A propos d'une postface
13 juillet 2002

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VEKEN Cyril
Textes
Lacan

1973. Nous sommes à l’époque du séminaire Encore. Peu après la parution des premiers numéros de Scilicet et de textes comme Lituraterre, pas bien loin de la conférence de Rome intitulée La Troisième. Le noeud borroméen vient de faire son apparition dans l’enseignement de Lacan et c’est à ce moment que paraît aux éditions du Seuil le premier des séminaires de Lacan à être publié, Les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse. Cette « poubellication » en forme de « bouquin » – la première depuis celle qu’il a intitulée Ecrits – fait partie des nombreuses tentatives, qu’elles soient d’ordre éditorial ou institutionnel à l’intérieur de son école, qui visent à assurer les conditions d’une transmission du discours que depuis plus de vingt ans il s’est mis en place d’articuler. Et, comme pour marquer l’événement et sa fonction particulière dans la transmission de ce discours, Lacan fait suivre le texte de ce séminaire, prononcé neuf ans plus tôt, d’une postface : le texte que nous nous proposons de commenter ici.


Ainsi se lira – ce bouquin je parie.
Ce ne sera pas comme mes Ecrits dont le livre s’achète : dit-on, mais c’est pour ne pas le lire.
[…] En écrivant Ecrits sur l’enveloppe du recueil, c’est ce que j’entendais moi-même m’en promettre : un écrit est fait pour ne pas se lire.

D’emblée, la dimension du pari. C’est que pour Lacan, la transmission du discours psychanalytique ne va pas de soi. Le pari que l’objet à apparence de livre que le lecteur a dans les mains au moment où il parcourt cette postface sera lu. Et aussitôt l’indication que si ce « bouquin » a des chances de pouvoir se lire, c’est justement que ce n’est pas un livre, et donc pas un écrit, puisque, nous dit Lacan, un écrit est fait pour ne pas se lire.

La distinction est ainsi faite tout de suite entre deux modes de transmission: des écrits (qui ne sont pas à lire) et autre chose, qui est à lire.

Il est certain qu’une telle façon de présenter les choses ne peut manquer de nous surprendre dans nos habitudes langagières: le sens commun, le bon sens ne veulent-ils pas que lire et écrire soient deux aspects d’une même chose ? Si je lis, c’est donc que c’est écrit; si c’est écrit, c’est donc que c’est à lire. Eh bien, non. Lacan introduit ici un écart, une différence qui vient rompre la symétrie réciproque entre ces deux notions. Et si nous voulons en savoir plus sur ce qu’il indique ainsi, il nous faudra le suivre dans son discours. En effet, s’il ne s’agissait que d’un paradoxe, d’une fantaisie qui lui était propre, alors à quoi bon heurter le sens commun ? En revanche, si cette ouverture peut nous mener à saisir quelque chose d’encore inaperçu, une dimension noyée dans le discours courant, alors il faut bien le suivre un peu plus avant pour voir où cela nous conduit.

Et Lacan persiste en effet:


Ce qu’on vient de lire, au moins est-ce supposé de ce que je le postface, n’est donc pas un écrit.

Mais de quoi s’agit-il alors ? Eh bien voilà : tout ce qui se présente sous forme graphique n’est pas nécessairement un écrit; tout ce qui se présente sous forme orale n’est pas forcément du parlé. Il en est bien ainsi puisque je peux aussi bien lire à haute voix un texte écrit, disons un article de loi ou un théorème de mathématique, sans pour autant lui faire perdre son caractère d’écrit, de même que je peux prendre en note quelque chose qui a été dit, sans pour autant lui faire perdre son caractère de parlé et encore moins lui donner statut d’écrit. L’expérience est facile à vérifier: enregistrez quelqu’un qui parle et mettez ce qu’a capté la bande magnétique sur papier; vous verrez alors que le résultat obtenu ne ressemble guère à de l’écrit.

Et c’est bien ce à quoi nous avons affaire ici, une transcription. C’est à dire qu’il s’agit de quelque chose qui a été proféré devant un auditoire et qui se trouve ici pour la première fois publié sous forme de « bouquin ». Mais, se demande le lecteur un peu bousculé par ce discours, n’est-ce pas précisément d’être transcrit que le séminaire peut devenir « lisible » ? Eh bien non ! Voici la définition que donne Lacan de ce qu’opère une transcription:


ce qui se lit passe à travers l’écriture en y restant indemne.

Pas moyen d’y échapper : si qui se lit peut passer à travers l’écriture en y restant indemne, c’est que ce qui se lit est indépendant de l’écriture, s’offre à la lecture dans un espace qui n’est pas celui de l’écrit, mais à travers lequel il peut passer en conservant ses propriétés d’être propre à lire. A ce point, il faut un peu d’aide pour concevoir ce qui peut être ainsi à lire qui ne soit pas du domaine de l’écrit. Et cette aide ne se fait pas attendre davantage:


Or ce qui se lit, c’est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à l’inconscient, soit à ce qui se lit avant tout.

