famille dans laquelle elle entre? Et bien, pas du tout. Elle reste marquée par le fait qu’elle n’est pas tout à fait la même, puisque dans cette famille elle est rentrée en quelque sorte par contrat, par adoption, à l’issue d’un pacte. Et je pense que, – dans ce rapide rappel que je fais pour vous des lois de l’échange qui font que nous ne vivons pas dans l’endogamie, qui font que c’est comme ça partout – que du même coup elle inaugure une dimension tout à fait particulière, tout à fait singulière puisqu’elle n’est pas étrangère et elle n’est pas la même. Alors, quel est son statut ? Si elle n’est pas étrangère, si elle ne relève pas d’un autre père, si néanmoins elle n’est pas la même, quel est son statut ? Et bien son statut, pour y venir directement, c’est celui d’une dimension méconnue ou négligée, et qui est à proprement parler celle de l’altérité ; qui est donc à distinguer à la fois de ce qui est purement différent, c’est-à-dire qui relève d’un autre père, d’une autre filiation, et de ce qui est le même, c’est-à-dire qui relève de la même filiation.

Le statut de l’altérité.

Ça c’est une dimension considérable, pour au moins deux raisons que je vais essayer de vous rendre sensibles. La première, c’est que cette dimension de l’altérité est donc la condition du désir, de l’adresse de ce désir, et de son exercice. On pourrait à cet égard faire remarquer que, à l’intérieur même des couples qui cherchent à réaliser l’homogénéité – couples homosexuels – cette dimension de l’altérité, néanmoins, ne manque pas de se révéler à l’oeuvre entre eux, c’est-à-dire qu’il y aura entre eux malgré cette aspiration à la semblance, à la ressemblance, il y aura entre eux une répartition, et qui fera que l’un ou l’une se retrouvera, par rapport à l’autre, soutenir cette position. Position dont je viens de rappeler à l’instant de quelle manière elle se trouverait la condition de la production du désir et de son exercice. Le second point qui – je dirais – est l’effet de cette altérité, c’est qu’il souligne qu’il n’est pas de pouvoir, qu’il n’est pas d’autorité qui puisse se réclamer d’être universelle, ni totalitaire ; et tout pouvoir est marqué par le fait qu’il ménage une place, qu’il est borné par une limite, et qui est celle qui définit cette place Autre, qui est précisément le lieu où se maintiennent les représentations du désir et qui rendent possible son exercice. Il y a donc, comme vous le voyez, dans cette catégorie de l’altérité, une dimension que l’on pourrait qualifier de métaphysique, et qui est fort importante puisque, elle signifie qu’il n’y a pas de totalité parfaite, il n’y a pas de totalité accomplie, et qui précisément viendrait résoudre toute les différences puisqu’à l’intérieur de cette totalité on pourrait imaginer que tous sont semblables. Mais qu’il y a donc, par destination, un lieu Autre, qui ne signifie pas du tout qu’il est le territoire d’étrangers ou d’un pouvoir étranger, ni qu’il constitue un lieu qui soit une offense au pouvoir tel qu’il s’exerce, un défi, mais qu’il est interne, qu’il est inhérent à l’exercice même de tout pouvoir. Il se trouve que, justement et comme vous le savez, le propre des pouvoirs autoritaires est de tenter d’accomplir cette totalité parfaite, et donc de résoudre cette limite faite à l’exercice de ce pouvoir et de réaliser donc une homogénéisation de ce qui relève de ce domaine, de résoudre donc de façon radicale la dimension de l’altérité. Cela vaut pratiquement pour tous les pouvoirs dictatoriaux que l’on puisse recenser dans l’histoire et où le statut des femmes s’impose régulièrement sous cet aspect contraignant. Alors, dans le petit argument que j’ai donné où j’évoque, dès le départ, ce qui était la différence entre Sparte et Athènes, c’est-à-dire le fait que chez les lacédémoniens, les femmes étaient vouées à des tâches militaires au même titre que les hommes. On peut évoquer, plus près de nous, ce que furent des régimes totalitaires comme, par exemple, les régimes communistes, et où, bien entendu, c’est un uniforme identique qui devait habiller les hommes et les femmes, les destinant à des tâches semblables. Certains d’entre-vous voudront peut-être objecter ce que fut l’Allemagne nazie, où les femmes étaient confinées à ce qui fut appelé à l’époque ‘les trois K’, avec un grand K, c’est-à-dire l’église, les enfants et la cuisine, donc avec une séparation radicale des tâches ; mais il est clair que, pas moins, dans ce régime totalitaire, le ventre des femmes était mis au service de l’État. Autrement dit que ce qui opérait la régulation des rapports, c’était l’État et la nécessité de le servir.

