À propos d'un retour au pays natal Remarques et hypothèses sur la langue créole et lalangue
03 janvier 2014

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WILTORD Jeanne
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Mon énoncé soulève deux questions :

– La première pour en interroger l’évidente certitude. Est-ce si sûr qu’en « grattant un peu », comme l’a dit Aimé Césaire, ou selon J-M Théodat, géographe haïtien, en prêtant « une écoute un peu attentive », on n’entendrait pas le créole à l’œuvre dans le français parlé par nombre d’Antillais ? Pouvons nous pour autant dire que la langue créole est une langue refoulée ? Certains psychanalystes, dont Jung, ont eu le fantasme qu’il y aurait dans l’Inconscient une langue positive, culturellement constituée qu’il suffirait de laisser parler pour que cesse le malaise et la souffrance subjective. C’est une position que Césaire et Fanon ont pu chacun soutenir dans certains de leurs écrits. Ce n’est pas celle de Lacan quand il relit Freud en prenant appui sur la linguistique de Saussure, pour élaborer ce qu’il a appelé sa « linguisterie ». Ce néologisme forgé par Lacan en réponse à Jakobson qui prétendait que tout ce qui relève du langage concerne la linguistique, fait entendre qu’à la différence de la psychanalyse, la linguistique n’aborde pas la question de la fondation du sujet de l’inconscient.

– La deuxième question interroge la gêne ressentie quand il s’agit d’articuler une parole en créole au cours d’une psychanalyse. Les psychanalystes antillais ont souligné le sentiment de connivence, de proximité qui pouvait s’instaurer dans la relation de transfert avec les patients eux-mêmes Antillais: « Vous comprenez… C’est comme ça chez nous ». « Langue malélevée », restée inconvenante avec l’image d’une « bonne éducation » dont la marque serait l’usage exclusif d’un français corseté d’où est traquée toute trace de créolisme, la langue créole serait-elle restée frappée d’un interdit parental ?

Extrait du poème « Hoquet » de Léon-Gontran Damas (poète Guyanais, fondateur du concept de Négritude avec Césaire et Senghor) :

« Vous ai-je ou non dit qu’il vous fallait parler français

Le français de France

Le français du français

Le français français

Désastre parlez moi du désastre parlez m’en »

En parler pour tenter d’aller au delà d’une position restée marquée par une souffrance subjective. Je partirai aujourd’hui de la réponse embarrassée d’un homme créolophone que je sollicitais afin qu’il dise tels qu’ils avaient été articulés, en créole, les propos qu’il traduisait habituellement en français au cours de sa psychanalyse : « je ne peux pas, c’est une langue trop proche, trop explicite ». Comment entendre ce « trop proche » ? Quel lien peut-il y avoir avec l’embarras à dire en créole au cours d’une psychanalyse ?

L’élaboration de l’embarras ressenti par l’usage du créole dans les cures peut éclairer « le même insoupçonné tourment » que cause aux Antillais, selon E. Glissant, l’usage de la langue créole et de la langue française. Ce « tourment » renvoie aux difficultés que peut rencontrer un locuteur pour trouver une assise symbolique et pour advenir comme sujet de son désir dans l’une ou l’autre langue. La française parlée n’offrant dans bien des cas qu’une assise moïque, sans que le sujet puisse y trouver une assise symbolique.

Le mot embarras vient de la langue portugaise d’où il est passé dans la langue espagnole. « Embarazo » désigne dans cette langue l’état de grossesse. À partir du 16ème ce mot passe de l’espagnol dans la langue française, où il est d’abord utilisé au pluriel, « les embarras » désignent « des obstacles qui entravent la circulation et qui s’opposent à l’action » ; plus tardivement il prend le sens figuré de « gêne résultant d’une situation difficile». En créole martiniquais « mwen embarasé » indique une gêne liée à une pesanteur au niveau de l’abdomen ; en créole guadeloupéen il semble que cette expression soit surtout employée au sens figuré de gêne.

