Bernard Vandermersch qui assure depuis de nombreuses années une présentation de malade dans un service de psychiatrie, aurait pu facilement nous proposer un florilège de cas « intéressants », » typiques », ou « illustratifs ». Ce n’est pas le choix qui a été fait ; le parti a été pris de ne pas trier, de ne rien éliminer, et de rapporter tous les cas présentés au cours d’une année et seulement ceux-là. C’est dire qu’en lisant ce livre on est bien dans les conditions de la pratique : on a affaire à ce qui se présente, on doit se débrouiller avec, et on constate une fois de plus que chaque cas est intéressant dès lors qu’on s’y met.
La structure du livre fait que lecteur se trouve intéressé au travail qui se déroule en plusieurs temps. Premier temps : présentation de malade, suivie de questions et de commentaires à chaud. Deuxième temps : la semaine suivante, élaboration du cas par quelques participants (ces élaborations ne figurent que très partiellement ou indirectement dans le livre, on peut le regretter mais le volume, déjà épais, en aurait été doublé…) et reprise par B. Vandermersch puis nouvelles questions. Seules quelques rares notes ont été rédigées après-coup pour nuancer certains propos.
Dans ces conditions on participe véritablement à un séminaire, et comme les participants de l’époque, on se prend à formuler des questions. Trois conférences substantielles et un glossaire complètent le livre.
On remarquera que le travail se distingue de celui du « trait-du-cas » mis en oeuvre de longue date à Sainte-Anne par Marcel Czermak à qui B. Vandermersch rend hommage ( on sait que diverses publications et en particulier le premier volume de cette même collection attestent des résultats souvent remarquables obtenus par la méthode du « trait-du-cas » ). Ici le travail porte aussi, bien sûr, sur le particulier du cas, au plus près du texte de la présentation, mais il s’y ajoute un travail de conceptualisation qui va de ce particulier au général.
Le titre du livre l’indique, il s’agit d’un enseignement de clinique lacanienne. Cette clinique, on le sait, ne se coupe pas de la clinique psychiatrique classique, mais cherche à la prolonger et à l’approfondir. B. Vandermersch insiste sur la position du praticien : « il est illusoire, écrit-il, de chercher à stériliser le champ clinique pour le débarrasser de la subjectivité du médecin. Il faut plutôt mettre celui-ci à la tâche de faire apparaître la condition du sujet interrogé « . D’où des remarques et des mises en garde toujours utiles car, névrosés, nous oublions trop facilement à quoi nous soumettent le refoulement et le fantasme.
» Vous aviez compris il y a une seconde ! Mais le drame c’est que vous, vous n’êtes pas psychotique, vous ne comprenez plus. Ca vous a échappé et vous n’arrivez plus à mettre la main dessus et même si vous y arriviez ce ne serait plus avec le poinçon de cette fois-là ». « Je vous mets en garde : nous sommes entrain de déchiffrer un cas. Le problème est que pour ça nous nous servons de notre fantasme. Notre fantasme est très valable pour interpréter : il nous donne quelque chose, mais malheureusement qui n’est valable que pour nous ».
Ces limites de la compréhension et de l’intuition justifient ce qui n’est pas simple référence, mais une pratique effective, celle de la logique et de la topologie. C’est la topologie du cross-cap qui est privilégiée par B. Vandermersch et depuis longtemps. On ne s’étonnera donc pas que dans ce travail qui concerne, on s’en doute, principalement des psychotiques, la question de la constitution du sujet et donc du fantasme serve régulièrement au repérage.
La conceptualisation est une visée explicite mais qui n’oublie pas ce que le statut du signifiant impose comme travail de la langue. » Comme toujours, souligne l’auteur, un mot tend à faire concept, c’est-à-dire à attraper quelque chose. Mais on sait bien que de deux choses l’une :
– ou le concept attrape quelque chose et alors malheureusement, comme le langage est une surface topologique (et non géométrique) le disque que le concept enferme peut se réduire à un point : vous cernez une zone mais elle peut se réduire à rien, le concept peut se vider. Répétez 50 fois le même mot, vous vous apercevrez tout à coup qu’il ne veut plus rien dire
– ou alors c’est un signifiant et à ce moment-là il ne peut être réduit à rien, mais il équivaut à son contraire, au moins dans tous les cas il est différent de lui-même « .
Beaucoup le savent, l’ironie et les anecdotes ne sont jamais bannies des interventions de B. Vandermersch. Le style est rigoureux tout en étant imagé. Les formulations sont heureuses et revivifient les concepts. En voici quelques unes.
Sur le signifiant : » L’idée spontanée qu’on se fait du langage c’est qu’il est fait de mots les uns à coté des autres, de signifiants extérieurs les uns aux autres. Mais comme le signifiant n’est qu’une différence d’avec les autres, tout ça ça colle et un signifiant c’est ce qui se découpe du reste. Ca se découpe le temps de dire et ça retombe dans la colle commune…il n’y a pas d’autre issue « .
Sur le sujet : » Produit de la parole, il n’y figure que sous la forme de traces grammaticales, de lapsus. En tant que sujet, il est manque de signifiant. Φ peut se lire aussi comme : un signifiant qui manque. »
Sur le fantasme : » On a une oscillation entre une signifiance lestée par un objet inaperçu – hors de toute représentation – et un quantum de jouissance attendue, entr’aperçue dans l’intervalle entre deux signifiants – jouissance partielle. «
On trouvera des élaborations originales, par exemple sur la paranoïa entendue comme forclusion de la causalité. » La paranoïa c’est une forclusion du hasard et de la causalité subjective par la même occasion. Intuitivement, nous savons que quelque chose cloche dans la perfection du langage et c’est cette intuition qui manque dans la paranoïa. Ce que je dis c’est que chez le paranoïaque manque la notion même de la cause et que ce qu’il cherche ce n’est pas tant la cause des choses – il la connaît déjà – que des preuves qui peuvent figurer dans un texte, dans une parole. «
Ce livre offre la possibilité de divers trajets de lecture et le plaisir que B. Vandermersch évoque dès la deuxième de couverture ( » la présentation de malade offre le plaisir de se rencontrer autour d’un travail de recherche clinique qui prenne son temps… ») est toujours au rendez-vous.
Valentin Nusinovici