Abramowicz
07 novembre 2022

-

GENTIZON Jean-Michel
Hommages à Ch. Melman
image_print

Je dédie ce texte de Borgés à Charles Melman

Abramowicz

Cette nuit, non loin du haut de la colline Saint Pierre, une courageuse et heureuse musique grecque vient de nous révéler que la mort est plus invraisemblable que la vie et que par conséquent, l’âme perdure quand son corps est chaos. Ceci veut dire que Maria Kodama, Isabelle Monet et moi ne sommes pas trois, comme nous le croyons illusoirement. Nous sommes quatre, puisque tu es aussi avec nous, Maurice. Avec du vin rouge, nous avons bu à ta santé. Ta voix n’était pas nécessaire, ni l’effleurement de ta main, ni ta mémoire. Tu étais là, silencieux et sans doute souriant, percevant à quel point nous étonnait et émerveillait ce fait si singulier que personne ne peut mourir. Tu étais là, à notre côté, et avec toi les multitudes de ceux qui dorment avec leurs pères, comme on lit dans les pages de ta Bible. Avec toi est la foule des ombres qui burent dans la fosse devant Ulysse et Ulysse également et ainsi tous ceux qui furent. Tous étaient là, et aussi mes pères et aussi Héraclite et Yorick. Comment une femme ou un homme ou un enfant peuvent ils mourir, qui ont été tant de printemps et tant de feuilles, tant de livres et tant d’oiseaux et tant de matins et de nuits.

Cette nuit je peux pleurer comme un homme, je peux sentir que sur mes joues les larmes glissent, parce que je sais que sur Terre il n’y a pas une seule chose qui ne soit mortelle et qui ne projette son ombre. Cette nuit tu m’as dit sans paroles, Abramowicz, que nous devons entrer dans la mort comme qui entre dans une fête.

Les conjurés. J.L. BORGES
Traduction : Miguel-Angel Meizoso