Dans le séminaire l’Angoisse, Lacan situe l’embarras comme « la forme la plus légère de l’angoisse ». L’embarras est donc un affect qui, comme l’angoisse, est à situer au niveau du seul sujet qui concerne l’expérience de la psychanalyse, le sujet engendré par le jeu des signifiants.

En même temps que le sujet se constitue au lieu d’altérité radicale que Lacan a nommé Autre du langage, il se trouve divisé. L’écriture lacanienne du sujet, S barré, rend compte de cette division qui produit un reste, réel impossible à dire, perte de jouissance, que Lacan écrit objet a pour en reconnaître l’identité sous les diverses incidences où il peut nous apparaître et pour dégager l’objet en question dans la psychanalyse de toute référence à l’objectivité. Dans l’écriture lacanienne du sujet, la barre écrit un impossible, impossible pour celui qui a accès au langage d’atteindre la jouissance toute. L’embarras traduit une insoutenable pesanteur du sujet qui se trouve, au lieu de la barre qui le divise, dans une proximité avec l’objet a, proximité mal cadrée par la structure du fantasme (S barré poinçon a). C’est ce dont le sujet « se remparde » pour mettre un obstacle à la rencontre de l’objet a et au surgissement de l’angoisse dont les effets de déstructuration subjective peuvent être majeurs. La honte peut par exemple être une figure de l’embarras du sujet.

L’embarras à parler créole dans une psychanalyse fait entendre dans mon expérience, un moment de vacillement de la barre qui marque la division du sujet confronté à un « trop » de proximité de la langue elle même, à un moment de son analyse où un homme ou une femme est conduit à questionner en créole la position imaginaire qui le soutenait comme sujet dans sa relation au Autre maternel.

Comment entendre d’une position de psychanalyste, qu’une langue est « trop proche » ? Est-ce la structure de la langue créole qui la rendrait trop proche ? Comment situer l’Autre maternel dont la langue créole ferait surgir une trop grande proximité ?

Quand une langue parlée a une prise efficace sur le réel, quand elle a une « efficacité symbolique », ses locuteurs sont tranquilles en la parlant, tranquilles pour prendre le risque de penser, pour poser des actes, tranquilles dans leurs relations aux autres. Le fonctionnement signifiant de la langue créole ne produirait-il pas la perte de jouissance qui est une condition nécessaire à la fonction du signifiant de représenter le sujet ? Chaque langue organise en effet ce que Freud a appelé « refoulement originaire » un impossible à dire, trou lié à la structure du langage et qui se fonde du rejet originaire d’un signifiant qui ne reviendra jamais dans la chaine symbolique langagière (Autre symbolique). « Le refoulement originaire freudien est au principe du fonctionnement physiologique d’une langue » (C. Melman « Refoulement et déterminisme des névroses ») et « faute de ce refoulement, que Melman nomme refoulement réel, on bascule dans ce qu’on appelle l’obscénité ou la pornographie».

L’interprétation sexuelle de ce trou structurel dans l’Autre est liée à la mise en place pour un parlêtre de ce que la psychanalyse nomme phallus. Dans le fonctionnement physiologique de la langue créole, l’interprétation sexuelle de ce refoulement réel, structurel, serait-il problématique, ce qui ferait de cette langue une langue où l’obscénité serait en quelque sorte de structure ?

Pour continuer à déplier ces questions délicates et complexes, je ferai référence à ce que Lacan dit de l’embarras, plus de dix ans après le séminaire l’Angoisse, au cours du séminaire RSI. R, S, I, sont les 3 lettres qui écrivent pour Lacan, les dimensions du Réel, du Symbolique, de l’Imaginaire, dimensions hétérogènes l’une à l’autre auxquels le rapport au langage introduit les êtres qui parlent. À ces 3 dimensions hétérogènes, Lacan donne « commune mesure » en les nouant de façon borroméenne. Un nœud borroméen est un nouage particulier qui noue à 3 deux ronds qui ne sont pas noués ensemble mais qui tiennent ensemble par l’intervention d’un troisième rond. Dès lors que l’un des 3 ronds est coupé, chacun des ronds se sépare des autres.