Ce qui est à mon sens passionnant, parce que je trouve que nous vivons une époque formidable, passionnante dans la mesure où nous assistons, les uns et les autres, à une évolution des moeurs, qui se fait de façon extrêmement rapide, et qui se trouve remettre en cause tous les acquis et toutes les valeurs d’une civilisation antérieure. Je ne suis pas ici pour vous détailler cela, mais si vous y réfléchissez un instant, vous voyez tout de suite que tout ce qui, depuis justement les Grecs, pouvait constituer notre culture, c’est-à-dire nos modes de satisfaction et de régulation de cette satisfaction, tout cela se trouve aujourd’hui remis en cause, sinon balayé. Et ceci, par exemple, dans ce qui est notre rapport à l’autorité, qui ne se manifeste plus aujourd’hui, le plus souvent, que sur un mode ludique et critique. Dans le rapport aux savoirs, dont vous savez qu’ils sont aujourd’hui, à l’exception de celui des techniques, de la technologie, dans l’ensemble tous mis en cause. Dans notre rapport au travail, qui lui aussi a tendance – je dirais – à se voir mis au second plan après le ludisme ; et vous savez combien nos jeunes sont particulièrement intéressés et concernés par ce type de problèmes. Notre rapport au sexe, qui également évolue avec une grande rapidité puisque, il n’est pas excessif, je pense, de dire qu’il est entré aujourd’hui dans le registre des satisfactions ordinaires, et qu’il ne se distingue pas des autres modes de satisfaction orificielle. Je dis cela… Ce sont de grands traits évidemment. Si mon train avait eu l’obligeance d’être à l’heure, j’essayerais d’être beaucoup plus nuancé, comme ce thème le mérite. Mais, pour aller vite et pour être net, il est remarquable quand on est – par exemple comme moi dans ce qui est ma fonction, mon métier – amené à voir des jeunes, à les écouter, il est évidemment frappant de voir combien le rapport au sexe est devenu – contrairement à ce qu’imaginait, ce que pensait Freud et qui fonctionnait ainsi de son temps, c’est-à-dire où les diverses jouissances orificielles, orales, scopiques, auditives, étaient hiérarchisées par la jouissance sexuelle, c’est-à-dire n’étaient des éléments qui venaient participer et contribuer à la jouissance sexuelle en tant que celle-ci occupait le sommet de la pyramide – et bien il n’est pas, je crois, excessif de dire que, aujourd’hui, la jouissance sexuelle est traitée volontiers – pas toujours – comme étant, après tout, une satisfaction mise au même plan – sur le même plan – que les autres.

Et ce qui est admirable, à mon sens, c’est que dans cette évolution remarquable des moeurs, nous ne trouvons à l’origine aucun auteur, aucun texte prescripteur, aucun prophète, aucun programme. Et si vous en aviez envie, vous ne pourriez même pas avoir la possibilité de le critiquer, parce que vous ne sauriez pas que critiquer, puisqu’il n’y a aucun texte fondateur de cette évolution des moeurs. Il n’y a aucun législateur. Il y a seulement, dans les pays démocratiques, cette sorte de consensus d’opinion publique qui veut, qui exige que la satisfaction puisse être accessible à tous de la même manière et de façon égalitaire. Je ne ferai qu’une (1) remarque en disant que cela est venu des pays anglo-saxons, c’est-à-dire protestants, plutôt que des pays latins et du côté de Rome. Mais en tout cas, il est clair que cette loi très forte qui s’impose aujourd’hui à nous tous, c’est que : on ne saurait laisser une exigence de satisfaction quelle qu’elle soit sans réponse, la laisser ouverte, la laisser béante. Et qu’il importe donc que nous recevions toutes ses demandes, toutes ses exigences, de façon strictement égale, et que nous y répondions avec la même ‘bénévolance’.

Il faut dire, et c’est là que j’en reviens à cette topique que j’évoquais tout à l’heure propre aux femmes, c’est-à-dire cette place qui est celle de l’altérité, j’y reviens pour vous faire remarquer que, du même coup, cette place, qui du fait de considérations qui ne sont ni politiques, ni religieuses, ni autres, mais qui sont des considérations structurales, puisque, après tout, nous ne fonctionnons pas dans l’endogamie et que cette règle s’impose à tous, et bien c’est une place qui est source, elle, d’insatisfaction. D’abord, bien sûr, pour celle qui l’occupe cette place. Puisque, comme on le sait, il est de tradition par exemple – ça existe peut-être encore – que leur naissance n’ait pas toujours été au mieux accueillie. Comme vous le savez, il y a même de grands pays à la culture très ancienne qui ont tendance à les ‘zigouiller’ au départ. Donc elles ne sont pas forcément bien accueillies. Ensuite justement leur réalisation en tant que femme se trouve singulièrement complexe et bien souvent d’abord insatisfaisante à leurs propres yeux. Et donc, déjà bien sûr pour elle-même il y a, du fait de tenir cette place bizarre, étrange, mal repérée, mal cartographiée, non respectée comme telle, il y a déjà – si je puis dire – cette insatisfaction volontiers native. Mais, cette insatisfaction ne risque pas moins d’être celle du partenaire dans la mesure où, cette place, elle vient marquer justement la limite de son pouvoir, de l’exercice de son pouvoir, de son autorité. Et elle marque également le fait qu’il ne pourra jamais saisir parfaitement, complètement celle qui cause son désir, à moins de la plonger en esclavage. Autrement dit cette position qu’occupe la femme va se trouver ainsi génératrice – je dis bien – d’une sorte d’insatisfaction réciproque.