Ce qui se lit est donc posé ici comme étant la propriété fondamentale de l’inconscient. De telle sorte que si l’inconscient est à lire, alors on comprend que ce soit de ce qui se lit que Lacan fasse son propos. Lire est donc à comprendre comme équivalent de déchiffrer, voire d’entendre, mais pourquoi alors employer ce signifiant plutôt qu’un autre ? S’agirait-il d’autre chose que ce que les psychanalystes ont l’habitude d’appeler écoute ? Décidément, voilà une façon bien spécieuse de s’exprimer… En tout cas, l’apparent paradoxe n’est pas résolu puisque le texte que nous sommes en train de lire n’est, lui non plus, pas un écrit:


Faut-il que j’insiste ? – Naturellement : puisqu’ici je n’écris pas. A le faire, je posteffacerais mon séminaire, je ne le postfacerais pas.
J’insisterai, comme il faut pour que ça se lise.

Voilà, grâce à l’insistance qu’y met Lacan, qu’apparaît quelque lumière: si le texte du séminaire qui précède cette postface n’est pas un écrit (fait pour ne pas se lire), mais une transcription qui laisse intact ce qui, du séminaire, est à lire, alors le border d’un écrit reviendrait, littéralement, à le posteffacer, c’est à dire à en gommer l’aspect de ce qui nous est présenté comme à lire parce que d’une autre nature qu’un écrit. Il y a donc lieu d’insister pour que ce dont il est ici question puisse se lire. Et ce dont il s’agit, ce qui se lit de ce que dit Lacan, ne se lit pas moins de ce que ce soit dit. C’est à savoir que c’est à partir de cette division inhérente au fait de dire qu’il y a à lire: d’une part ce qui est dit, et d’autre part le fait que ce soit dit. Où l’on pourra reconnaître ce qui ailleurs se présente comme la distinction entre énoncé et énonciation.

Et le travail pour rendre justice à ce que dit Lacan dans ce séminaire, le onzième dans la suite chronologique de son dire, mais le premier à être ainsi transcrit, semble l’avoir convaincu que

… ce qui se lit de ce que je dis, ne se dit pas moins de ce que je le dise. L’accent étant à mettre sur le dire, car le je peut bien encore courir.
Bref qu’il pourrait y avoir profit pour ce qui est de faire consistant le discours psychanalytique, à ce que je me fie à ce qu’on me relise.

Et si ce que ce « bouquin » met entre nos mains, c’est bien la possibilité d’une re-lecture, ceci suppose que nous commençons à entrer dans le discours où nous entraîne Lacan, à savoir que la première lecture est celle, non pas d’un écrit mais d’un dire. Et que c’est bien ce dire qu’il s’agit de retrouver lorsqu’on le relit. Et cette re-lecture va jouer un rôle tout à fait majeur dans ce qu’il pourra en être de la transmission du discours dit du psychanalyste. On notera à cet égard l’écho que trouve le »je parie » de l’incipit dans le « je me fie » de la phrase qui vient d’être citée. Toutefois, la mise en garde n’attend guère: attention à l’effet de poubellication, tout à fait propice à faire oublier ce qu’il peut y avoir à lire, surtout si on le met à la sauce universitaire, celle qui justement est de nature à gommer ce qui, dans cet enseignement, est à lire, c’est à dire ce qui s’y dit.


On ne peut douter par le temps que j’y mis de ce que l’issue me déplaise que j’ai qualifiée de poubellication. Mais qu’on p’oublie ce que je dis au point d’y mettre le tour universitaire, vaut bien que j’en marque ici l’incompatibilité.

Suivent alors quelques remarques sur le statut de l’écrit comme « pas à lire », dont la piste nous fait remonter à Joyce :


Y serais-je pour un peu, n’empêcherait pas que ce fut établi bien avant mes trouvailles, puisqu’après tout l’écrit comme pas à lire, c’est Joyce qui l’introduit, je ferais mieux de dire : l’intraduit, car à faire du mot traite au delà des langues, il ne se traduit qu’à peine, d’être partout également peu à lire.

