Il est évident qu'il se passe quelque chose de nouveau du côté des femmes, de leur réussite et qui émerge non pas comme une revanche ou une revendication de la parité mais plutôt du côté de l'apaisement, dans le respect de la différence homme-femme. Non je ne vais pas aborder un sujet qui fâche, celui des femmes sur le terrain politique. Je ne vais parler ni de Ségolène ni de MAM. Pensez-en ce que vous voulez…
Je veux parler du merveilleux et grand livre de notre collègue Hélène L'Heuillet qui honore notre Association (pas seulement freudienne comme il est dit dans la quatrième de couverture) mais bien lacanienne. Elle ne récuse pas Lacan loin de là, elle le cite abondamment et avec une particulière compétence. La psychanalyse est un humanisme (1) répond parfaitement à son objectif. Je ne sais pas si j'admire le plus la beauté, la limpidité de la langue ou l'extrême clarté de la démonstration. C'est superbe et efficace. Elle cultive l'éthique du bien dire dont elle nous dit que c'est dans la cure psychanalytique que nous pouvons la découvrir. ‘C'est parce que le sujet de l'inconscient cherche à se faire reconnaître que cet étrange sujet marqué du sceau du langage apprend par la psychanalyse à le considérer comme la plus haute valeur’.
Hélène L'Heuillet parle du sujet actuel qui n'est plus le même qu'au temps de Freud, ni même de Lacan, le sujet ‘sans domicile fixe’ dont parle Charles Melman dans L'homme sans gravité. Cet être qui n'arrive pas à trouver sa place, la psychanalyse le prend en compte, et lui fait crédit d'un savoir sur ce qui le tourmente. Ce qu'un sujet qui entre en analyse découvre, c'est un savoir jusque-là ignoré de lui-même sur ce qui lui importe le plus: le savoir des questions propres qui orientent son existence et le désir, à nul autre pareil qui le conduit dans la vie. Le savoir qui émerge d'une analyse restitue au sujet la propriété et la jouissance de sa propre existence. Elle lui fait connaître un bonheur étrange, car ce n'est pas un bonheur qui procède par comblement. Un sujet pour être heureux ne peut compter que sur lui-même et ne peut espérer supprimer le réel de la rencontre, le heurt bon ou mauvais avec ce qui nous tombe dessus.
L'humanisme pour Hélène L'Heuillet est d'ordre éthique. Il consiste à toujours considérer l'homme comme un sujet et à ne jamais le réduire entièrement à un objet. Aujourd'hui souligner la portée éthique de la psychanalyse est une dimension de l'enseignement de Lacan que la mode structuraliste a occultée, c'est aussi la distinguer du matérialisme neurologique qui réduit les expressions subjectives à des connexions neuronales.
Il y a près de 50 ans, Lacan à la fin de son texte pour un congrès sur la sexualité féminine, se posait la question de savoir si ce n'était pas par les femmes que le statut du mariage se maintenait dans notre culture… Cette remarque nous paraît maintenant hors de propos. Les femmes sont les premières à demander le divorce. La législation a évolué qui réduit la demande de divorce à une simple formalité. Élever un enfant seule est un risque que les femmes n'hésitent pas à prendre. Il y a dissociation pour elle comme pour les hommes entre mariage, vie sexuelle et maternité. Les femmes frigides sont plus rares, mais on signale les pannes du désir plus fréquentes chez les hommes : les femmes de cette façon peuvent se poser en victimes de la castration. La satisfaction sexuelle apparaît comme une exigence si justifiée qu'elle est devenue l'objet d'un discours public qui n'a plus rien d'intime. À ce droit à la jouissance sexuelle, à cette revendication de l'orgasme s'ajoute la longue liste des droits du sujet moderne quand il s'agit de conquérir le savoir et le pouvoir.
Nous sommes loin du temps où l'unique substitut phallique réclamé par les femmes était l'enfant à venir. L'enfant continue à avoir pour fonction de satisfaire à l'aspiration à l'avoir phallique des mères. ‘Être le phallus’ passe au second plan. C'était le garant jusque-là d'une jouissance dans la relation sexuelle. Maintenant les femmes modernes suscitent chez leur partenaire une certaine inquiétude. L'idée que les femmes éprouvent une jouissance Autre qui ne tombe pas sous le coup des discontinuités de la jouissance phallique et qu'elles ont accès à une jouissance que les hommes ignorent, ne les rassure pas. Enfin les nouvelles libertés placent les femmes en position de se faire juge de ce que doit être un bon père. Il leur semble que leur responsabilité maternelle s'en trouve majorée ; elle se suppose savoir mieux que lui ce qu'est un vrai père.