Et je ne vous apprendrai sûrement pas grand-chose en vous rappelant combien, dans notre culture savante et évoluée, les relations de couple sont difficiles, complexes, incertaines. Même lorsque ceux qui s’engagent dans cette aventure sont habités par la meilleure volonté, par l’amour le plus sincère, par les intentions les meilleures. Et qu’il va se produire ce ‘on ne sait quoi’. D’où est-ce que ça vient ? D’où est-ce que ça sort ? Qui est le coupable ? Culpabilité qu’on aura, bien entendu, facilement tendance à se renvoyer l’un l’autre en ping-pong, si ce n’est bien sûr aux générations précédentes. Qui est le coupable ? On cherche le coupable. Qu’est ce qui fait que des gens de bonne volonté, épris de devoirs, souvent cultivés, tout ce que l’on voudra, charmants, et bien se trouvent dans la réalisation de leur amour, marqués par ce type de malaise dont nous ne sommes pas sortis. Nous n’en sommes pas sortis, sauf que… Je voyais il y a quelques jours un jeune homme, un homme jeune, dont je vous assure… extrêmement sympathique, que j’avais suivi autrefois lorsqu’il était jeune, et que précisément il avait beaucoup souffert de la séparation de ses parents ; et c’est à ce moment-là, lorsqu’il était adolescent que sa mère me l’avait amené. Et il faut croire que, venir me voir un peu – voyez, je me flatte un peu – ça ne lui avait pas nui, puisqu’il était devenu un type vraiment très bien, qu’il s’était marié avec une femme qu’il aime, qu’il avait plusieurs enfants, qu’il avait un métier qu’il adore. Et il vient me voir parce que, dans ce couple que tout promettait au bonheur, il se trouvait dans la position où il risquait – il se sentait risquer – de répéter la démarche paternelle qu’il avait tellement désavoué quand elle avait eu lieu. D’où est-ce que ça venait ?

Le fait est que, en tout cas, nous tentons de résoudre ce type d’insatisfaction, que nous tentons de le résoudre de deux manières. D’abord, assurément, avec cette exigence d’une satisfaction également distribuée pour chacun et chacune. Et d’autre part l’annulation de cette altérité, dont il semble assez bien perçu que, elle n’est pas sans rapport avec ce malaise du couple. Annulation de cette altérité, avec cette exigence de parité, d’égalité, autrement dit, dans la mesure où celle-ci se fait dans un seul sens, c’est-à-dire dans le sens d’une virilisation de la femme – elle ne se fait pas dans l’autre sens – et bien donc faire que nous soyons tous copains. Et que maintenant, nous puissions fonctionner comme des copains. Et je pense que cette formulation, là encore un peu lapidaire, n’est pas néanmoins sans vous rappeler le fait qu’effectivement vous pouvez voir autour de vous des jeunes couples organisés sur ce mode : copains ou partenaires. Question qui surgit : et pourquoi pas après tout? D’où pourrait donc venir quelque remarque critique, voire quelque objection, qui serait d’une position qui ne serait pas – comme on dit – réactionnaire, c’est-à-dire attachée aux valeurs anciennes, celles par exemple par lesquelles j’ai été élevé, que j’ai connues, par lesquelles j’ai organisé ma vie, avec le type de malaise que je viens d’évoquer ? De quelle place est-ce que quelque remarque pourrait se faire sur ce type d’évolution ?