Au cours du séminaire RSI, le 17/12/1974, avant de reprendre à partir de l’écriture borroméenne, l’élaboration du texte de Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse », Lacan interroge non pas le désir mais la jouissance « la jouissance en tant qu’elle intéresserait non pas l’Autre du signifiant mais l’Autre du corps » (RSI, 17/12/1974)… «un autre corps, nous avons beau l’étreindre, ce n’est rien de plus que le signe du plus extrême embarras ». Seule la pulsion qui morcelle le corps par la prise du langage sur l’organisme, peut donner accès au corps humain. Sans le fonctionnement pulsionnel, nous ne pouvons qu’éprouver le corps et ressentir la jouissance qui fait trou dans nos représentations, trou que signale l’embarras.

Les précédents séminaires avec C.Melman nous ont permis de souligner les conséquences délétères de la colonisation pour celles et ceux dont l’histoire personnelle s’est trouvée prise dans la colonisation. A. Césaire a parlé des conséquences « d’ensauvagement de la colonisation ». Ces conséquences sont repérables au plan subjectif, tant sur la dimension du désir que sur l’organisation du lien social. Ce qui caractérise en effet la colonisation esclavagiste et racialisée qui a donné naissance aux sociétés de la Martinique et de la Guadeloupe, est le privilège donné à un trait de différence imaginaire prélevé à partir de l’apparence du corps, la couleur de la peau, au détriment du trait symbolique introduit par le langage. La différence entre hommes et femmes s’est trouvée ainsi réduite à une différence entre Noirs et Blancs. Dans cette économie sociale coloniale, la place d’autorité symbolique organisée par la parole, que la psychanalyse nomme « place de maître », a été occupée par un maître colonial dont la puissance s’est exercée par une violence réelle.

Nées et structurées dans ce contexte de violence coloniale faite à la dimension du langage, les langues créoles présenteraient-elles une particularité de ce qui est « au principe du fonctionnement physiologique d’une langue » ? Pouvons nous soutenir que parler créole c’est parler une langue qui ne serait pas organisée par un refoulement originaire ? Pour reprendre les termes de Lacan, comment s’organise dans ces langues un réel, un impossible à dire, radicalement hors-sens, qui est la condition pour que se constitue le lieu d’où le sujet pourra trouver la possibilité d’émerger et d’où pourra se fonder son désir et l’autorité symbolique de sa parole ?

Avancer quelques éléments de réponse à ces questions, c’est d’abord souligner les conséquences qu’ont pu avoir sur l’évolution de ces langues, la décision de les exclure des lieux institutionnels de l’autorité symbolique, et en particulier – jusqu’à une date récente – des lieux de transmission des connaissances scolaires. Mais comme le faisait remarquer hier Alain Dorville, il ne suffit pas que soit maintenant accordée à ces langues à l’école une place quantitative (nombre de classes où l’enseignement se fait en créole), pour que soit réglées les questions subjectives complexes que leur usage dans une psychanalyse vient révéler.

Certains traits de la structuration des langues créoles me paraissent ici nécessaires à préciser.

Les conditions historiques De violence réelle où sont advenues les langues créoles ont eu une double conséquence : celle d’opérer pour les esclaves une rupture de la transmission des langues ancestrales qu’ils parlaient en Afrique, l’autre d’imposer une rupture au mode habituel selon lequel une langue se transmet, d’une mère à son enfant. Selon Albert Valdman, « au moins une génération d’esclaves s’est trouvée dans la situation de mettre à contribution la faculté de langage qui spécifie l’humanisation sans que cette faculté ait pu s’articuler dans une langue positive parlée ». C’est dans d’autres termes, ce qu’a pu dire Jean Bernabé en soulignant que les enfants ont « nativisé » ces langues dans les sociétés coloniales.

