A propos du livre d'Irène Némirovsky, Suite française"
23 février 2005

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Notes de lecture

La vérité a structure de fiction. Le dernier roman d’Irène Némirovsky, Suite française, donne ainsi à entendre ce que fut la fuite éperdue des Français au dur moment de la défaite en 1939, lorsque l’occupant allemand prenait possession des villes et des campagnes. Écrit après la débâcle et juste avant sa déportation à Auschwitz ce texte résonne comme le témoignage d’un acteur de l’histoire qui voit avec lucidité se déliter devant elle le pacte républicain et le nouveau lien social trouver dans la lâcheté un repos, le repos du guerrier vaincu. Irène Némirovsky construit son travail d’enquêteur comme ce morceau musical qu’elle choisit pour titre de son oeuvre : elle tresse de multiples récits qui d’un chapitre à l’autre se suivent et s’enchevêtrent et rend lisible la cohérence de ce désordre qui saisit la France au moment même de l’invasion. Ici c’est une famille bourgeoise qui perd en route son patriarche, là c’est un nanti qui s’étonne d’être traité comme n’importe qui dans la débâcle et qui vole à un jeune couple innocent de l’essence pour continuer sa route, ici encore c’est une grisette qui au premier jour de l’occupation fait bon accueil aux militaires nazis, ici enfin un jeune fuit les siens pour rejoindre l’armée française en perdition et tenter sans succès d’arrêter les Allemands. Elle décrit en même temps ces longues cohortes de fuyards sur la route encombrée que la terreur étreint, mitraillées par l’aviation ennemie.

Ce livre est fait du pullulement des circonstances singulières qui contribuent à façonner l’esprit d’une nation tétanisée par la peur. Il montre que la défaite est la résultante d’une renonciation collective aux idéaux démocratiques au nom d’intérêts catégoriels ou contingents.

Le style d’Irène est sans apprêt. Il est de la même facture classique que celui de ce roman réaliste qu’elle avait appris à aimer dans sa jeunesse et son enfance ukrainienne. Il montre qu’en traitant la langue française comme sa langue maternelle, Irène Némirovsky a enrichi la littérature d’une oeuvre capitale. Le regard qu’elle porte sur la France est celui des juifs de l’Est migrants du début du siècle qui avaient épousé les idéaux des Lumières et de la République et qui aimaient la France comme leur patrie spirituelle. En y renonçant, la France les a abandonnés et les a déportés. Irène Némirovsky est assassinée à Auschwitz en 1942.