Pour ce faire, il faut se référer à une loi, dont l’évocation je pense va vous paraître étrange, tout au moins pour un certain nombre parmi vous, et qui s’est appelé – on l’ignore aujourd’hui le plus souvent – la ‘loi naturelle’. Si certains d’entre vous s’y intéressent, ils trouveront chez un philosophe, sociologue, comme on voudra, qui s’appelle Léo Strauss, qui avant d’être américain a été viennois, un bouquin sur le droit naturel et l’histoire. Qu’est-ce que c’est le ‘droit naturel’ ? Le droit naturel part de cette remarque que partout où il existe, justement, cet animal qui parle, qu’on appelle l’être humain, partout cet animal-là a renoncé à la consommation sexuelle de ses enfants. C’est ce qui le distingue du règne animal. Il n’y a pas tellement longtemps, je discutais avec une dame éminente, bien forcément du C.N.R.S., je discutais à la radio – s’il vous plait !- sur une chaîne comme il faut, et elle me disait que de son point de vue, du statut de chef de file de l’école qu’on appelle comportementaliste, l’homme diffère peu de l’animal. S’il en diffère peu, il y a néanmoins ces deux traits, que je vais évoquer avec la loi naturelle, qui l’en séparent radicalement. C’est que : premièrement, un groupe humain se caractérise par le fait que cette consommation sexuelle est interdite. Elle est même tellement interdite que, comme vous le savez, dans notre propre code civil, elle ne figurait pas jusqu’à maintenant. Parce que ça allait – comme on dit – de soi. Alors, le droit naturel c’est justement ce qui va de soi, mais qui, cependant, n’est pas sans effet, sans importance, sans conséquence. Maintenant, on va avoir tendance à vouloir l’y inscrire. Mais, jusque-là, l’inceste ne figurait dans aucun article du code. Il y avait les atteintes sexuelles sur mineurs. Mais, est-ce que ça veut dire que si du même coup l’enfant atteint l’age de la majorité, le rapport sexuel devient licite ? Dans le code, ça n’est nullement interdit jusqu’à maintenant. Ça, c’est une première et étrange loi et qui, bizarrement, s’applique à l’ensemble de l’humanité, alors que celle-ci, manifestement et à l’époque où ça s’est mis en place, ne disposait pas d’Internet pour pouvoir se le communiquer. C’est donc une loi qui semble ainsi strictement marquer cette espèce d’animal humaine, avec cette autre conséquence qui lui est également parfaitement originale [et qui est qu’il] fait la distinction du bien et du mal. C’est la seule espèce animale qui vive avec la distinction de ce qu’il faut, de ce qui se peut, et de ce qui ne se peut pas, ce qu’il ne faut pas. Et cela en dehors de toute législation religieuse, de tout verbe révélé ou proféré. Mais comme une sorte de dimension propre à cette espèce animale et qui est, jusqu’ici, restée incontournable. Avec bien entendu en codicille cette conséquence, c’est que cette interdiction de l’inceste fait que, du même coup, la femme va forcément être celle prise dans la tribu voisine. Voire, si l’on se fie aux mythes de fondation des cités – de Rome par exemple – celle qu’il aura fallu ‘rapter’, exercer une pseudo violence pour aller la prendre. Voire dédommager. Comme vous le savez, il y a tous ces rituels qui existent encore et en particulier en Afrique du Nord, tous ces rituels où il s’agit de dédommager la famille donatrice de l’épouse pour la perte que ça constitue pour elle. Donc, cette loi, proférée par personne, venue de nulle part et cependant, elle, universelle et qui met en place cette dimension de l’altérité.