On remarquera ici le jeu sur introduit/intraduit (qui rappelle ce que nous avons déjà pu voir plus haut avec postfacer/posteffacer ou encore publication/poubellication) dans lequel une variation d’une lettre (un a à la place d’un o) fournit l’occasion d’éclairer de façon étonnamment appropriée ce dont il est précisément question ici. En effet, et notamment avec Finnigan’s wake, Joyce pousse à sa pointe extrême cette façon d’écrire, mettant dans son texte des mots de plusieurs langues, intraduits, c’est à dire dans leur littéralité. Ce qui fait bien du mot « traite au delà des langues » autrement dit quelque chose qui, à la manière du nom propre, fonctionne en tant que lettre et fait « traite » c’est à dire offre la possibilité d’un effet de sens indépendant de la langue dans laquelle il a habituellement cours. Et cette littéralité, propriété fondamentale de l’écrit, se trouve effectivement peu à lire si l’on finit par convenir que ce n’est pas cela qui est à lire, mais ce qui, par ce moyen, eventuellement, se dit. Et nous pouvons entendre ici que c’est bien toujours de l’inconscient qu’il s’agit, cet inconscient « structuré comme un langage » mais qui ne se prête à être lu qu’à condition que, dans le transfert, le sujet parle. Car sinon, comment lire cette chose « structurée comme un langage » mais qui n’a d’autre moyen de se donner à lire que de se manifester – en tant que lettre – dans la parole et qui n’est pas plus à lire qu’un écrit qui serait voué à rester sans voix, c’est à dire lettre morte ?

C’est à ce point qu’apparaît l’indication de l’adresse du discours que tient ici Lacan, à savoir en premier lieu les psychanalystes.


Moi cependant vu à qui je parle, j’ai à ôter de ces têtes ce qu’elles croient tenir de l’école […]: soit qu’on apprenne à lire en s’alphabêtissant.

Etant donnée cette adresse, il est donc fondamental pour être entendu, ou, si l’on préfère, pour être lu, que ceux à qui l’on s’adresse parviennent à se déprendre de la confusion induite par l’école -et là encore admirons la façon dont le jeu de la lettre vient éclairer le propos- confusion entre apprendre à lire en s’alphabétisant et apprendre à lire en s’alphabêtissant. Et la dimension abêtissante de cette confusion, ainsi que « l’anorthographie » qui en résulte, ne peuvent apparaître au grand jour qu’à la condition de prendre la fonction de l’écrit pour un mode autre du parlant dans le langage. Ce qui est justement la question qui nous occupe ici, à savoir que la fonction du lire et celle de l’écrit ne correspondent pas au même mode du parlant dans le langage, d’où l’apparent paradoxe du départ: un écrit est fait pour ne pas se lire. Le repérage des lettres qui pour un sujet articulent son désir inconscient est donc affaire de lecture sans que cela suppose que ce qui est à lire soit un écrit. Il s’agit bien plutôt de ce qui est à lire dans la parole, avec les obstacles qui se présentent sur cette voie, et notamment pour l’analyste:


Ce ne serait déjà pas si mal que se lire s’entendît comme il convient là où l’on a le devoir d’interpréter

Ce devoir d’interpréter, qui est bien sûr la tâche de l’analyste, suppose donc que celui-ci soit un peu averti de ce dont il s’agit quand il est question de ce qui est à lire. D’autant que ce qui est à lire dans la parole, ce n’est pas ce qu’elle dit!


[…] voilà ce dont l’analyste sursaute passé le moment où il se poussah, ah! à se donner de l’écoute jusqu’à ne plus tenir debout.

Et reconnaissons qu’il y a de quoi sursauter! Ce à quoi mène le devoir d’interpréter, ce n’est donc pas se contenter d’écouter ce qui est dit au niveau où c’est dit et d’y chercher sens jusqu’à ne plus tenir debout, car en effet, ce qui est dit, ça ne tient pas debout.

Et voici alors ce à quoi les analystes se heurtent avant tout: leur propre résistance à entendre que « la vérité parle je » :


Intention, défi on se défile, défiant on se défend, refoule, renâcle, tout lui sera bon pour ne pas entendre que le « pourquoi me mens-tu à me dire le vrai? » de l’histoire qu’on dit juive de ce que c’y soit le moins bête qui parle n’en dit pas moins que c’est de n’être pas un livre de lecture que l’indicateur des chemins de fer est là le recours par quoi se lit Lemberg au lieu de Cracovie – ou bien encore que ce qui tranche en tout cas la question, c’est le billet que délivre la gare.

Mais la fonction de l’écrit ne fait pas alors l’indicateur, mais la voie même du chemin de fer. Et l’objet a tel que je l’écris c’est lui le rail par où en vient au plus-de-jouir ce dont s’habite, voire s’abrite la demande à interpréter.