Ce contexte de violence colonial a mis en contact de façon inégalitaire et durable les langues à partir des quelles se sont structurés les créoles : langue française, dans l’usage populaire des parlers régionaux des colons venus de l’Ouest de la France (la langue parlée par les colons n’était pas le français académique) et langues parlées en Afrique de l’Ouest d’où étaient originaires dans leur majorité les esclaves transbordés en Martinique et en Guadeloupe. Dans l’hétérogénéité des langues parlées par les Africains réduits à l’esclavage, mon attention a été retenue par les langues dites langues à ton. En linguistique, le ton est une unité distinctive phonématique où la hauteur de la voix est un élément déterminant du sens d’un énoncé. A t-il pour autant valeur de signifiant tel que Lacan en a défini la fonction : celle de « représenter le sujet pour un autre signifiant » ? Avec le ton, “quelque chose” qui arrime la parole au corps me parait marquer de façon prévalente la structure distinctive phonématique dans le fonctionnement physiologique de ces langues africaines. Ce « quelque chose » qui met en jeu les qualités de modulations de la tonalité, de l’intensité de la voix en tant qu’elle porte la parole, n’est pas sans rapport avec ce que Lacan a nommé “jouissance”.

Dans les sociétés africaines, les rituels qui inscrivent les humains dans un ordre symbolique, sont indissociables d’interventions sur les corps qui sont alors peints, tatoués ou scarifiés. Il s’agit « d’inscrire l’ordre symbolique sur la face visible de la peau, de l’incarner en la marquant et en le faisant éprouver, souvent par la souffrance, dans la chair même des individus ». (Michel Thévoz, directeur du musée de l’Art Brut à Lausanne, « Le corps peint »). Qu’est devenu le rapport à la jouissance, pour les femmes et les hommes transbordés comme esclaves, sans les tatouages, les scarifications corporels, qui au cours des rituels, structuraient leur rapport au corps ?

Les créoles ne sont pas des langues à ton, mais à ce moment où je suis de mon travail, je propose l’hypothèse que les langues qui ont participé à leur structure ont marqué leur « fonctionnement physiologique » d’un rapport prévalent au corps et à la jouissance.

Parce que la lexification des langues créoles parlées aux Antilles s’est faite en majeure partie, à partir de la langue française, pouvons nous nous autoriser à faire de cette langue LA langue souche à partir de laquelle se sont structurés les langues créoles ? Avoir des mots suffit-il à avoir une langue ?

En évoquant son expérience d’apprentissage du créole martiniquais,, Marc Darmon a souligné qu’il avait rencontré une difficulté créée selon lui, par la proximité du Lexique du créole avec celui du français. « Ce qui est le plus facile ajoutait-il est d’apprendre le vocabulaire ». Quand Aaron Appelfeld venu d’Europe centrale, après des années d’errance dans les camps et dans la forêt ,parle de son rapport à l’hébreu à son arrivée, adolescent, en Israël, « On avait des mots mais pas de langue ».

À soutenir que les langues créoles sont des dialectes de la langue française, n’y a t-il pas pour les psychanalystes le risque de méconnaître les modalités multiples de jouissances qui se sont tressées dans la rencontre des langues à partir desquelles se sont structurés les créoles ? À orienter leur écoute dans la seule référence à une langue souche, les psychanalystes ne viennent-ils pas répéter la tentative, précédemment tentée par le projet d’assimilation, d’imposer par un coup de force la référence au UN ? N’y a t-il pas là un risque de réduire la transmission de la psychanalyse à l’importation d’un savoir constitué et de réduire au silence les tentatives balbutiantes d’élaboration à partir de la pratique ?