Je n’arrive à ce point que pour vous rendre sensible à ceci, c’est que ça veut dire que du même coup, quand nous voulons appliquer nos exigences, nos besoins, nos souhaits, et bien, la réponse que nous donnons à ces exigences n’est pas simple, n’est pas banale, n’est pas quelconque, mais qu’elle peut venir mettre en cause, toucher ce qui se trouve être – je ne vois pas comment on pourrait le dire autrement – l’un des fondements de notre humanité. Avec une série de conséquences qu’il n’est sûrement pas possible d’évaluer, sauf bien sûr à s’étonner que nos sociétés libérales soient empreintes d’une telle exigence de conformisme. Exigence de conformisme y compris sur ce que l’on peut dire sur ces termes. Là aussi, je me trouvais il y a quelques jours, là encore sur une radio, pour discuter avec des femmes et des personnes autorisées par leurs travaux sur cette question. Je vous assure qu’il est très difficile d’en placer une. Et non seulement il est difficile d’en placer une, mais on a aussitôt le sentiment d’être une espèce d’horrible vieux machin soucieux – comme ça – de protéger ses tics, ses pantoufles, ses crispations de pensée, etc… Mais, proposer un examen simple des problèmes… Par exemple j’ai été amené à faire remarquer qu’une femme, elle a plus qu’un homme. Ce n’est pas, contrairement à une espèce d’imagerie qui est liée à la parade sexuelle chez les humains… Il est clair qu’une femme a plus que lui. Elle a une dimension en plus. Elle n’est pas – je dirais – aussi monoïdéique et arrêtée que lui. Et justement cette dimension de l’altérité, sans le savoir, elle l’éprouve. Intuitivement, elle la connaît. Et que donc, à vouloir égaliser ce qui est plus par rapport aux hommes, ce n’est peut-être pas une affaire tellement avantageuse pour les femmes. Alors évidemment autrefois, elles étaient vouées à la reproduction. Maintenant, on veut qu’elles soient vouées à la production. Si c’est un progrès, il faut le dire. Il faut peut-être le discuter ? Peut-être que oui ? Mais, peut-être que non ? Mais de toute façon, on veut les vouer à quelque chose. Si ce n’est pas la reproduction, il faut qu’elles soient vouées à la production. L’une de mes interlocutrices était fière d’occuper un poste de P.D.G. d’une grosse boite et d’avoir huit enfants. Vous voyez, elle montrait que les choses pouvaient marcher ensemble. Très bien… Pourquoi pas ? Bravo. Mais ça mérite tout de même un embryon de réflexion. D’autre part, comme à vous tout à l’heure, je leur ai aussi posé la question. Qu’est-ce que c’est ? Vous parlez sans cesse des femmes, mais qu’est-ce que vous entendez par là ? Parce qu’une femme, ce n’est pas un état civil. Dans la mesure où un état civil, comme on le sait, n’est pas totalement déterminant pour commander un destin. Ce n’est pas un état anatomique, parce que justement on sait très bien que, anatomie ou pas, il y a des femmes qui sont capables d’exercices, de comportements virils exemplaires. D’ailleurs, les Romains, ils n’aimaient que ça. Les femmes dont ils parlent, les femmes auxquelles ils rendent hommage, ce sont toutes celles qui avaient ce qu’ils appelaient de la ‘virtus’, ce dont nous, nous avons fait vertu. ‘Virtus’, ça vient dire ‘vir’ : de l’homme. Vous voyez, ce qu’ils appréciaient, déjà, c’était des femmes qui se comportaient comme… Mais, donc, la question que je pouvais leur poser, mais à titre provocateur, parce que moi, j’aimerais bien qu’on m’informe, qu’on me renseigne, qu’on m’explique. Vous réclamez l’égalité, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça vous rend spécialement la femme, du même coup, désirable ? Parce qu’elle serait marquée du même trait que vous ? Est-ce que c’est devenu la condition pour rendre possible l’exercice du désir ? Tout ceci donc, pour vous rendre sensible au fait que nous sommes là sur un terrain où le débat… L’une de mes interlocutrices que je connais depuis fort longtemps étant la chef de ce qui s’est appelé le M.L.F., et l’autre interlocuteur étant un éminent sociologue habité d’idées progressistes et donc prêt – je dirais – à toutes les avancées… La difficulté – je dis bien – à essayer de mettre en place une position qui puisse paraître valable à tous, et où tout ceci pourrait s’analyser et se remarquer.

Pourquoi est-ce qu’il se trouve que dans notre société, ce sont aujourd’hui des psychanalystes, pas tous, mais certains psychanalystes, et en particulier ceux qui furent formés par Lacan, et qui sont amenés, justement, à essayer d’engager là-dessus un débat ; permettre que les éléments du débat soient posés et puissent être respectés. Pourquoi ? Et bien pour la raison que, eux savent, justement d’expérience, que ce que j’appelais tout à l’heure la loi naturelle, manifestation dont l’importance est considérable, est un effet évidemment universel de notre rapport, en tant qu’animal ‘parlêtre’, de notre rapport au langage. Que c’est un effet du langage. Si nous nous exprimions par signes, comme le font les animaux, avec des bruits d’animaux et des mimiques d’animaux, et bien nous serions comme eux. Nous aurions – je dirais – une vie sexuelle ordonnée, dans l’ensemble pacifique, qui les occupe beaucoup moins que ça nous occupe, qui ne semble pas, question problème de rivalité entre mâles mis à part, spécialement faire problème, et où le comportement est un comportement inné. Alors que, chacun de nous se trouve amené, ce comportement, à devoir l’élaborer. Il ne le trouve pas, ce comportement, dans ce savoir intérieur qui est justement celui des animaux. Et donc, le fait que cette loi naturelle est ainsi tributaire de notre dépendance à l’endroit du langage, cela vient dire que ce qui assure notre spécificité dans le règne animal, c’est notre rapport au langage.

