Réalisateur et scénariste : Florian Henckel von Donnersmarck
Avec Ulrich Mühe, Martina Gedeck, Sebastian Koch
Allemagne, 2006
Sorti en Allemagne en mars 2006, La vie des autres y a d’abord reçu un accueil mitigé et surtout déclenché une polémique qui se logea automatiquement dans la division est ouest dont elle tira sa virulence : comment un jeune homme (le réalisateur auteur du film n’a que 35 ans) né à Cologne, à l’ouest, qui tourne un film avec du financement du Land de Bavière peut-il prétendre dire quelque chose de ce qui se passait en RDA ? "Ce n’est pas vrai, ça ne se passait pas comme ça" furent les premiers commentaires acerbes venant en particulier de ceux qui furent les intellectuels officiels du régime et, si le film ne fut pas sélectionné pour le festival de Berlin de 2006, ce fut pour des raisons de consensus politique au niveau du comité de sélection. Ceux qui s’y opposèrent violemment craignaient que ce film, qui est une fiction, ne passe pour un documentaire sur la vie en ex-RDA d’où leur souci de faire savoir que la vérité historique était bafouée. Le parti pris de réalisateur de soigner la reconstitution historique -le gris désespérant des Plattenbau, les rares trabi dans les rues vides et les berlines du gouvernement, la précision des scènes d’interrogatoire- jusqu’à tourner dans les anciens locaux de la Stasi à Berlin ont pu donner l’illusion que tout cela avait existé réellement tel qu’il le montrait. La question classique concernant la capacité du cinéma à rendre compte de l’histoire récente voire immédiate était à nouveau posée et débattue. Tout cela n’empêcha pas, sur la durée, le film de faire carrière en Allemagne et de gagner non seulement des prix du Land de Bavière mais aussi le grand prix du film allemand. Le succès rencontré en France, en Italie et aux USA où il reçut l’oscar 2007 du meilleur film étranger mérite quelques remarques. Ce film, qu’il est difficile de prendre pour un documentaire, raconte une histoire de la manière la plus classique qui soit. C’est une histoire dans l’Histoire dont le récit, d’un déroulement linéaire simple, sollicite le spectateur à la place la plus traditionnelle et la plus efficace : celle du voyeur de celui qui écoute la vie des autres. Il y a ainsi un montage en 3 strates :
Dès lors, de cette place, le spectateur est pris dans un jeu d’identifications imaginaires variables qui rendent possible l’empathie, l’émotion, la crainte, toute la gamme des sentiments qu’on peut éprouver au cinéma et qui nous font dire que le film était bien et qu’on y a passé un bon moment. D’autant que le suspens de l’histoire est garanti en quelque sorte d’une fin heureuse connue d’avance : la chute du mur et l’écroulement massif en quelques semaines de tout le bloc de l’Est.
Ce film conforte aussi le spectateur français d’être à la bonne place : en effet c’est un film de proximité, de proximité géographique (l’Allemagne notre voisin) et de proximité historique (l’histoire commence en 1984 et se termine en octobre 1989). C’est une proximité familière MAIS ce n’est pas nous, c’est très justement la vie des autres. L’altérité de la proximité me semble être un des ressorts du film pour les spectateurs français comme elle est au coeur d’ailleurs des relations franco-allemandes.
La force de la fiction est de donner à Wiesler, l’agent de la Stasi, personnage sans existence propre et sans humour, une épaisseur qui tient justement à la manière dont il s’est fait l’objet obéissant d’un système de terreur et de répression dans lequel plus personne ne croit vraiment; système qui est épuisé déliquescent et qui, le spectateur le sait, s’effondrera bientôt. Cet épuisement, ce pourrissement du système est aussi ce qui infiltre la vie des intellectuels artistes officiels qui étaient les protégés les porte paroles de ce régime. Plus personne n’y croit, ni l’auteur d’une pièce convenue ennuyeuse, ni l’actrice, ni leurs amis ni celui qui les surveille. Le système politique est à bout de course et les Witz à la cantine de la Stasi ou le petit garçon qui interpelle Wiesler dans l’ascenseur en lui demandant s’il est vraiment de la Stasi en témoignent. Certains critiques ont pu lire dans le film "la conversion" d’un homme de la Stasi au contact de l’art. Qu’il s’agisse du talent de l’actrice, des poèmes de Brecht, de la sonate de Beethoven, l’Apassionata, le réalisateur ne mégote pas son recours au fonds commun de la Kultur ; et cette interprétation est probablement voulue par l’auteur qui insiste particulièrement sur le rôle de la musique, en en faisant le moment de bascule à partir duquel Wiesler falsifie ses rapports d’observation. En prêtant aux intellectuels l’écriture d’une pièce qui vise à glorifier le 40ème anniversaire de la RDA, la parodie falsificatrice est à son comble et elle s’inscrit au coeur même du fonctionnement du discours d’état. D’autres critiques ont situé cette bascule précisément au contact la vie c’est-à-dire de l’amour, du drame, de la trahison, de la mort, de la douleur, dans des effets d’identification que l’on pourrait reconnaître comme l’identification au désir (troisième forme d’identification selon Freud). On trouve assurément tout cela dans le film, mais on peut y lire aussi l’épuisement de la croyance en l’idéologie communiste qui affecte chacun des protagonistes, quelle que soit la place qu’il occupe dans le système autoritaire. Le doute est là pour tous, lentement envahissant qu’il soit explicitement formulé ou simplement latent. Chacun peut devenir un ennemi du régime car l’état, pour fonctionner, a besoin de produire ses propres ennemis. Mais la vie des autres c’est aussi ce qui vient de l’autre côté du mur, la presse qui cherche le coup médiatique, la radio, la télé. Si le vieux Maître autoritaire de l’utopie socialiste est agonisant, le nouveau Maître capitaliste est déjà là bien infiltré, tout puissant. L’écrivain officiel de la DDR écrira un livre à succès dans l’Allemagne réunifiée tandis que l’ex-agent de la Stasi passera, en traînant un caddy dans lequel il transporte des prospectus, devant la librairie Karl Marx avec ses graffitis et le livre en vitrine… Le film se termine sur une représentation théâtrale deux ans après la chute du mur, l’écrivain est accompagné d’une nouvelle actrice, l’ancien politicien gras et libidineux, qui profitait impunément de son pouvoir, a retrouvé de la prestance et c’est à lui que revient le mot cynique de la fin en s’adressant à l’écrivain : "au fond, on était bien dans notre petite république !". "Quand je pense que des hommes comme vous ont effectivement dirigé un pays !…" lui répond l’écrivain, une phrase classique d’après la chute du mur. Un journaliste de Die Zeit rappelait à propos de ce film que si les petits collaborateurs de la Stasi ont été démasqués et eu ensuite une vie difficile, ceux qui en furent les dirigeants sont presque tous restés intouchés.