La fréquence de certains traits de la structure des créoles me paraissent importants à prendre en compte pour en préciser les conséquences subjectives :

– L’utilisation habituelle en créole martiniquais et guadeloupéen du mot « Kô », en français, « corps », pour marquer la forme pronominale réfléchie (par exemple, « zafè kô mwen », en français « tant pis pour moi » ; brinnin kôw, en français « presse toi ») et dans nombre d’expressions de ces créoles « i voyé ko ay en lè » qui traduit une excitation accompagnée de gestes démonstratifs ; « i fouté koy atè », en français « il est tombé brutalement ».

– La fréquence des onomatopées (création de mots par imitation de sons ou de bruit). Par exemple, « an blogodo », en français « un fracas » ; «blip », pour faire entendre le caractère brutal et brusque d’une action, se dit aussi de quelqu’un qui est brut dans ses manières ; « an voumtak », en français « un parapluie » ; « an bok », en français « un coup » et aussi « un affront » ; « an vonvon », en français « un bourdon » ; « tchip » sonorité très banalement usitée, produite par un mouvement d’aspiration qui met en jeu les joues, la langue, et qui marque le mépris ( vis à vis de quelqu’un ou d’un énoncé ).

– La fréquence des réduplications pour marquer l’intensité d’un énoncé « sé travay mwen ka travay », en français « je travaille beaucoup » ; « sé gwo i gwo », en français « il ou elle est obèse ». J.Bernabé en a souligné la fréquence dans les parlers populaires et dans l’usage enfantin de la langue. Comme l’a proposé C.Melman, nous pouvons entendre dans ces réduplications, une contrainte à la répétition, nécessaire pour assurer dans le fonctionnement physiologique des créoles la prise symbolique sur le réel .- L’importance du poids sonore des mots, du rythme, de la musicalité nécessiterait une élaboration précise de ce qui apparaît comme une nécessité de marquer le trait qui vient faire coupure dans la langue créole. Parce que dit Lacan, « La poésie c’est le forçage par où un psychanalyste peut faire sonner autre chose que le sens », écoutons ce que dit Aimé Césaire de la fonction majeure du rythme dans son oeuvre poétique ‘le rythme antérieur à la parole, au mot qu'il appelle et apprivoise, séduit et nécessite, j'y vois la forme du poème ; mieux que la forme (mot ambigu), c'est sa structure, son projet dictant…’.

– Importance de l’intonation comme marqueur de l’intensité d’un énoncé : « yè au swè mwen fè an manjé », où le ton du « an » est moyen, en français « hier soir j’ai fait un repas » et « yè au swè mwen fè han manjé » où le ton sur le « han » est haut et prolongé, « hier soir j’ai fait un sacré bon repas » ; elle peut modifier dans certains cas la signification d’un mot : « anhan et an-an » = « oui et non » en français.

Si comme nous le rappelait Cyril Veken, à Sainte-Anne, « la structure d’une langue fait la place du sujet AVANT même que le sujet puisse y surgir », on peut se demander par quels mécanismes « le fonctionnement physiologique » du créole peut faire la place d’où ceux qui parlent dans une psychanalyse, pourraient être engendrés comme sujet. On peut se demander si l’embarras ressenti pour parler cette langue dans une cure psychanalytique n’indique pas la proximité d’une jouissance qui n’est pas marquée par le mécanisme refoulement. Les psychanalystes ont à être attentifs à certaines positions dans le rapport à l’objet, par exemple à la « pratique nécessaire du détour » que souligne Glissant et dont il est question dans mon texte « Débouya pa péché » paru en 1999 dans la revue guadeloupéenne « Dérades ». Les pratiques socialisées du « débouya pa péché », du « konpèlapinisme » ou du « siyak » ne seraient – elles pas alors des stratégies d’esquive nécessaires quand l’objet a gardé statut de satisfaction imaginaire, objet à prendre ou à donner. Trouvailles du sujet quand au cours d’une cure, le remaniement de sa position, nécessaire pour structurer son désir, le confronte au manque.