Je trouvais tout à l’heure dans le train, puisque je préparais un autre travail, le terme si heureux chez Platon, dans la bouche de Socrate, le terme de misologie. La misologie, ça caractérise ceux qui sont antipathiques au logos. Ils n’aiment pas le logos. Peut-être sommes-nous entrés dans une période de ce style, de ce type ? Ou bien, malgré tout ce bruit de paroles qui s’échangent, peut-être que ces paroles fonctionnent autrement que comme relevant, justement, du langage ? Et peut-être justement que, faut-il voir dans la prévalence aujourd’hui dans nos cultures de l’icône – iconologie, nous ne sommes pas des iconoclastes, nous sommes des iconophiles – , peut-être faut-il voir dans cette prévalence aujourd’hui de l’image dans la communication, d’un effet – peut-être – et qui expliquerait notre misologie ? Alors, vous me direz : ‘mais, justement, quand on voit la masse d’échange de parole qui aujourd’hui se produit dans le monde, le monde entouré d’une sphère – comme ça – de tissus langagier, comment peut-on dire une chose pareille ?’ C’est justement ce qui serait à débattre, parce qu’il n’est pas impossible que le grand moyen de communication actuel, c’est-à-dire Internet, cet instrument merveilleux supposé relier les hommes, et les femmes, et bien il n’est pas impossible que la communication qui se fait par Internet soit du même type que cet échange par exemple que nous pouvons avoir ainsi directement dans une salle. Comme vous l’avez sans doute remarqué les courriels qui s’échangent inaugurent un mode tout à fait original de rapport au langage, et où justement, celui auquel on s’adresse, l’Autre, l’altérité, autrui, semble facilement méconnu et pas respecté. Et puis vous savez aussi de quelle façon ce remarquable moyen de communication peut servir justement à des hommes et à des femmes pour tenter de se trouver. Et là encore vous avez la surprise de constater que, tant que cela reste au niveau de transmission de propos, cela paraît excitant, remarquable, facile. Et combien difficilement, contrairement à ce en quoi consistait autrefois le fait de faire sa cour et de répondre à la cour qu’un galant pouvait faire, et bien combien les rencontres effectives et les réalisations effectives sont rares, et compliquées, et difficiles.

Alors, voilà si vous le voulez quelques remarques tournant autour de la question de savoir si, lorsque nous attendons des femmes qu’elles soient des copains, savoir si nous les aimons encore en tant que femmes ? Et si nous estimons qu’après tout, la réponse donnée ainsi à ce vieux problème et à cette exigence – généreuse! – de satisfaction, qui serait parfaitement partagée et égale, si la réponse que nous lui donnons peut être jugée entièrement rassurante et satisfaisante ? C’est pour nous amener à réfléchir sur ces questions, que je me suis permis de vous interpeller de cette façon, et je vous remercie pour votre attention.

Applaudissements.

Question de Mme X :

Bonsoir. Je vous remercie de cet exposé. C’est peut-être moins une question que des réflexions qui me viennent à la suite de cet exposé. Alors, je parle à double titre, en tant que philosophe, et d’autre part en tant que chorégraphe, et en tant que maman et grand-mère. Voyez, ça fait plusieurs pôles. Et je me disais, peut-être la question n’est-elle pas tant celle de qu’est-ce qu’une femme et de son existence, et non pas de son essence. On pourrait peut-être inverser le chemin et demander : comment existent les femmes ? Donc on aurait effectivement ce fameux rapport de la nature et de la culture, rapport à l’histoire ; et se demander en 2007 comment fait une femme pour exister dans le pays référent qui est dans l’occident ? Se dire aussi que, plutôt que d’essayer de trouver un lieu où elles se situent, qui serait le lieu de l’altérité, voir en quoi ce changement est aussi fonction de cette fameuse première loi qui est la loi de l’inceste et la loi sur le sang ? Parce que la loi sur le sang, elle est aussi entachée actuellement de la loi très proche de la mort : la reproduction ayant été sous l’imputabilité de cette épée de Damoclès, ce fameux SIDA. Est-ce que cette loi du sang, qui est en train de devenir un rapport à la mort, ne pourrait pas expliquer cette position de la femme comme ‘copain’, dans la mesure où ce que vous disiez, dans l’histoire pour exister la femme ne peut plus se contenter d’être dans une soumission au mari et dans une culture qui la porte parce que les relations étaient bien hiérarchisées. Lorsque vous disiez tout à l’heure que le mariage permettait à la femme de trouver un soutien dans la famille du mari, on peut se poser la question : quel était ce soutien bourgeois qui permettait de rendre une existence facile quand elle était dans des rôles repérables? Et, j’ai envie de dire finalement : qu’importe qu’on soit autre ou pas autre, qu’importe l’essence même de la transmission. Comment transmettre ? A partir du moment où on prend comme point de référence l’occident, est-ce qu’on ne pourrait pas se permettre d’avoir les champs, grâce à Internet, grâce justement à cette mondialisation, d’essayer de repérer des façons d’être différentes ? Et moi, ce qui m’importe en tant que grand-mère maintenant, c’est, plus justement, cette façon d’être au monde, ce fameux ‘dasein’ de Heidegger, l’être là. Qu’importe si la sexualité change. Qu’importe si on a maintenant une possibilité de faire l’amour n’importe quand avec n’importe qui. Certes il y a ce monde de la virtualité, mais est-ce qu’il ne permet pas finalement une existence à des êtres sexués à qui on n’accorde pas une relation possible dans la réalité ? Je veux parler des personnes âgées qui sont dans un monde où le ‘jeunisme’ est absolument prédominant. Et alors donc, ma réflexion par rapport à cela, c’est est-ce qu’on ne pourrait pas penser pour une fois, dans ce fameux logos, dans ce fameux discours, cette façon d’appréhender les choses, est-ce qu’elle ne pourrait pas être aussi une façon de se dire : ailleurs on pense autrement ? Parce que ailleurs il existe un système de fonctionnement tribal par exemple où la mère, la grand-mère, la petite fille ont des liens que nous n’avons plus en occident. Peut-être que la question fondamentale serait plus à chercher dans le lien. Quels sont les liens que nous sommes prêts à réaliser pour être dans un état de reconnaissance les uns envers les autres.