Nous touchons ici à ce qui est si difficile à entendre et qui est justement ce sur quoi Lacan insiste tant pour le rendre lisible: l’indicateur des chemins de fer n’est pas un livre de lecture, mais un écrit. Et c’est le billet que délivre la gare – encore un écrit – qui vient trancher la question. Car la fonction de l’écrit se reconnaît, non pas à un livre (l’indicateur des chemins de fer), mais à la voie même du chemin de fer. Et l’on peut ainsi apercevoir qu’il en va de même pour ce que Lacan écrit comme objet a, à savoir le réel dont le symptôme est la manifestation, qu’il appelle ailleurs l’objet cause du désir et qu’il présente ici comme « le rail par où en vient au plus de jouir ce dont s’habite, voire s’abrite la demande à interpréter (donc à lire).

Après quelques remarques sur le signifiant et le cas si fascinant de l’écriture sino-japonaise et ses conséquences, le propos se poursuit par ce constat de l’effet produit par le genre de texte auquel est confronté celui qui les aborde :


Vous ne comprenez pas stécriture. Tant mieux, ce vous sera raison de l’expliquer. Et si ça reste en plan, vous en serez quitte pour l’embarras. Voyez, pour ce qui m’en reste, moi j’y survis.

De même qu’il a plus tôt été question de « ce bouquin », c’est maintenant « stécriture » (terme qui dans sa graphie donne à lire autre chose que ce qui en est écrit, à savoir la dimension de la parole à laquelle l’écrit ne parvient pas à rendre justice) qui vient tenter de faire entendre ce qui, dans ce qui se dit, est à lire. Et l’on pense alors à la fameuse phrase de l’Etourdit: « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ».

Mais l’important ici est sans nul doute l’indication de la nécessité d’expliquer ce que l’on ne comprend pas, que l’on ne peut d’ailleurs jamais comprendre entièrement puisque ça ne peut au mieux que « se mi-dire ». Et ce fait, « vous ne comprenez pas stécriture » est également invitation à ce que se développe ce qu’on appelle parfois « transfert de travail », c’est à dire l’occasion de se mettre en position d’expliquer ce qui ne manque pas de usciter un certain embarras. Embarras dont on remarquera que Lacan ne se prétend nullement indemne, mais simplement y survivre. Ce qui suppose la remise sans cesse sur l’ouvrage de l’effort d’expliquer stécriture, à savoir le discours psychanalytique. D’autant que l’embarras en question (avec sa dimension d’angoisse), il n’est pas si facile que cela de s’en débarrasser, moins en tout cas que de la personne qui, à un moment donné par son énonciation, peut en être à l’origine.


Ce qui me frappe quand je relis ce qui fut ma parole, c’est la sûreté qui me préserva de faire bêtise au regard de ce qui me vint depuis.
Le risque à chaque fois me paraît entier et c’est ce qui me fait fatigue […] si j’en réchappe, c’est que d’écrit j’ai plus que je n’écrois.

C’est donc d’être constamment sur la brèche d’avoir à expliquer ce discours à mesure que les formulations s’en articulent, que Lacan peut relire « ce qui fut ma parole » dans ce qui cette fois mérite pleinement le nom d’écrit. En effet, ce que la formulation Joycienne par laquelle ceci nous est dit nous permet d’entendre avec la condensation de croire et d’écrire dans écrois, c’est qu’il y a davantage d’écrit (au sens de suite littérale dont on peut s’attendre à ce qu’elle ait des effets dans le réel) dans certaines paroles que dans ce qu’on peut penser faire en écrivant. L’écrit en question, celui de stécriture comme de ce « bouquin », n’est donc à lire que dans la mesure où, comme Lacan le dira dans D’un discours qui ne serait pas du semblant, on saura le « paroler ».

Si bien que c’est toujours du signifiant que tombe la lettre, et non de la lettre que surgit le signifiant.


[…] ce qui s’impose du texte de la Genèse, c’est que d’ex nihilo rien ne s’y crée que du signifiant. Ce qui va de soi puisqu’en effet ça ne vaut pas plus.
L’inconvénient est qu’en dépende l’existence, soit ce dont seul le dire est témoin.

L’existence dépend du signifiant, et seul le dire est témoin de cette existence. Autrement dit, ce n’est pas de la « substance » que naît le signifiant, puisque, comme l’indique le « ça va de soi » dans lequel on peut entendre le « bas de soie » dont Napoléon disait à propos de Talleyrand qu’il lui servait de semblant, ce qui se crée d’ex nihilo ne vaut pas plus. Mais c’est tout de même de ce réel, et de la panique qu’il inspire du fait qu’il est justement ce dont il est impossible qu’on en parle, que surgissent toutes les substances que la philosophie vient proposer comme substituts à ce réel. Mais cela échoue bien sûr, ces substances, à leur donner la moindre existence, puisque ce dont dépend l’existence c’est de ce rien dont seul le dire est témoin.

D’où l’intérêt de poser que ce que Lacan nomme ici « stance par en dessous », à savoir le réel, marqué par l’impossible qu’on en parle, il se pourrait