Quand il reprend l’élaboration du Réel avec l’écriture du nœud borroméen et qu’il fait retour sur l’énoncé « l’inconscient est structuré comme un langage », Lacan distingue lalangue du langage. Le langage, objet de la linguistique, est une « élucubration de savoir sur la langue ».

Avec lalangue, nous pouvons penser le rapport à la dimension symbolique qui participe à la structure de la langue créole, en d’autres termes qu’en termes de « dégradation « ou de « déficit » qui font entendre une référence à un symbolique idéalisé. Lalangue, écrit en un mot à partir d’un lapsus (qui fait entendre à Lacan un savoir insu de la langue). « C’est évidemment que j’avais mis à jour le terme de Saussure de la langue que j’écrirai en un seul mot lalangue… qui n’a rien à faire avec un dictionnaire quel qu’il soit ». Lalangue est pour Lacan, un registre de fonctionnement langagier qui est repérable dans toutes les langues avant que les mots n’aient acquis leur sens établi, avant que les mots n’aient acquis une fonction signifiante de représentation. Elle vient du « sonore reçu dans l’entendu » et ne réfère pas au sens convenu des mots d’une langue et « articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant peut supporter de savoir énoncé ». Lalangue porte la marque de la prosodie, de la structuration rythmique d’une langue parlée telles qu’elles s’entendent par exemple dans les paroles qu’une mère adresse à son nourrisson, paroles marquées de la jouissance du rapport au corps. Elle fonctionne dans les lallations émises par le bébé et est une condition de son accès à un registre langagier structuré par le refoulement. Lalangue porte donc la marque de l’Autre maternel comme corps de jouissance et a d’emblée des effets de jouissance sur le corps.

Dans « La Troisième », Lacan réfère lalangue à l’expérience inconsciente d’un groupe social. Lalangue est «… faite du jouir même… c’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente ». C’est un dépôt de jouissance, réel, transmis par l’expérience des femmes, que l’histoire a pétrifié dans un lien social donné.

Cette référence à la jouissance de lalangue, pétrifiée, déposée du maniement d’un groupe de son expérience inconsciente, me paraît pouvoir rendre mieux lisibles certaines questions que nous nous posons à propos des langues créoles. L’expérience inconsciente des sociétés antillaises ne maintiendrait-elle pas dans la structure des langues créoles un rapport à une jouissance pétrifiée qui rendrait problématique la place que peut ménager ces langues au sujet ? C’est cette jouissance pétrifiée qui insiste dans le malaise social où la référence aux békés et à l’esclavage garde une force virulente, dont le refoulement reste impossible. Ce refoulement impossible renvoie à une interprétation traumatique – qui n’est pas une interprétation phallique sexuelle – du trou dans le fonctionnement physiologique de la langue créole.

« Une pychanalyse est-elle en mesure et autrement que la religion, de faire prévaloir le pacte symbolique sur le traumatisme quand c’est lui qui fait jouissance ? » nous interrogeait C. Melman en Martinique. Quand une histoire personnelle s’est trouvée prise dans une violence qui a fait traumatisme, une psychanalyse peut-elle introduire le sujet à une relation apaisée à la jouissance ?

Les réponses que les psychanalystes pourront apporter à ces questions seront décisives. C’est selon moi, un enjeu majeur de la transmission de la psychanalyse dans les sociétés antillaises à propos desquelles J-L Romana disait « Le gros problème c’est que nous n’avons jamais fait le deuil de cette période » (film « La Guadeloupe une colonie française ? »). Encore faut-il que les élaborations théoriques qui sont transmises aux psychanalystes ne soient pas entendues comme un savoir constitué, comme une théorie pleine qui exclurait toute possibilité de questionnement, mais comme des appuis qui pourraient rendre enfin possible une lecture sérieuse des questions complexes auxquelles les langues créoles, même « muettes », posent à la pratique de la psychanalyse.