Charles Melman :

Je vous remercie beaucoup Madame, mais avant de vous répondre je voudrais d’emblée attirer votre attention sur un point. C’est que, vous voyez, vous situez d’emblée ces remarques, par ailleurs excellentes, dans un contexte qui serait celui de défense d’une position par rapport à une autre. Ce n’est sûrement pas ce que, pour ma part, j’essaye de faire prévaloir. J’essaie seulement de présenter les éléments qui sont en jeu, tels que pour ma part je les vois, afin de les soumettre à une évaluation commune. Et si certains les voient autrement et m’éclairent sur ce qui m’échappe, je leur en suis reconnaissant. Il ne s’agit pas pour moi de juger. Ne serait-ce que, parce que si vous connaissiez le fond de ma position, vous sauriez que je trouve, et je l’ai dit tout à l’heure, que nous sommes dans une évolution passionnante, et dont il peut sortir beaucoup de bien, mais dont il peut sortir aussi beaucoup de mal, évidemment. Et qu’il peut ne pas être inintéressant d’essayer de prendre, dans la mesure de nos moyens, – je dirais- les dimensions de l’affaire.

Maintenant sur ce que vous dites. Vous avez raison de poser la question d’un point de vue philosophique et d’estimer que l’existence précède l’essence. Je serais facilement d’accord avec vous. Si ce n’est, justement, que ce dont se plaint une femme si régulièrement, c’est qu’on la prive d’exister, et qu’on la prend pour une chose, c’est-à-dire justement ce dont l’essence serait spécifiée. Et donc je crains que ce ‘dasein’, cet être-là que vous évoquez très justement, ne vienne, dans cette affaire, se résumer justement à ce ‘être là’ de son essence de chose, et ne vienne méconnaître ou passer à côté de la question de son existence. Qui n’est pas une question simple, puisque nous savons que c’est une vieille question métaphysique et religieuse, cette question de savoir si les femmes ont une âme, si elles existent.

Le point également que vous évoquez, celui de la soumission, je me permettrai d’attirer votre attention sur le fait que c’est une question complexe. Et qu’il y a une tradition littéraire et philosophique sur les rapports du maître et de l’esclave, et qui est capable de montrer que le maître du jeu c’est l’esclave. Et qu’en dernier ressort, c’est à lui qu’appartient le vrai pouvoir. De telle sorte que je suis toujours très prudent sur cette question de savoir qui est le soumis parce que, si vous voulez, dans ce qui serait mon abord de la question, je dirais que, aussi bien elle que lui, sont soumis à des déterminations qui les mènent. Même si elles ne sont pas identiques pour l’un et pour l’autre, mais qu’ils sont soumis l’un et l’autre, qu’ils obéissent les uns et les autres à des conduites qui se trouvent s’imposer à eux sans très bien savoir d’où elles viennent. Et là encore, comme je le disais, qui est le coupable ?

Vous évoquez cette question très difficile qui est celle de la transmission. Vous avez raison. Jusqu’ici c’était une question réservée en général à la transmission de père à fils, et dont on sait que c’est une question en ébullition aujourd’hui. Et y compris quand elle se fait par rebours c’est-à-dire du fils au père. C’est le fils qui apprend comment vivre à son père et les nouvelles règles de fonctionnement social. Mais, puisque vous êtes maman et grand-mère, vous savez quelle question si prenante est celle, pour une mère et pour sa fille, de la transmission de la féminité. Et que c’est une question ouverte, encore bien plus complexe et difficile que celle de la transmission de père à fils. Et en particulier dans l’interrogation qu’a la fille : ‘comment tu fais pour me transmettre ce qu’il en serait de la féminité puisque toi tu sembles en être là ?’. ‘Avoir ton ‘dasein ». ‘Et après moi, comment tu fais ?’ ‘Qu’est-ce que tu me donnes ?’ ‘Qu’est-ce que tu m’apprends ?’ ‘Qu’est-ce que tu acceptes ?’ etc…