Je fais ce rappel pour donner toute son importance à la dernière partie du livre d'Hélène l'Heuillet qui porte sur l'ordre symbolique. Le symbole est toujours symbole d'une absence. Le symbole évide le Réel, il creuse un trou dans la compacité du Réel. Un sujet pour être heureux ne peut compter que sur lui-même. Ce n'est pas l'objet supposé satisfaisant qui peut guérir le sujet du désespoir. Il est impossible d'être heureux sans respecter la part de défaillance, de manque, d'incomplétude de nos actes. Si nos actes les plus réussis sont nos actes manqués, c'est que pour nous toute rencontre est marquée du caractère du ratage.
L'expérience de la psychanalyse est une expérience qui apprend au sujet à respecter son symptôme. Selon Lacan, la découverte de Freud dans son ensemble, réside dans la découverte des effets du symbolique sur le sujet. La signification de l'ordre symbolique est avant tout sexuelle. Si l'inconscient a un sens sexuel c'est que nous-mêmes sommes marqués, dès avant notre naissance par des signifiants qui évident le réel et nous font par là même désirants.
Lacan s'écarte de Freud comme du féminisme (2). Si pour lui, c'est le phallus qui est l'opérateur de la jouissance, car il sépare et il relie, c'est lui qui est symbolique et non l'organe réel. La compréhension de la jouissance féminine en sort changée, elle qui restait si obscure à Freud. La jouissance féminine est d'une autre nature que la jouissance purement phallique. Ce n'est pas au nom du progrès de l'égalité mais en vertu des effets du symbolique que la place de la femme est pensée par Lacan.
Charles Melman dans L'homme sans gravité nous dit qu'on peut attribuer une date précise à l'investissement de l'inconscient : la fin de la Première Guerre Mondiale. Après cette saignée collective, une aspiration à la jouissance individuelle a permis le succès de la psychanalyse. Cette indication m'est précieuse pour situer l'intérêt du film le plus réussi de l'année qui vient de se terminer (3). Ce film, dont la réalisatrice est une femme, est tiré d'un roman des années 20 qui fit scandale, est traité par elle d'une manière complètement neuve. Pascale Ferran avec ce film a retenu toute mon attention comme Hélène L'Heuillet l'a fait avec son livre.
L'amant de lady Chatterley est un film sur le désir, qui ne se ramène pas à une simple idylle forestière. C'est le cinéma de l'émotion et du lyrisme. Il est la manifestation éclatante de la nature créatrice de Pascale Ferran. Constance, lady Chatterley, est une toute jeune femme qui a vu revenir de la guerre un mari mutilé dont tout le bas du corps ne fonctionne plus. Elle sera longtemps l'infirmière attentive de son époux. Elle supportera la frustration de ne connaître ni l'amour ni les joies de la maternité. Tout juste s'autorise t-elle à marcher à petits pas à travers la forêt jusqu'à ce qu'elle rencontre le garde-chasse Parkin. Cette rencontre est montrée comme des retrouvailles. Parkin l'observe silencieusement et lui fait découvrir… la naissance des poussins tout juste éclos de la poule faisane. Le grand sujet c'est l'amour comme invention, comme création. Constance et Parkin inventent quelque chose qui est unique, une relation où Constance saura prendre l'initiative à son tour.
Elle va porter remède au malheur de son époux rendu infirme par les horreurs de la guerre en lui apportant l'enfant qu'il n'a pas pu lui donner. Dire sa vérité de sujet se trouve dans son inconscient. L'inconscient peut être comparé à un texte, elle l'assume, elle est responsable de son symptôme et elle trouvera le moyen d'accepter l'impossible de son existence. Dans une dernière scène, Pascale Ferran la montre, en larmes, inventant une dernière preuve d'amour pour Parkin qu'elle aime et dont elle doit se séparer : ‘tu peux aller voir d'autres femmes, si tu en as envie… Mais il faut que ton coeur reste doux, comme ça je pourrai toujours te retrouver…’
Cette solution très moderne à ce problème à première vue inextricable m'a semblé particulièrement humaine et plus représentative de notre vérité de sujet. L'ordre humain, par ce qu'il relève du symbolique, passe par la reconnaissance de la défaillance. L'enfant de Lord Chatterley sera son fils légitime. Ce n'est pas au nom du progrès de l'égalité, mais en vertu de la prise en compte des effets du symbolique que la place de Constance est celle d'une femme, d'une épouse et d'une mère.
Notes :
(1) La psychanalyse est un humanisme, Hélène L'Heuillet, paru chez Grasset dans la collection Nouveau Collège de Philosophie.
(2) J'ai relu à cette occasion le livre de Colette Soler Ce que Lacan disait des femmes, paru aux éditions du Champ Freudien.
(3) Il a été élu meilleur film de l'année par les spectateurs (enquête des Cahiers du Cinéma). Marna Hands et Jean Louis Coulloc'h en sont les interprètes exceptionnels.
Denise Vincent