Alors, quant à la nature du lien, sur quoi vous terminez votre remarque, oui, il faut observer bien sûr les liens tels qu’ils existent ailleurs. Assurément. Mais avec, hélas, – je dirais – cette vérification faite depuis longtemps, c’est qu’on ne peut pas dire que nous en trouvions quelque part qui puissent nous paraître résoudre la question. Si c’était le cas, il est certain que nous serions les premiers à les avoir depuis longtemps adoptés. Mais nous voyons des modalités différentes, des responsabilités différentes, etc… Ce qui constitue la richesse, la diversité des cultures humaines. Mais, même s’il y a toujours eu des fascinations de l’occidental pour des sociétés reculées, exotiques, isolées, insulaires, etc… on ne peut pas dire que cela ait pu être généralisable, ni même théorisable.

Voilà, si vous le voulez, ce que je me permettrais de répondre à vos questions ; et en espérant que vous voudrez bien justement les prendre comme la tentative de mettre sur l’échiquier les pièces qui nous concernent. Et dont nous ne sommes pas les joueurs, mais par lesquelles nous sommes joués, les uns et les autres, en se demandant : mais, quel est celui qui a monté un jeu pareil ?

Question de Mme H. :

Je me disais que la question que vous posez au fond est celle de la confrontation de l’identité masculine et de l’identité féminine. Est-ce qu’il faut imaginer pouvoir résoudre ce problème par la confrontation entre les deux ? Ou est-ce qu’on peut imaginer dépasser cette question par quelque chose qui serait de l’ordre du projet ? Sortir de l’identité pour rentrer dans un autre domaine ?

Charles Melman :

Je vous remercie infiniment Madame pour cette question parce qu’ elle illustre le fait que sur ces points, sur ces points-là, nous pouvons, je crois, dire que nous sommes restés les uns et les autres des grands ignorants. Je veux dire que les déterminations qui font que nous sommes pris de la sorte, ces déterminations, alors qu’elles sont établies, qu’elles sont recensées, qu’elles existent, on peut les trouver quand on va les chercher, nous continuons de ne pas vouloir les savoir, les connaître. Or, est-ce que partager le même savoir pour un homme et une femme sur ce que vont être les déterminations qui vont les régir dans leur union, est-ce que ce n’est pas du même coup exposer leurs réactions à être moins automatiques et soumises et relever d’avantage de l’écoute correcte, de la considération correcte faite du partenaire ? Je n’hésiterai pas à dire que le drame de nos couples, c’est que personne ne s’entend. On n’entend pas ce que dit l’autre. Parce qu’on n’entend jamais que ce que soi-même on peut déchiffrer. Et le déchiffrage, que chacun a, est toujours très égoïste. Forcément. Alors, ça ne veut pas dire qu’il faille devenir – loin de moi cette idée – et sûrement pas psychologue, psychanalyste, ou ni quoi que ce soit. Les couples de psychanalystes n’échappent aucunement au sort commun. Mais, il y a là une possibilité. Il y a là un savoir. Et qui n’est pas inintéressant. Et qui peut permettre à chacun de piger ce qui fait que, quand l’autre dit ceci, ou quand il est en colère, ou etc… ce n’est pas forcément à la valeur faciale, ni même – je dirais – comme une mise en cause personnelle qu’il faut régulièrement et automatiquement prendre l’affaire. Mais, qu’il s’agit pour l’un et pour l’autre, d’une contribution à cette espèce d’étrange pièce qu’ils improvisent l’un et l’autre, et qui – je dis bien – peut être déchiffrée. C’est une extraordinaire pièce, c’est une commedia dell’arte. Oui! Ils improvisent l’un et l’autre, sans savoir très bien ce qui va se dire, ce qui échappe. Alors, la commedia dell’arte ça se termine bien habituellement. Alors peut-être que, d’avoir une idée de la façon dont chacun est joué, si ça entre dans la culture, il n’est pas impossible que ça modifie la pièce. Ce n’est pas impossible. C’est à voir. Je n’en sais rien et je ne le verrai sans doute pas, mais on peut quand même penser que ça se produira. Nous ne serons pas toujours aussi – je dirais – primitifs. Puisque, écoutez, on en est toujours dans nos rapports conjugaux, on en est toujours à Aristophane. On n’a pas essentiellement bougé là-dessus. Et, c’est ça aussi qui est remarquable. C’est un point remarquable. Et, peut-être bien, peut-être bien que ça se fera ? Pourquoi pas ?

Charles Melman

Notes :

(*) retranscription par Pierre Coërchon

(1) ‘Je ne ferai aucune remarque en disant que…’